Après le massacre: les leçons politique de la guerre aux Balkans

Au tournant d'un nouveau siècle

La capitulation de la Serbie face à l'assaut des États-Unis et de l'OTAN clôt la dernière grande expérience stratégique du XXe siècle. La conclusion sanglante de cette dernière donne au siècle une certaine symétrie tragique. Ce siècle a en effet commencé par la suppression brutale du soulèvement anticolonialiste des boxers en Chine pour se terminer avec une guerre qui complète la réduction des Balkans au statut de protectorat néocolonial des principales puissances impérialistes.

Il est encore trop tôt pour évaluer toute l'étendue de la dévastation infligée à la Serbie et au Kosovo par les missiles et les bombes des États-Unis. Chez les militaires serbes, le nombre de morts est évalué à 5.000, le nombre de blessés étant probablement deux fois plus nombreux. Au moins 1.500 civils ont été tués. Au cours de près de 35.000 sorties, l'aviation américaine, secondée par ses complices européens, a pulvérisé une vaste partie des infrastructures industrielles et sociales de la Yougoslavie. L'OTAN estime que 57 p. 100 des réserves pétrolières du pays ont été atteintes ou détruites. Presque toutes les grandes routes ont été bombardées intensément. Les centrales et les relais de distribution électriques, de même que les usines de filtration des eaux dont dépendent les centres urbains modernes ne fonctionnent qu'à une fraction de leur capacité d'avant les bombardements. Plusieurs centaines de milliers de travailleurs ont perdu leur gagne-pain suite à la destruction de leurs usines et de leurs lieux de travail. Plusieurs grands hôpitaux ont fortement été endommagés lors des bombardements. Les écoles fréquentées par 100.000 enfants ont été endommagées ou détruites.

Le coût évalué de la reconstruction des infrastructures détruites par l'OTAN varie selon les diverses évaluations entre 50 et 150 milliards $US. Même le chiffre le plus bas dépasse de loin les ressources disponibles de la Yougoslavie. De plus, le produit intérieur brut du pays devrait chuter de 30 p. 100 cette année. Au cours des deux derniers mois, les dépenses à la consommation ont diminué de près des deux tiers. Les économistes ont déjà calculé que sans assistance extérieure, la Yougoslavie aurait besoin de 45 ans avant même de pouvoir revenir au maigre niveau de prospérité économique qu'elle connaissait en 1989 !

Le bombardement de la Yougoslavie a dévoilé les véritables rapports qui existent entre l'impérialisme et les petites nations. Les grandes accusations contre l'impérialisme écrites au début du XXe siècle par Hobson, Lénine, Luxemburg et Hilferding, font toujours figure de documents modernes. Économiquement, les petits pays sont toujours à la merci des institutions de crédit et institutions financières des principales puissances impérialistes. Dans le domaine de la politique, toute tentative de faire valoir leurs intérêts propres s'accompagne de la menace de représailles militaires dévastatrices. De plus en plus fréquemment, les petits États se voient privés de leur souveraineté nationale, contraints d'accepter l'occupation militaire étrangère, et soumises à des formes de domination qui restent, malgré tout ce qui peut être dit, essentiellement de caractère colonialiste. À la lumière des événements actuels, le démantèlement des vieux empires coloniaux dans les années 40, 50 et 60 semble de plus en plus n'avoir été qu'un épisode temporaire de l'histoire de l'impérialisme.

L'assaut sur la Yougoslavie peut être défini de façon plus appropriée comme un massacre plutôt que comme une guerre. Car pour parler de guerre, il faut en effet qu'il y ait des combats au cours desquels les deux côtés sont au minimum exposés à un niveau de risque significatif. Or, il n'y a jamais eu dans l'histoire un conflit militaire avec un déséquilibre aussi énorme entre les forces en présence. Même les attaquesécrasantes de Hitler lancées contre la Pologne, les Pays-Bas et la Norvège exposaient les forces allemandes à un niveau de danger quantifiable. Or, un tel élément de risque a été tout à fait inexistant pour les États-Unis tout au long de ce conflit. Sans même subir la moindre perte de vie, pas même à cause d'une balle perdue, les pilotes et les opérateurs de lance-missiles informatisés de l'OTAN ont ravagé la majeure partie de la Yougoslavie.

Ce déséquilibre des ressources militaires disponibles pour les belligérants caractérise cette guerre. En cette fin du XXe siècle, les ressources économiques commandées par les puissances impérialistes leur garantissent la suprématie technologique qui, en retour, se traduit par un avantage militaire écrasant. Dans ce cadre international, les États-Unis sont apparus comme le principal État agresseur impérialiste, utilisant sa suprématie technologique dans le domaine des armes de précision pour brutaliser, terroriser, et selon son bon vouloir, pulvériser des États plus petits et moins développés, virtuellement sans défense et qui se sont retrouvés, pour une raison ou une autre, en travers de leur chemin.

D'un point de vue militaire, la campagne de bombardement a une fois de plus démontré les capacités meurtrières de la machine de guerre des États-Unis. Les entrepreneurs actifs dans l'industrie de la défense se félicitent et se lèchent les lèvres en pensant aux revenus qui vont découler des commandes d'achat lorsque le Pentagone va regarnir son arsenal. Mais la capitulation de la Serbie est une victoire désastreuse. Les États-Unis ont certes atteint leurs objectifs à court terme dans les Balkans, mais à un coût politique énorme à long terme. Malgré la campagne de propagande pour présenter la destruction de la Yougoslavie comme un exercice humanitaire, l'image internationale des États-Unis a subi un dommage irrémédiable. Dans l'atmosphère de confusion politique qui entoure la chute de l'Union Soviétique, les États-Unis se sont élevés à des sommets sans précédents depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, époque où abondaient les illusions quant au rôle « démocratique » et « humanitaire » des États-Unis.

Beaucoup de choses ont changé au cours de la dernière décennie. La série interminable d'attaques effectuées avec des missiles de croisière contre un ennemi sasn défense après l'autre a provoqué un sentiment de répulsion parmi de vastes couches de la population. Dans le monde entier, les États-Unis sont perçus comme une brute rude et dangereuse qui n'arrête devant rien pour défendre ses intérêts. La rage qui a éclaté dans les rues de Beijing suite au bombardement de l'ambassade de Chine n'était pas seulement le produit de la propagande du régime stalinien et de l'incitation chauvine, mais découlait aussi de la compréhension par nombre de personnes que ce qui s'est passé à Belgrade peut très bien se passer à Beijing dans quelques années. Les représentants les plus astucieux de l'impérialisme américain craignent que la détérioration de l'image internationale de leur pays ne s'accompagne d'un lourd prix politique. Lors d'une table ronde à l'émission Nightline du réseau télévisé ABC suite à l'annonce que Milosevic avait accepté les termes de l'OTAN, l'ancien secrétaire d'État Lawrence Eagleburger reconnaissait : « Nous avons présenté au reste du monde une image de brute de quartier, le doigt sur un bouton, occupé à tuer des gens sans rien à d'autre à payer que le prix d'un missile... voilà une image qui va hanter nos rapports avec le reste du monde pour les années à venir. »

Même parmi leurs alliés de l'OTAN, la nervosité se fait sentir à propos de l'appétit international des États-Unis et de leur volonté à utiliser tous les moyens pour arriver à leurs fins. En public, les présidents et premiers ministres européens s'inclinent respectueusement devant les États-Unis en proclamant leur amitié éternelle. Mais en privé, entre eux, dans des pièces « sures » où ils espèrent être à l'abri des systèmes d'écoute de la CIA, ils débattent pour savoir contre qui ou à quel endroit les États-Unis porteront le prochain coup. Qu'arriverait-il si les intérêts de l'Europe étaient opposés directement à ceux des États-Unis ? L'an passé, des fiches de signalement à l'image de Saddam Hussein ornaient les pages couvertures du Time et de Newsweek. Cette année, c'est au tour de Slobodan Milosevic. À qui le tour l'an prochain ? Qui sera proclamé le dernier criminel international par CNN, le premier « Hitler » du nouveau siècle ?

Le jour même de la capitulation de la Yougoslavie, les dirigeants des 15 pays européens annonçaient que l'Union européenne serait transformée en puissance militaire indépendante. Cette déclaration est beaucoup plus importante que les proclamations de solidarité de l'OTAN. « L'union, ont-ils déclaré dans un communiqué officiel, doit avoir la capacité d'agir de façon autonome, elle doit être appuyée par des forces militaires crédibles, pouvoir décider quand utiliser ces dernières et de façon à réagir aux crises internationales sans porter préjudice aux actions de l'OTAN. » Derrière cette déclaration se cache la conviction des leaders européens selon laquelle la capacité du capitalisme européen de concurrencer avec les États-Unis à l'échelle mondiale ­ bref de survivre ­ dépend d'une force militaire crédible capable d'assurer et de défendre ses propres intérêts internationaux. Pour la bourgeoisie européenne, il est intolérable que seul les États-Unis aient la capacité de déployer une force militaire pour la poursuite de ses avantages stratégiques géopolitiques et de ses intérêts économiques. Ainsi, la compétition parmi les principales puissances impérialistes est maintenant prête à assumer directement, au lendemain même de la destruction infligée à la Yougoslavie, une coloration ouvertement militariste.

Loin de représenter une rupture avec un passé humaniste, la guerre des Balkans de 1999 annonce la résurgence virulente des caractéristiques des plus malignes de l'époque impérialiste: la légitimation de l'usage brutal d'une puissance militaire écrasante contre de petits États afin de poursuivre les intérêts stratégiques des « grandes puissances », la violation cynique du principe de la souveraineté nationale, le rétablissement de facto des formes colonialistes d'assujettissement, et la résurrection des antagonismes interimpérialistes porteurs des germes d'une nouvelle guerre mondiale. Loin d'avoir été exorcisés par la bourgeoisie internationale, les démons de l'impérialisme qui se sont réveillés pour la première fois au début du XXe siècle hantent toujours l'humanité à l'aube du XXIe siècle.

Les médias et la guerre en Yougoslavie

La propagande occupe un rôle essentiel dans toutes les guerres. « La presse est le grand clavier sur lequel le gouvernement joue » disait le chef de la propagande nazie Joseph Goebbels. Mais la taille, la sophistication technologique et l'impact de la propagande moderne dépassent tout ce qui a pu être imaginé même à l'époque de la Seconde Guerre mondiale. Toutes les techniques d'abrutissement employées par les industries de la publicité et du divertissement trouvent leur pleine expression dans le « marketing » de la guerre pour un auditoire de masse. La réussite de toute une entreprise sordide dépend de l'usage efficace d'une seule expression chargée d'émotion utilisée pour désorienter le public. Ainsi, lors de la campagne de bombardement de 1998-99 contre l'Iraq, l'expression était « armes de destruction massive ». Pour mobiliser l'opinion publique derrière l'attaque contre la Yougoslavie, toutes les contradictions, les complexités et les ambiguïtés des Balkans ont été dissoutes dans une expression, martelée jour après jour : « purification ethnique ». Le public américain et international a été bombardé sans cesse avec le même message : « la guerre est menée pour faire cesser un massacre collectif ». Les extraits vidéos des réfugiés albanais quittant le Kosovo ont été diffusés à longueur de journée tout en laissant les auditeurs dans le noir en ce qui a trait au contexte historique et politique de ces événements. Le fait que, jusqu'à ce que les bombardements commencent, les pertes de vies aient été relativement peu nombreuses au Kosovo, du moins par rapport aux autres conflits ethniques qui sévissent ailleurs dans le monde, a été simplement passé sous silence. Pour ce qui est du nombre actuel de Kosovars albanais tués directement par les forces serbes militaires et paramilitaires, les déclarations grotesques du gouvernement américain et des porte-parole de l'OTAN qui ont avancé des chiffres qui varient entre 100.000 et 250.000 morts, se sont avérés tout à fait insoutenables et n'ont aucun rapport avec la réalité.

Les comparaisons effectuées régulièrement entre le conflit au Kosovo et l'holocauste sont obscènes. Et celles entre la Serbie et l'Allemagne nazie tout simplement absurdes. Lorsque le tribunal international a finalement rendu public, pour des raisons strictement politiques, un chef d'accusation contre Milosevic, le nombre de morts pour lesquelles il était directement tenu responsable s'élevait à 391. Personne ne serait assez idiot pour présenter Milosevic comme un humaniste, mais il y a bien des gens qui sont responsables de beaucoup plus de morts que lui, dont notamment l'Américain Henry Kissinger, qui a reçu le prix Nobel de la paix. Toute la campagne de propagande semblait d'ailleurs fréquemment se déformer sous son propre poids de mensonges et d'inepties. Pourtant, le fait qu'il n'existait aucune autre raison pour légitimer la guerre que les motifs officiels humanitaires avancés par l'administration Clinton, n'a jamais été reconnu par les mass media américains, même par ceux qui, dans les termes les plus timides, ont soulevé des interrogations quant à la décision de bombarder la Yougoslavie.

Les médias n'ont fait aucun effort pour examiner l'arrière-plan historique du conflit. Les questions essentielles telles que la relation entre les politiques économiques imposées à la Yougoslavie par le Fonds monétaire international et la réapparition des tensions ethniques n'ont jamais été discutées publiquement. Aucune étude en profondeur n'a été effectuée quant au rôle désastreux des politiques allemande et américaine du début des années 90 - plus particulièrement les reconnaissances de l'indépendance de la Slovénie, de la Croatie et de la Bosnie - dans le déclenchement de la guerre civile dans les Balkans. Le fait même que les Serbes puissent avoir la moindre raison légitime d'être insatisfaits des conséquences politiques et économiques de la dissolution soudaine de la Yougoslavie, un État qui existait depuis 1918, n'a pas même été mentionné. Aucune déclaration n'a été faite par les États-Unis et les puissances d'Europe de l'Ouest pour expliquer le contraste frappant de leur attitude envers les revendications territoriales et les politiques ethniques de la Croatie, de la Slovénie et de la Bosnie d'un côté, et celles de la Serbie de l'autre. Pourquoi par exemple, est-ce que les États-Unis ont activement soutenu en 1995 la « purification ethnique » infligée aux 250.000 Serbes vivant dans la province de Krajina ? Aucune réponse n'a été donnée à cela.

Comme d'habitude, les médias ont supprimé toute information donnant la moindre légitimité aux actions du gouvernement serbe. L'exemple le plus flagrant de falsification délibérée a été le traitement des discussions à Rambouillet. D'abord, les médias ont constamment fait référence au rejet par les Serbes de l'accord de Rambouillet, bien que tous ceux qui sont familiers avec les discussions savent très bien qu'il n'y a eu aucune négociation et aucun accord à Rambouillet. Ce que les Serbes ont rejeté était en fait un ultimatum non négociable.

Geste encore plus malhonnête, les médias américains et d'Europe de l'Ouest ont retenu des informations essentielles qui auraient pu nuire à l'appui de l'opinion publique pour l'attaque contre la Yougoslavie. Les médias n'ont tout simplement pas rapporté que l' « accord » comprenait en annexe l'exigence que les Serbes devaient accepter que les forces de l'OTAN puissent pénétrer sans avertissement non seulement au Kosovo mais également dans toutes les régions de la Yougoslavie. Le sens de cette clause est évident : les États-Unis ont délibérément confronté Milosevic avec un ultimatum qu'ils savaient inacceptable. Même après que cette information se soit néanmoins répandue sur l'Internet, elle fut généralement encore passée sous silence dans les mass médias. Ce n'est que dans l'édition du 5 juin du New York Times, soit après la capitulation de la Serbie, qu'elle a enfin été rendue publique et la clause cruciale même citée. Il a même été reconnu que le retrait de cette clause dans les conditions posées par Tchernomyrdine et Ahtisaari a constitué un facteur décisif pour persuader Milosevic à accepter le retrait des troupes serbes du Kosovo.

L'impérialisme et les Balkans

Dans la mesure où les médias se concentrent de façon maniaque sur le thème de la purification ethnique, ils découragent l'examen des raisons plus substantielles et profondes ayant poussé l'administration Clinton à lancer son assaut contre la Yougoslavie. Malheureusement, hormis quelques exceptions honorables, les universitaires américains experts en politique internationale et en histoire des Balkans ont montré peu d'intérêt à défier publiquement la campagne de propagande. En fait, ils ont accordé un niveau de crédibilité intellectuelle aux poses humanitaires du gouvernement américain en rejetant la suggestion même qu'il puisse y avoir un quelconque grand intérêt matériel en jeu dans les Balkans.

Pourtant, comme le révèle même une étude superficielle de la région, c'est tout ce qu'il y a de plus faux. Le Kosovo est riche en ressources pouvant être mises en marché. Brisant finalement son long silence à ce sujet, le New York Times, véritable pilier du département d'État américain, publiait un article le 2 juin 1999 intitulé « Le prix : le contrôle des riches mines du Kosovo ». L'article débutait ainsi : « Plusieurs plan de partition non officiels ont été préparés pour le Kosovo, tous soulevant la question suivante : qui contrôlera l'important bassin minier septentrional ? les bombardements ont rendu difficile la mise à jour de la production de cette région. Mais les experts disent que les ressources incluent d'immenses dépôts de houille, de même que du nickel, du plomb, du zinc et d'autres minéraux ».

Bien entendu, la présence de telles ressources ne peut en elle-même fournir une explication adéquate de la guerre. Ce serait trop simplifier les variables stratégiques complexes que de réduire la décision de déclencher une guerre simplement à la présence de certaines matières premières dans le pays ciblé. Cependant, le concept des intérêts matériels embrasse plus que les gains financiers immédiats d'une industrie ou d'un conglomérat. Les élites financières et industrielles des pays impérialistes déterminent leurs intérêts matériels dans le cadre des calculs géopolitiques internationaux. Il y a des cas où une bande stérile de terre revêt une valeur nulle en termes de ressources exploitables, mais est perçue, peut-être du fait de son emplacement géographique ou des caprices des rapports et des engagements politiques internationaux, comme un endroit stratégique inestimable. Gibraltar, qui n'est essentiellement qu'un gros rocher, est l'un de ces endroits. Il y a d'autres régions qui possèdent une réelle valeur intrinsèque, notamment le golfe Persique, et pour lesquelles les puissances impérialistes ne reculeront devant rien pour s'en assurer le contrôle.

Les Balkans ne flottent pas sur une mer de pétrole, ni ne sont une terre inculte et stérile. Mais son importance stratégique a été un facteur constamment présent dans les politiques des puissances impérialistes. Que ce soit simplement à cause son emplacement géographique, ou de sa position en tant que point de transit critique de l'Ouest vers l'Est de l'Europe, ou encore à titre de zone tampon contre l'expansion de la Russie (et plus tard de l'URSS) vers le sud, les Balkans ont toujours joué un rôle critique dans l'équilibre international du pouvoir. Les événements dans les Balkans ont mené à la Première Guerre mondiale parce que l'ultimatum lancé à la Serbie par l'Autriche-Hongrie en juillet 1914 (dont l'ombre se prolonge sur l'ultimatum États-Unis-OTAN 85 ans plus tard) menaçait de déstabiliser l'équilibre précaire entre les principaux États européens.

Tout au long du XXe siècle, l'attitude des États-Unis envers les Balkans a été déterminée par de vastes considérations internationales. Lors de la Première guerre mondiale, la décision du président Woodrow Wilson de se faire le champion du droit à l'autodétermination a été partiellement motivée par le désir d'utiliser les aspirations nationales des peuples balkaniques contre l'Empire austro-hongrois. L'un des célèbres « Quatorze points » formulés par Wilson comme base pour mettre fin à la guerre mondiale avait justement rapport aux droits de la Serbie, y compris d'avoir un accès à la mer (droit aujourd'hui menacé par les États-Unis qui encouragent le séparatisme monténégrin). Après la conclusion de la Seconde Guerre mondiale, la confrontation croissante avec l'Union Soviétique a été le facteur décisif qui a déterminé la politique américaine envers le nouveau régime du maréchal Tito à Belgrade. L'éruption en 1948 d'un conflit acerbe entre Staline et Tito a eu un immense impact sur l'évaluation faite par Washington du rôle de la Yougoslavie dans les affaires internationales. Voyant le régime de Tito comme un obstacle à l'expansion soviétique vers la Méditerranée par le biais de la mer Adriatique (et par conséquent vers l'Europe méridionale et le Moyen-Orient), les États-Unis se sont alors transformé en défenseurs déterminés de l'unité et de l'intégrité territoriale de la Yougoslavie.

La dissolution de l'URSS a changé la nature des liens entre Washington et Belgrade. Ne craignant plus d'expansion de l'URSS, les États-Unis ne voyaient plus pourquoi il fallait continuer à défendre l'unité de la Yougoslavie. Les politiques américaines réfletaient les nouvelles préoccupations qu'engendrait la nécessité de rapidement réorganiser les économies de l'ex-URSS et des anciens régimes staliniens de l'Europe de l'Est sur la base des lois du marché. Après quelques hésitations au début, les façonneurs des politiques américaines se sont convaincus que la privatisation de l'économie et la pénétration du capital occidental seraient facilitées par la destruction des vieilles structures d'État centralisées qui avaient joué le rôle qu'on leur connaît dans les économies de type soviétique dirigées de façon bureaucratique. Les États-Unis et ses alliés européens ont alors entrepris de préparer le démantèlement de la Fédération yougoslave alors unifiée. Le but fut atteint, très simplement, avec la reconnaissance officielle des républiques de l'ex-Fédération, tout d'abord la Slovénie et la Croatie et puis ensuite la Bosnie, comme états souverains et indépendants. Les résultats de ces politiques ont un nom: désastre. Voici ce que le professeur Raju G.C. Thomas, spécialiste reconnu des Balkans, en dit:

« Il n'y a pas eu de tueries de masse en Yougoslavie avant que la Slovénie et la Croatie ne déclarent unilatéralement leurs indépendances, qui ont été reconnues tout d'abord par l'Allemagne et le Vatican, suivis des États-Unis et du reste de l'Europe. Il n'y a pas eu de tueries de masse non plus en Bosnie avant qu'elle ne soit reconnue officiellement. Peut-être que le moindre de tous les maux aurait été de laisser intact l'ancien État yougoslave. Les problèmes sont apparus en même temps que la reconnaissance ou les pressions pour faire reconnaître l'indépendance des républiques. L'ancienne Yougoslavie n'a pas agressé ses voisins. Par contre, la véritable agression en Yougoslavie commence avec la reconnaissance de la Croatie et de la Slovénie par les pays occidentaux. L'intégrité territoriale d'un État créé sur une base volontaire en décembre 1918, a été niée. En1991, la politique de reconnaissance des nouveaux États a permis de détruire des États indépendants qui existaient depuis longtemps. Lorsque plusieurs États riches et puissants décident de déchirer un État souverain à l'aide d'une politique de reconnaissance, comment celui-ci doit-il se défendre? Il n'existe pas de forteresse, pas de défense contre cette forme internationale de destruction. En réalité, l'occident, avec en tête l'Allemagne et ensuite les États-Unis, a démembré la Yougoslavie avec la politique de reconnaissance des États. » [1]

Les implications stratégiques internationales de la dissolution de l'URSS donnaient aux États-Unis et à l'OTAN une autre raison pour promouvoir le démantèlement de l'ancienne Fédération yougoslave. Les États-Unis étaient pressés d'exploiter le vide du pouvoir qu'avait laissé l'effondrement de l'Union Soviétique. Ils voulaient étendre rapidement vers l'Est leur zone d'influence et consolider leur contrôle sur les énormes réserves de pétrole et de gaz naturel encore inexploitées des républiques nouvellement indépendantes en Asie Centrale, républiques anciennement membres de l'URSS. Dans ce nouvel arrangement géopolitique, les Balkans occupent une position stratégique exceptionnelle, pouvant servir de tête de pont aux puissances impérialistes, en particulier les États-Unis, pour le contrôle de l'Asie centrale. C'est là, en dernière analyse, la cause du conflit entre les États-Unis et le régime de Milosevic. Il est tout à fait certain que Milosevic ne s'oppose pas à l'établissement d'une économie de marché en Yougoslavie, ni, non plus, au développement des relations avec les principales puissances impérialistes. Mais le démembrement de la Fédération yougoslave, contrairement à ce à quoi s'attendait Milosevic, s'est fait au détriment de la Serbie.

Il ne faut pas de parti pris pour Milosevic pour constater que les politiques impérialistes aux Balkans étaient entièrement biaisées au détriment de la Serbie et qu'elles ont mis en danger l'ensemble des communautés serbes dans les différentes régions de l'ex-Yougoslavie. Les actions entreprises par les forces militaires croates et les forces militaires musulmanes bosniaques, même celles qui donnèrent naissance au terme maintenant consacré de « purification ethnique », ont été généralement considérées comme de l'autodéfense nationale tout à fait légitime, alors que les actions entreprises par les Serbes étaient dénoncées comme un viol de l'ordre international qu'on ne pourrait tolérer. La dynamique du démembrement de la Yougoslavie exigeait que soient criminalisées toutes les mesures que prenait la Serbie pour défendre ses intérêts nationaux au sein du nouveau système d'États. La reconnaissance de la Slovénie, celle de la Croatie et celle de la Bosnie ont transformé l'armée yougoslave, aux yeux de la « communauté internationale » impérialiste, en agresseurs qui menaçaient l'indépendance et la souveraineté des nouveaux États. Les actes des minorités serbes hors des frontières de ce qui restait de l'ancienne fédération étaient le plus souvent considérés comme des exemples d'agression yougoslave. Dans la mesure où l'insatisfaction des Serbes face au partage des Balkans a entravé les buts à long terme de l'impérialisme américain, elle a attisé la colère de Washington, qui a décidé de donner aux Serbes une leçon qu'ils n'oublieraient pas.

L'éruption de l'impérialisme américain et le deuxième « siècle américain »

Les différentes forces de l'OTAN se sont unies pour frapper la Yougoslavie. Toutefois, aussi bien la planification que l'exécution de l'attaque porte le sceau des États-Unis. Même pas l'imitation plutôt tragi-comique de Margaret Tatcher par le Premier Ministre Tony Blair ne peut masquer le fait que ce sont les États-Unis qui décidaient de tout dans cette guerre. Le 24 mars, jour où les premiers missiles de croisière étaient lancés sur la Yougoslavie, c'était le quatrième pays que bombardait les États-Unis en moins d'un an. Plus tôt, en 1999, à la recherche des légendaires « armes de destruction massive » de Saddam Hussein, le gouvernement Clinton a mis en branle une campagne féroce de bombardements contre l'Irak. En fait, le bombardement de l'Irak apparaît maintenant comme un fait permanent et courant de la politique étrangère des États-Unis. Un compte-rendu de l'activité militaire des États-Unis depuis 10 ans, s'il était mené en toute objectivité, ne pourrait provoquer qu'étonnement et horreur. Un pays qui n'arrête de clamer son amour de la paix, a été presque continuellement impliqué, d'une façon ou d'une autre, dans une entreprise guerrière contre un pays étranger. Pas moins de six missions importantes ont impliqué soit une attaque au sol, soit des bombardements: le Panama, en 1989; le Golfe Persique, en 1990-91; la Somalie en 1992-93; la Bosnie, en 1995; le Golfe Persique encore, en 1999; et le Kosovo et la Yougoslavie maintenant. En plus, il y a eu les occupations: Haiti, en 1994; la Bosnie, en 1995; et la Macédoine, aussi en 1995. Les vies humaines sacrifiées directement ou indirectement lors d'actions militaires américaines se comptent par centaines de milliers. Évidemment, le gouvernement américain, et les médias, ont présenté chacun de ces épisodes comme une uvre humanitaire. Dans les faits, ils sont des manifestations objectives du caractère de plus en plus militariste de l'impérialisme américain.

Il existe un lien indéniable et évident entre l'effondrement de l'Union Soviétique et l'arrogance et la brutalité avec lesquelles les États-Unis réalisent leur agenda international dans les années 90. Des sections entières de l'élite dirigeante américaine sont arrivées à la conviction que l'absence d'adversaire international capable de résister aux États-Unis offre à ces derniers, pour la première fois dans l'histoire, la chance de dominer le monde sans partage par le moyen de leur puissance militaire. Contrairement aux rêves de « siècle américain » contemplés au lendemain de la Deuxième Guerre, rêves ratatinés par la contrainte qu'imposait l'existence de l'URSS aux ambitions mondiales des États-Unis, les décideurs politiques à Washington et les « experts » américains défendent l'idée que leur supériorité militaire écrasante donnera le XXIe aux États-Unis. Personne ne pouvant les en empêcher de l'extérieur et sans opposition significative à l'intérieur, les États-Unis visent à faire disparaître ce qui pourrait entraver sa réorganisation de l'économie mondiale sur la base des lois du marché, qu'interprètent et exploitent à leur profit les entreprises transnationales américaines.

Il suffit seulement pour les États-Unis, soutiennent-ils, de se libérer de toute inhibition qu'ils pourraient avoir à utiliser la puissance de leur armée. Comme l'a écrit Thomas Friedman, du New York Times, peu après le début de la guerre en Yougoslavie: « La main invisible du marché ne peut rien sans un poing invisible; McDonald ne peut se développer sans McDonnell Douglas et ses F-15. Le poing invisible qui garantit la sécurité de la technologie de la Silicon Valley à travers le monde porte comme nom: armée de l'air, marine, armée de terre et bataillon de marines des États-Unis d'Amérique... »[2]

L'avenir de la guerre et le culte des armes de précision

Cette perspective est élaborée d'une façon particulièrement crue et détaillée dans un livre récemment publié sous le titre : L'avenir de la guerre, par George et Meredith Friedman. L'argument central des Friedman, tous deux des spécialistes en espionnage des affaires, est que l'arsenal américain d'armes de précision lui donne un degré de supériorité militaire qui va lui assurer une domination du monde pendant des décennies, sinon des siècles, à venir. Ils écrivent :

« Alors que la conduite de la guerre va continuer à dominer et à définir le système international, la manière dont elle est menée subit une profonde transformation, qui va beaucoup renforcer la puissance américaine. En fait, le 21me siècle sera défini par l'écrasante et persistente puissance des États-Unis. Notre thèse est que la montée de la puissance américaine n'est pas simplement une autre phase dans l'évolution d'un système global vieux de cinq cents ans, mais représente en fait le début d'un système global complètement nouveau. Nous sommes dans une époque fondamentalement nouvelle, où le monde qui tournait autour de l'Europe est en train d'être remplacé par un monde tournant autour de l'Amérique du Nord » [3] (souligné par nous).

Selon les Friedman, ce changement historique dans le foyer de la puissance mondiale a été annoncé par la guerre du Golfe de 1991. « Il est arrivé quelque chose d'extraordinaire durant l'opération Tempête du désert », proclament-ils. « Le caractère entièrement à sens unique de la victoire, la destruction de l'armée irakienne comparée à des pertes minimales du côté américain, tout cela indique un changement qualitatif dans la puissance militaire ». L'écrasante victoire américaine aurait été rendue possible par le déploiement d'armes de précision, les premières dont la trajectoire n'est pas contrôlée par les lois de la gravité et de la ballistique. Dotées de la capacité de corriger leur propre parcours et de suivre leurs cibles, « les armes de précision ont transformé les fondements statistiques de la guerre, et par là, la mathématique de la puissance politique et militaire. » Les Friedman affirment que l'introduction d'armes de précision est une innovation qui « rivalise avec l'introduction de l'arme à feu, de la phalange, et du chariot en tant que jalons de l'histoire de l'humanité ». Si l'Europe « a conquis le monde à l'aide du pistolet », l'apparition des armes de précision marque le début d'une nouvelle époque de l'histoire sous domination américaine [4]. Les Friedman concluent ainsi :

« Le XXIe siècle sera le siècle américain. Cela peut sembler étrange à dire, le XXe siècle étant communément considéré comme étant le siècle américain, dont la fin devrait également mettre un point final à l'hégémonie américaine. Mais la période qui va de l'intervention déterminante des États-Unis dans la première guerre mondiale à aujourd'hui n'était qu'un prologue. Seules les grandes lignes de la puissance américaine sont devenues visibles au cours des 100 dernières années, et celle-ci ne s'est pas entièrement affirmée, étant toujours à moitié cachée par des problèmes transitoires et des challengers insignifiants : Spoutnik, Vietnam, Iran, Japon. Avec le recul, il sera clair que les maladresses et les échecs américains n'étaient rien de plus que les trébuchements de l'adolescence, c'est-à-dire d'un caractère passager et sans importance » [5].

Si l'on met de côté pour l'instant la validité des arguments avancés par les Friedman et leur estimation des implications historiques des armes de précision, le fait que leur point de vue réflète la façon de penser d'une couche substantielle de l'élite politique américaine a en soi une profonde signification objective. Rien n'est plus dangereux qu'une mauvaise idée dont le temps est venu. Comme en témoigne déjà la décision de poser un ultimatum à la Yougoslavie (« capitulez ou vous serez anéantis »), les stratégistes de l'impérialisme américain se sont convaincus que les armes de précision ont fait de la guerre une option efficace, viable et peu risquée.

L'idée que la force militaire est le facteur décisif en histoire est loin d'être une idée neuve. Mais si on l'examine d'un point de vue théorique, elle exprime une conception vulgaire et simpliste des véritables rapports de cause à effet qui déterminent l'évolution historique. La politique de la guerre et la technologie militaire ne sont pas les facteurs essentiels de l'histoire. En réalité, elles doivent toutes deux leur apparition et leur développement à des facteurs socio-économiques qui s'avèrent en fin de compte plus essentiels. L'introduction d'un nouveau système d'armements peut certainement influencer le résultat de telle ou telle bataille, ou même d'une guerre, selon les circonstances. Mais dans la longue marche de l'histoire, c'est un facteur subordonné et contingent. Les États-Unis jouissent actuellement d'un « avantage compétitif » dans l'industrie des armements. Mais ni cet avantage ni les produits de cette industrie ne peuvent garantir une domination mondiale. A côté des armes les plus sophistiquées, le fondement financier-industriel du rôle dominant des États-Unis dans les affaires du capitalisme mondial est beaucoup moins substantiel qu'il ne l'était il y a 50 ans. Sa part de la production mondiale a chuté. Son déficit commercial international augmente tous les mois à coups de milliards de dollars. La conception qui sous-tend le culte des armes de précision, l'idée que la maîtrise de la technologie des armements peut effacer ces indices économiques plus fondamentaux de la force nationale, est une dangereuse folie. De plus, malgré toute leur force explosive, le financement, la production et le déploiement de missiles de croisière et autres bombes « intelligentes » sont sujets aux lois du marché capitaliste et sont à la merci de ses contradictions. La production de ces armes requiert d'extraordinaires dépenses; et, il faudrait se rappeler, leur utilisation n'implique pas la création, mais la destruction, de richesse. Pour des années à venir, la richesse générée par le travail productif servira à rembourser les dettes qui ont été accumulées afin de financer la fabrication de bombes qu'on a fait exploser dans les Balkans.

Il est douteux que Madame Albright ne s'intéresse à de telles subtilités. En fait, l'obsession pour les « merveilles » de la technologie des armements et les « miracles » qu'ils promettent, s'observe le plus souvent chez les élites dirigeantes qui sont arrivées, qu'elles le savent ou non, à une impasse historique. Confondues par un ensemble complexe de contradictions socio-économiques à l'échelle nationale et internationale, qu'elles comprennent à peine et pour lesquelles il n'existe pas de solution conventionnelle, elles se rabattent sur les armes et la guerre dans le vain espoir de pouvoir écarter les problèmes à coups de missiles.

Considérée du point de vue des rapports politiques pratiques, la foi persistente dans les armes de précision semble dangereuse et téméraire. Aucune période historique n'a vu un développement aussi rapide de la technologie. Chaque progrès, aussi spectaculaire soit-il, ne fait que préparer son dépassement par des innovations encore plus extraordinaires au niveau de la conception et de la performance. Les progrès révolutionnaires dans le domaine de la technologie des communications et de l'information garantissent la diffusion plus ou moins rapide des connaissances et de l'expertise nécessaires à la fabrication des armes de précision. Le monopole américain sur la puissance nucléaire, qu'avaient espéré utiliser le président Truman et ses associés en 1945 en tant que fondement militaire du « siècle américain » promis à la fin de la Deuxième guerre mondiale, aura duré moins de cinq ans. Rien ne porte à croire que la technologie des nouveaux armements restera la propriété exclusive des États-Unis. Même si les États-Unis parvenaient à maintenir leur leadership dans le développement des armes de précision, cela ne garantirait pas que les guerres de la prochaine décennie seraient aussi peu coûteuses en vies humaines pour les Américains que celles des années 90. Les horreurs commises par les États-Unis augmentent nécessairement la pression sur les nations qui se considèrent menacées et les poussent à préparer une riposte de taille. Même dans les cas où les coûts de développement ou d'achat de la technologie des armes de précision s'avèrent trop élevés, des alternatives plus abordables mais très fatales seront adoptées, qu'elles soient chimiques, biologiques, ou, faut-il ajouter, nucléaires. La Russie possède déjà en abondance toutes ces alternatives. La Chine, l'Inde, le Pakistan, et bien sûr Israël, possèdent également un arsenal substantiel d'armes destructrices.

Si les ressources de pays économiquement arriérés ne sont pas suffisantes pour rivaliser avec les États-Unis dans le domaine de l'armement de pointe, celles de l'Europe et du Japon le sont. Bien qu'ils prennent soin de formuler leurs déclarations en des termes qui ne montrent pas d'hostilité envers les États-Unis, de nombreux analystes européens soulignent la nécessité d'augmenter sérieusement les dépenses militaires européennnes. « La dépendance de l'Europe envers les États-Unis », écrivait le Financial Times britannique dans son édition du 5 juin, « a été mise à nu de façon embarassante ». Soulignant « l'urgence » des plans de l'Union européenne pour le développement de son propre programme militaire, le Financial Times ajoutait : « Ce n'est pas que l'Europe devrait viser à égaler les États-Unis missile pour missile et chasseur pour chasseur. Mais elle devrait avoir la technologie, la base industrielle et l'expertise militaire professionnelle pour pouvoir au moins agir sur un pied égal avec les États-Unis au lieu d'en être le parent pauvre » (souligné par nous).

Retour vers le futur : l'impérialisme au XXIe siècle

La première moitié du vingtième siècle a vu le plus terrible gaspillage de vies humaines de l'histoire. On estime à plus de 100 millions le nombre de gens tués au cours de la première (1914-18) et de la deuxième (1939-45) guerre mondiale. Ces guerres, comme l'ont expliqué les grands révolutionnaires marxistes de l'époque, avaient leurs origines dans les contradictions fondamentales du capitalisme mondial : la contradiction entre le caractère essentiellement anarchique d'une économie de marché basée sur la propriété privée des moyens de production et le caractère objectif social du processus de production; la contradiction entre le développement d'une économie mondiale très intégrée et le système d'états nationaux au sein duquel l'ordre de classe bourgeois est historiquement enraciné. Les guerres mondiales ont été directement précipitées par des conflits entre classes dirigeantes de différents pays impérialistes à propos de marchés, de matières premières et d'intérêts stratégiques associés. Les États-Unis sont sortis de la deuxième guerre mondiale en tant que puissance capitaliste dominante. L'Allemagne, l'Italie et le Japon avaient été vaincus. L'Angleterre et la France avaient été dévastées par la guerre. Les vieux antagonismes inter-impérialistes n'avaient pas disparu, mais ils avaient été tenus en échec par la guerre froide entre les États-Unis et l'Union soviétique.

L'effondrement de l'URSS en 1991 a enlevé toute contrainte politique aux conflits inter-impérialistes. Les ambitions rivales des États-Unis, de l'Europe et du Japon ne peuvent être conciliées de façon pacifique pour toujours. Le monde des affaires est un monde de compétition implacable et féroce. Des entreprises qui, pour une raison ou une autre, jugent nécessaire de collaborer sur un projet aujourd'hui, peuvent, selon les circonstances, se retrouver demain à la gorge l'une de l'autre. L'implacable compétition entre compagnies sur une échelle mondiale, l'éternelle omnium contra omnes(guerre de tous contre tous), trouve en fin de compte son expression la plus développée et la plus fatale dans les conflits militaires ouverts. L'intégration globale des processus de production ne diminue pas les conflits entre puissances impérialistes, mais, paradoxalement, les rend plus intenses. Comme l'écrivent les Friedman, avec justesse pour une fois : « La coopération économique nourrit l'interdépendance économique. L'interdépendance nourrit les frictions. La recherche d'un avantage économique est un jeu acharné qui pousse les nations à prendre des mesures extrêmes, fait qui peut être démontré par l'histoire » [6].

La fréquence croissante d'explosions militaires au cours des années 90 est un symptôme objectif de la conflagration internationale qui approche. Tant la première que la deuxième guerre mondiale ont été précédées par une série de conflits locaux et régionaux. Les grandes puissances impérialistes cherchant à étendre leur influence à des régions ouvertes à la pénétration capitaliste par l'effondrement de l'URSS, la probabilité de conflits entre celles-ci augmente. L'enjeu en cas de conflits majeurs, comme ceux qui vont inévitablement se développer autour de la division du butin que constitue le pétrôle des régions caspiennes et caucassiennes, sera les questions de vie et de mort de la domination mondiale. De telles questions, de par leur nature même, ne se prêtent pas à des solutions pacifiques. La tendance fondamentale de l'impérialisme pointe inexorablement dans la direction d'une nouvelle guerre mondiale.

La guerre des Balkans et l'opinion publique américaine

Malgré tous les efforts des médias pour fabriquer un soutien en faveur de la guerre, la réponse de la classe ouvrière américaine, c'est-à-dire la grande majorité de la population, a été visiblement réservée. Il n'y a certes pas eu de manifestations importantes d'opposition à la guerre. Mais il n'y a pas eu non plus d'étalage substantiel d'appui populaire à l'assaut contre la Yougoslavie. Contrairement à l'enthousiasme guerrier sans retenue affiché par les personnalités des médias, les sentiments généralement exprimés par les travailleurs ordinaires ont été la confusion et l'inquiétude. La guerre n'a pas été un sujet populaire de conversation. Quant on leur demande ce qu'ils pensent de la guerre, les travailleurs répondent en général qu'ils ne comprennent pas vraiment ce qu'il en est réellement. Naturellement, ils n'aiment pas ce qu'ils ont entendu à propos de la « purification ethnique ». Mais les travailleurs sentent également que les causes des combats au Kosovo et à travers l'ancienne Yougoslavie sont plus compliquées que les médias leur ont fait croire. Loin de générer la ferveur patriotique, le caractère ouvertement inégal du conflit et l'impact des bombes américaines ont contribué au sentiment général de malaise dans le grand public. Cette évaluation est confirmée par les mesures prises par les médias pour restreindre autant que posssible la diffusion de nouvelles à propos des morts et des ravages causés par les bombardements américains. La décision de bombarder la principale station de télévision yougoslave à Belgrade a été prise après que celle-ci ait rapporté les premiers incidents majeurs des bombardements de l'OTAN ayant causé de sérieuses pertes en vies humaines. Dans les semaines qui ont suivi cet événement sanglant, la couverture en direct par des correspondants américains de l'impact du bombardement intensifié de la Yougoslavie a cessé à toutes fins pratiques. Les reportages télévisés de Brent Sadler, peut-être le dernier correspondant de CNN ayant conservé une certaine dose d'intégrité personnelle, ont été stoppés. L'administration Clinton ne voulait clairement pas que le public soit trop informé de son utilisation des bombes à fragmentation et d'autres vraies « armes de destruction massive » contre le peuple serbe.

Indicateur encore plus important de son estimation du sentiment populaire, l'administration Clinton pensait clairement que le public s'opposerait profondément à toute mesure qui mettrait en péril des vies américaines en Yougoslavie. Il n'y a certainement rien de particulièrement édifiant à propos de l'état d'une conscience populaire prête à accepter que les gens d'un autre pays soient tués tant que cela ne coûte pas de vies américaines. Toutefois, une guerre pour laquelle les gens ne sont pas prêts à accepter le moindre sacrifice n'est pas une guerre qui peut être qualifiée de véritablement populaire par le gouvernement. Il vaut la peine de rappeler que plus de 25.000 soldats américains avaient déjà été tués au Vietnam, et des centaines de milliers blessés, avant que l'opinion publique ne se retourne résolument contre cette guerre.

Rien n'est plus vide d'un point de vue intellectuel et superficiel d'un point de vue politique que le type de pseudo-radicalisme qui confond le jargon avec l'analyse et insiste pour interpréter un phénomène aussi complexe et contradictoire que l'opinion populaire de masse en des termes naïvement « révolutionnaires ». Ce serait se méprendre et se tromper soi-même que d'assimiler l'absence relative d'un sentiment en faveur de la guerre (c'est-à-dire le sentiment de passive approbation qui a prévalu durant toute la campagne de bombardements) à une opposition politiquement consciente à l'assaut impérialiste sur la Yougoslavie. Il serait cependant tout aussi incorrect de tirer des conclusions pessimistes de la confusion qui règne actuellement dans la conscience populaire et d'écarter le véritable potentiel d'un changement dans l'orientation politique de la classe ouvrière. Au lieu d'un pessimisme ou d'un optimisme superficiels, il faut étudier l'état objectif des rapports de classe qui a conditionné la réponse de différentes couches sociales à la guerre des Balkans.

Le boum financier et les nouveaux adeptes de l'impérialisme

L'une des caractéristiques absolument remarquables de la guerre contre la Yougoslavie est le rôle clé joué par des individus qui autrefois se sont opposés à la guerre du Vietnam ou ont participé à des mouvements de protestation anti-impérialistes. Hormis Tony Blair, premier ministre de la Grande-Bretagne qui n'avait pratiquement aucun passé politique avant que Rupert Murdoch ne le choisisse comme dirigeant du Parti Travailliste, tous les dirigeants importants engagés dans la guerre de l'OTAN avaient autrefois prétendu être opposés à l'impérialisme. Le Président Clinton, comme chacun le sait, a évité la conscription, fumé du cannabis et proclamé publiquement sa haine de l'armée américaine. Javier Solana, le social-démocrate qui s'est opposé à ce que l'Espagne devienne membre de l'OTAN, est aujourd'hui secrétaire général de l'alliance militaire. Le chancelier de l'Allemagne, Gerhard Schroeder, saupoudrait ses discours de phrases marxistes lorsqu'il dirigeait l'aile jeunesse du Parti Social-Démocrate et il s'est opposé au déploiement des missiles Pershing il y a 15 ans seulement. Joschka Fisher, son ministre des Affaires étrangères, était à la tête d'un groupe prétendant être des combattants de rue révolutionnaires dans les années 70, et plus tard, en tant que chef des verts, il a proclamé son indéfectible engagement au pacifisme. Le New York Times dressait récemment un portrait de lui : « Joschka Fisher défend avec véhémence les politiques même qu'il dénonçait autrefois, ce qui suscite la colère des fondamentalistes de son parti, les verts. » Pour sa part, Massimo D'Alema, premier ministre italien, dirigeait le Parti Communiste avant que celui-ci ne devienne le Parti Démocratique de la Gauche. Le parcours politique de ces individus n'est pas simplement une confirmation de l'adage français : « avant 30 ans révolutionnaire, après canaille ». Il brosse en fait l'évolution de toute une couche de la société bourgeoise actuelle.

La grande augmentation de valeur des actions en bourses depuis le début des années 80 est venue profondément chambarder la structure sociale et les rapports entre les classes de tous les pays capitalistes importants. La valeur toujours croissante des actions, plus spécialement leur explosion depuis 1995, a permis à une section significative de la classe moyenne, surtout son élite professionnelle, d'accéder à une richesse dépassant toutes ses attentes. Seul un faible pourcentage de la population s'est enrichi.

Toutefois, ces « nouveaux riches » représentent une couche sociale politiquement puissante et significative quant à son nombre absolu. Les gouvernements capitalistes consacrent la plus grande part de leurs énergies à satisfaire ses appétits grandissants et ses goûts toujours plus exotiques. Avec son budget personnel libéré des contraintes habituelles, le nouveau riche a toujours de l'argent de disponible et jouit quotidiennement d'un niveau d'opulence que la presque totalité de la population ne connaît autrement que par la télévision, le cinéma ou les revues.

Le New York Times publiait récemment une étude intéressante sur une nouvelle tendance du marché immobilier américain : « Les manoirs d'un million de dollars (ou de plusieurs millions dans certaines villes) deviennent le symbole de réussite de notre fin de décennie plaquée or, non seulement dans les régions traditionnellement connues pour leur richesse, mais même dans les villes typiquement de classe moyenne comme Memphis, où de telles maisons étaient plutôt rares. »

Ces manoirs, note le Times, « sont le symbole de la division économique : la richesse générée par le boum boursier qui a commencé vers la fin de 1995, bien qu'elle ait bénéficié à plusieurs, a fini dans sa presque totalité entre les mains de 5 p. 100 des ménages du pays. Ces derniers ont en effet empoché le plus gros du gain en valeur du marché boursier, ce qui a créé des milliers de multimillionnaires du jour au lendemain. De façon un peu indécente, une grande partie de leurs gains est consacrée à l'acquisition d'un manoir. »

Citant une étude de Edward N. Wolff, économiste de l'Université de New York, le Times poursuit : « Rarement dans l'histoire y a-t-il eu une création aussi rapide de riches... Alors que le nombre des ménages américains augmentait de 3 p. 100 en trois ans, le nombre des manoirs d'un million augmentait de 36,6 p. 100. De 190.000 qu'ils étaient en 1995, les ménages de plus de 10 millions de dollars sont passés à 275.000 en 1998, soit une augmentation de 44,7 p. 100 ».

Le processus même à l'origine de cet enrichissement provoque simultanément la détérioration économique chez la majorité écrasante de la population des États-Unis. Le Times continue : « En analysant des données publiées par la Réserve fédérale, M. Wolff a pu tirer une autre conclusion : alors que les 10 p. 100 les plus riches des ménages voyaient leur valeur nette augmentée, les 90 p. 100 qui restent voyaient la leur diminuée » [7].

Ce compte-rendu n'est qu'un aspect des inégalités sociales que l'on retrouve aux États-Unis aujourd'hui. Le schisme social de la société américaine de cesse de croître. Les États-Unis approchent rapidement d'un point (si ce n'est déjà fait) où il sera même impossible de prétendre qu'il existe un consensus social général enraciné dans les valeurs démocratiques. Mais ce n'est pas seulement parce qu'il existe cette immense différence de revenu moyen entre le 10 p. 100 de la population la plus riche et les autres. Le caractère particulier du processus qui engendre toute cette nouvelle richesse, l'augmentation de la valeur des actions boursières, développe de façon organique un ensemble d'attitudes sociales et politiques qui ont un caractère fondamentalement anti-ouvrier et procapitaliste. Les politiques qui ont permis l'augmentation explosive des valeurs boursières, telles que la pression constante sur les salaires, les appels incessants pour une plus grande productivité, les compressions sauvages dans les dépenses sociales, la diminution constante des effectifs pour maintenir un niveau de profitabilité élevé dans les entreprises, ont toutes miné la position sociale de la classe ouvrière américaine.

Les politiques qui ont propulsé à des sommets inégalés l'indice Dow Jones et le NASDAQ ont eu des conséquences internationales tragiques sur la grande majorité de la population des pays les moins développés. La déflation (ou la désinflation selon le cas) entraînent des diminutions constantes des prix des matières premières et constitue le moteur principal du développement et du maintien du boum boursier. La diminution des prix des matières premières n'est pas simplement le résultat de processus économiques objectifs, mais plutôt de politiques impitoyables adoptées par les grandes puissances impérialistes pour empêcher les producteurs du Tiers Monde d'augmenter leurs prix. L'exemple le plus frappant du rapport entre l'accumulation de la richesse des pays impérialistes et l'augmentation de l'exploitation des pays moins développés, est sans aucun doute l'échec du cartel de l'OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) à imposer ses prix, une situation dans laquelle la guerre du Golfe de 1990-91 a joué un grand rôle. Ce processus a bénéficié directement à ceux qui se sont enrichis avec l'augmentation du cours des actions. Évidemment, ce ne sont pas tous les investisseurs à la bourse qui appuient les politiques impérialistes. Mais on ne peut nier les vastes implications sociales et politiques de ces processus économiques objectifs.

En pleine Première Guerre mondiale, Lénine a souligné la relation entre le surprofit extrait des colonies par l'impérialisme et la corruption politique d'une section des classes moyennes et de la bureaucratie ouvrière. Bien que les conditions économiques et les relations internationales de 1999 ne soient pas celles de 1916, le même processus social est à l'uvre aujourd'hui. Le mode d'opération du long boum boursier et les implications sociales qui en découlent ont permis à l'impérialisme de se recruter une cohorte dévouée au sein de la classe moyenne aisée. L'atmosphère intellectuelle réactionnaire, conformiste et cynique qui prévaut aux États-Unis comme en Europe, encouragée par les médias et adoptée par la communauté universitaire en grande partie corrompue et servile, reflète le point de vue social d'une couche très privilégiée de la population qui veut éviter à tout prix un examen critique des bases économiques et politiques de la source de son nouvel enrichissement.

L'état du mouvement ouvrier américain et international

L'écart grandissant entre la couche privilégiée au sein de laquelle se trouve l'élite dirigeante du capitalisme, et la très grande masse des travailleurs dénote des tensions sociales en fait très importantes entre les classes. Cela peut sembler contredit par le très faible militantisme ouvrier aux États-Unis, mais le fait qu'il y ait peu de grèves ou d'autres protestations sociales populaires n'indique en rien l'absence d'instabilité sociale. Le fait qu'il y ait eu si peu de conflits ouverts entre les classes au cours de la dernière décennie, en dépit du grand développement des inégalités sociales, signale plutôt que les institutions sociales et politiques des États-Unis ne répondent plus au mécontentement croissant de la classe ouvrière. Les organismes sociaux traditionnels tels les syndicats n'expriment plus, même de façon limitée, le mécontentement populaire. Les partis républicain et démocrate n'ont à toutes fins pratiques aucun contact avec les masses populaires. Ces partis ne semblent ni avoir ni même pouvoir proposer quelque solution que ce soit aux problèmes essentiels de l'existence des travailleurs. Plus le mécontentement de la classe ouvrière est ignoré et réprimé, et plus il va devenir explosif. La tension sociale, à mesure qu'elle approche de sa « masse critique », doit nécessairement faire éruption à la surface de la société.

Le long déclin et l'effondrement constant du mouvement syndical américain représente un changement majeur de la vie sociale des États-Unis au cours des deux dernières décennies. Il n'y a pas si longtemps encore, dans les années 60, le gouvernement Johnson ne pouvait conduire sa guerre au Vietnam sans constamment tenir compte de l'impact de ses politiques sur la classe ouvrière. Le Président Lyndon Johnson avait en effet alors dû s'opposer à la Réserve fédérale et aux représentants de la grande entreprise qui proposaient de défrayer les coûts croissants de la guerre en diminuant les dépenses sociales. Johnson craignait que l'introduction de politiques d'austérité intensifieraient encore plus les énormes conflits entre classes et les importants désordres sociaux. En 1971, le gouvernement Nixon créa un conseil des salaires et imposa une limite de 5,5 p. 100 aux augmentations salariales pour tenter de résister aux travailleurs en lutte pour améliorer leur niveau de vie. Pour donner une idée du climat social de l'époque, même George Meany, président septuagénaire de l'AFL-CIO ayant la réputation d'être le plus à droite de tout le mouvement ouvrier américain, a dénoncé la tentative de Nixon de contrôler les salaires en la qualifiant de « premier pas vers le fascisme ». Mais la rhétorique n'a pas empêché Meany de vouloir collaborer avec le conseil des salaires. L'immense opposition populaire et la vague croissante de grève ont forcé Meany à quitter le conseil des salaires et réduit en miettes le plan de Nixon pour contrôler les salaires.

Toutefois, dans les années 70, un ensemble de changements économiques et politiques est venu modifier fondamentalement tout le contexte international et intérieur à l'avantage de la classe dirigeante américaine. D'abord, les grandes récessions mondiales de 1973-75 et de 1979-81 ont mis fin au long boum économique d'après-guerre. Sur un arrière-plan de chômage en pleine croissance provoqué par les augmentations des taux d'intérêt du gouvernement qui ont atteint des niveaux jamais vus, les entreprises lançaient une attaque soutenue contre les syndicats. La charge a été sonnée en août 1981 par le président Reagan qui congédia 11.000 contrôleurs aériens en grève. Malgré un immense appui populaire pour les contrôleurs qui permit la mobilisation de 500.000 travailleurs lors d'une manifestation à Washington contre Reagan en septembre 1981, l'AFL-CIO n'a rien entrepris pour que les contrôleurs soient réembauchés. Ainsi fut établie une pratique qui se perpétua tout au long des années 80 et 90. La bureaucratie syndicale sentait depuis longtemps que sa position privilégiée était menacée par le militantisme syndical. Elle a vu dans ces trahisons l'occasion de développer une collaboration directe avec les employeurs. Vers la fin des années 80, après une suite ininterrompue de défaites dans l'ensemble des secteurs industriels, les syndicats ont cessé de fonctionner dans le sens réel du terme comme de véritables organes de défense de la classe ouvrière. Les grèves, une caractéristique persistante et explosive de la vie sociale américaine jusqu'au milieu des années 80, ont diminué en nombre année après année, pour atteindre des planchers inégalés. Les diminutions de salaires et les congédiements en masse, qui ont toujours rencontré une résistance féroce, sont devenus une norme pour l'industrie américaine.

Il est hors de tout doute que le mouvement ouvrier américain présentait une faiblesse historique le rendant particulièrement vulnérable à de telles attaques. Par exemple, il n'y a pas d'organe politique indépendant de la classe ouvrière aux États-Unis ; il n'y a pas non plus de tendance socialiste importante ; la classe ouvrière est peu consciente de la division de la société en classes ; et enfin, la bureaucratie syndicale est infectée par la corruption et le banditisme. Toutefois, l'effondrement des syndicats aux États-Unis s'inscrit dans un vaste phénomène international. À travers le monde, les anciens partis politiques et les syndicats de la classe ouvrière sont entrés dans leur phase terminale depuis le milieu des années 80. Mais quelle pourrait être la cause fondamentale de ce déclin à travers le monde ?

L'apparition des entreprises transnationales

Les récessions mondiales des années 70 et du début des années 80 ont entraîné un changement fondamental au niveau des formes de base de la production capitaliste. Bien que le commerce entre les nations se soit immensément développé après la Deuxième Guerre mondiale, les processus de production eux-mêmes se réalisaient de façon fondamentale dans le cadre de la nation. Certes les multinationales brassaient des affaires dans plusieurs pays, mais la production se faisait dans un cadre essentiellement national. Par exemple, une entreprise américaine, comme Ford ou General Motors, avait des usines dans différents pays. Mais ces usines produisaient principalement pour le pays où elles étaient.

Ce sont des développements révolutionnaires dans le domaine des transports et des technologies de communication qui ont changé la façon historique d'organiser la production capitaliste et ses techniques. Des multinationales sont nées les transnationales. La signification essentielle de ce changement réside dans la possibilité nouvelle d'organiser et de coordonner directement au niveau international la production industrielle et les services. Quotidiennement alimentées par des mouvements importants de capitaux et d'information, les entreprises transnationales ont pu pour la première fois établir des systèmes de production mondiaux. C'est ce qui leur a permis de court-circuiter les organisations ouvrières dans « leur » patrie respective et d'exploiter au mieux les différences régionales et continentales de salaires et de bénéfices sociaux.

Aucune des organisations de masse de la classe ouvrière n'était prête, ou même capable, de développer une réponse efficace aux progrès révolutionnaires de la technologie et à ses impacts profonds sur le mode de production capitaliste. Qu'elles s'attribuent l'étiquette de socialiste, de communiste, d'ouvrière, ou bien, comme aux États-Unis, qu'elles clament à tous vents leur loyauté envers le capitalisme et les partis politiques de la grande entreprise, toutes les vieilles organisations se basent sur l'État-nation comme cadre immuable de la production. Partant du principe que les entreprises dépendraient jusqu'à la fin des temps des forces ouvrières directement disponibles au sein de la nation, les syndicats ont pensé que leurs positions étaient imprenables. Dans la mesure où ils contrôlaient l'approvisionnement national en travail, ils croyaient avoir pour toujours la possibilité de forcer les employeurs à céder à leurs revendications. Toute l'idéologie réformiste du mouvement ouvrier était basée sur cette perspective nationaliste complaisante.

Ce programme réformiste et nationaliste était en dernière analyse basé sur les intérêts matériels de la bureaucratie. Aussi, bien que les conditions objectives permettant à ce programme de se réaliser n'existent plus, rien au monde ne viendrait altérer la loyauté et la soumission de la bureaucratie envers le capitalisme. La bureaucratie a plutôt consacré ses énergies à préserver ses privilèges au sein de l'État-nation en forçant la classe ouvrière à accepter une diminution de son niveau de vie.

L'effondrement de l'URSS

La désintégration du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS) et l'effondrement de l'URSS étaient la manifestation la plus extrême et la plus explosive de l'éclatement des vieux partis bureaucratiques et réformistes de la classe ouvrière. L'Union soviétique représentait bien sûr un accomplissement historique de la classe ouvrière internationale de loin supérieur aux syndicats de l'Europe occidentale et des États-Unis. Le PCUS a détenu le pouvoir et gouverné sur la base des formes de propriété nationalisée créées au lendemain de la révolution d'Octobre 1917. Mais en dépit de cette différence significative, la bureaucratie stalinienne régnante, qui avait depuis longtemps usurpé le pouvoir politique de la classe ouvrière et exterminé la génération de marxistes ayant mené la révolution socialiste, partageait essentiellement, à deux niveaux fondamentaux, le programme et l'idéologie des bureaucraties ouvrières des pays capitalistes avancés.

Premièrement, la doctrine soviétique officielle de la « coexistence pacifique » était la version moscovite de la collaboration de classe pratiquée par les bureaucraties ouvrières à l'Ouest. Contrairement à la propagande hystérique des médias américains, le marxisme n'a joué absolument aucun rôle dans les mesures prises par les dirigeants staliniens de l'URSS. L'attitude du bureaucrate soviétique typique envers la possibilité même de soulèvements révolutionnaires, tant au sein qu'à l'extérieur des frontières de l'URSS, était une combinaison de crainte personnelle et de révulsion politique. Ne désirant rien de plus que la jouissance paisible des privilèges auxquels leur position dans la bureaucratie donnait droit, les dirigeants staliniens n'ont pas cherché à renverser l'impérialisme mondial mais à s'y accomoder.

Deuxièmement, le programme économique et social implanté par la bureaucratie était une version particulière du nationalisme pratiqué par leurs homologues réformistes de l'Europe occidentale. Le soi-disant « socialisme » embrassé par le régime du Kremlin était largement basé sur les ressources disponibles au sein de l'URSS. La bureaucratie stalinienne n'aspirait à rien de plus ambitieux qu'une version soviétique d'un état-providence national. La faille essentielle de ce programme était que le développement de l'économie soviétique dépendait en dernière analyse des ressources de l'économie mondiale et de la division internationale du travail. Il n'était pas possible de maintenir sur la base de l'auto-suffisance nationale un état-providence viable, sans parler d'une société socialiste avancée. L'introduction de la production intégrée à l'échelle mondiale a élargi le fossé séparant les pays capitalistes avancés et l'Union soviétique. Le problème n'était pas seulement de nature technologique : il n'y avait tout simplement pas de place dans le système stalinien pour des formes transnationales de production. Les rapports économiques sont restés, même entre l'URSS et les régimes staliniens d'Europe de l'Est, à un niveau extrêmement primitif. Élevé au pouvoir en 1985, Michaël Gorbatchev n'avait de meilleure réponse au défi posé par la mondialisation de la production capitaliste que ses homologues dans les bureaucraties des mouvements ouvriers américains et ouest-européens. Ses efforts désespérés pour improviser une solution aux brûlants problèmes socio-politiques n'ont rimé à rien. La catastrophique expérience stalinienne du « socialisme dans un seul pays », qui représentait dès le début une répudiation des principes de l'internationalisme socialiste qui avait animé la révolution d'Octobre, a connu une fin désastreuse avec la dissolution de l'Union soviétique en décembre 1991.

Une crise de leadership et de perspective

La désorientation politique actuelle de la classe ouvrière est beaucoup plus compréhensible lorsqu'elle est considérée dans le contexte des transformations économiques globales, catastrophes politiques et effondrements organisationnels des deux dernières décennies. Imaginons une armée de soldats entourés de tous côtés par de puissants ennemis. En pleine bataille, les chefs s'enfuient, emmenant avec eux armes et provisions. La classe ouvrière se retrouve dans une situation analogue. Elle a été trahie par les partis et les organisations auxquels elle avait donné son soutien et sur lesquels elle comptait. Pour compliquer les choses, la nullité des vieux partis et leaders n'est pas une simple question d'erreurs subjectives et de corruption personnelle. Mais elle est profondément enracinée dans les processus économiques objectifs qui ont bouleversé le mode de production et les rappors de classe. Ce qu'il faut par conséquent à la classe ouvrière, ce n'est pas un simple afflux de nouvelles têtes au sein des vieilles organisations, ou plus précisément ce qu'il en reste. Il n'y a pas de « baiser de vie » qui puisse ressusciter les moribondes et réactionnaires organisations bureaucratiques syndicales et politiques d'autrefois. Plus vite elles sont mises de côté, mieux c'est. Ce qu'il faut maintenant à la classe ouvrière c'est une nouvelle organisation révolutionnaire internationale, dont la stratégie, la perspective et le programme correspondent aux tendances objectives de l'économie mondiale et de l'évolution historique.

Il ne manque pas, nous en sommes très conscients, de pessimistes qui sont convaincus qu'il n'existe pas la moindre possibilité de bâtir un tel mouvement révolutionnaire international. On pourrait noter que les plus incorrigibles de ces pessimistes se retrouvent précisément parmi ceux qui accordaient, il n'y a pas si longtemps, leur pleine confiance aux syndicats et croyaient profondément à la permanence de l'URSS. Hier, ils étaient convaincus que le réformisme administré de façon bureaucratique durerait pour toujours. Aujourd'hui, ils croient avec autant de conviction dans le triomphe éternel de la réaction capitaliste. Mais sous l'optimisme ennivrant d'hier et le pessimisme démoralisé d'aujourd'hui se cache un certain type de superficialité intellectuelle et politique, caractérisé par le refus et l'incapacité de considérer les événements dans le contexte historique nécessaire, et un penchant à ignorer les contradictions qui sous-tendent la trompeuse apparence externe de stabilité sociale. D'autres caractéristiques, particulièrement observables chez ceux qui reçoivent leurs chèques de paye des fonds universitaires, renforcent et aggravent ces faiblesses intellectuelles, à savoir un certain manque de courage personnel, d'intégrité et de simple honnêteté.

La confiance dans le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière et la possibilité objective du socialisme n'est pas une question de foi, mais d'assimilation théorique des lois objectives de l'évolution capitaliste et de connaissance de l'histoire, particulièrement celle du vingtième siècle. Les 99 dernières années et demie n'ont pas manqué de luttes révolutionnaires de la classe ouvrière, qu'elle soit russe, allemande, espagnole, portuguaise, grecque, chinoise, chilienne, argentine, vietnamienne, hongroise, autrichienne, sud-africaine, ceylannaise, et oui, américaine. Cette courte liste est loin d'être complète.

Quelle est donc la base objective d'une résurgence de luttes révolutionnaires de la classe ouvrière alors que nous entrons dans le XXIe siècle? Paradoxalement, les changements mêmes dans les processus objectifs du capitalisme mondial qui ont contribué à la désorientation et à l'affaiblissement de la classe ouvrière au cours des deux dernières décennies ont jeté les bases d'une reprise de la lutte de classe ouverte, mais à une échelle beaucoup plus large qu'il n'était possible auparavant. La principale faiblesse des formes précédentes de lutte de class réside dans leur insularité nationale. Même lorsque l'unité internationale du prolétariat était proclamée et célébrée, les conditions objectives travaillaient contre le développement de la lutte de classe en tant que processus international unifié. Mais la possibilité de dépasser cette limitation se présente au sein même du processus de production globalement intégrée. Ce développement du capitalisme met non seulement la classe ouvrière devant la nécessité de mener ses luttes sur une échelle internationale; les transformations économiques ont également créé les moyens objectifs pour réalister une telle unité internationale. Premièrement, les activités des entreprises transnationales et la fluidité du capital global ont entraîné une immense croissance de la classe ouvrière à l'échelle internationale. À l'intérieur de pays et de régions où, il y a 30 ans à peine, n'existait qu'un embryon de classe ouvrière, le prolétariat est entre-temps devenu une force de masse. Le prolétariat de l'Asie de l'Est, qui ne formait qu'une fraction de la population de la région il y a seulement une génération, se mesure maintenant en dizaines de millions. Deuxièmement, la technologie des communications qui sous-tend la production transnationale va inévitablement faciliter la coordination de la lutte de classe à l'échelle globale, tant au niveau de la stratégie que de la logistique.

Internationalisme et nationalisme

Les obstacles à la mondialisation de la lutte des classes et à l'unification internationale de la classe ouvrière relèvent moins du caractère technique que politique et idéologique. La crise prolongée du mouvement ouvrier international trouve indéniablement son reflet politique le plus réactionnaire dans la forte poussée du nationalisme. La perte de confiance politique dans les capacités révolutionnaires de la classe ouvrière et les perspectives de la révolution socialiste ont contribué à la résurgence des programmes et de l'idéologie nationalistes. Dans bien des cas, la caractère historique rétrograde de cette tendance s'est vu maquillé par la démagogie pseudo-gauche de l' « autodétermination nationale » et de la « libération nationale ». Au lieu de s'atteler à la difficile tâche qu'est celle de combattre contre toutes les formes de chauvinisme (qu'il soit basé sur la langue, la religion ou l'origine ethnique) et d' oeuvrer à unir toutes les sections de la classe ouvrière au sein de pays dont la population est hétérogène, d'innombrables tendances petites-bourgeoises ont choisi de se baser sur une collectivité nationale ou une autre. L'usage cynique et souvent ignorant d'un jargon marxiste ne change rien au fait que le contenu essentiel de leur politique a été d'élever l'identité nationale ou ethnique au-dessus de la conscience de classe, subordonnan ainsi du même coup les intérêts objectifs de la classe ouvrière aux intérêts politiques et financiers de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie nationales.

Il y a des raisons de croire que la crête de la résurgence nationaliste a déjà été atteinte. En effet, l'impact des événements en Yougoslavie contribue à affaiblir le prestige du nationalisme et la crédibilité politique de la demande de l'autodétermination. Les horreurs des conflits inter-ethniques qui ont ravagé les Balkans ont démontré les implications réactionnaires du nationalisme. Qu'est-ce qui a été accompli après la dissolution de la Yougoslavie ? Les sordides machinations de Milosevic en Serbie, de Tudjman en Croatie, de Kucan en Slovénie et d'Izetbegovic en Bosnie ont coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes, et tout ça pourquoi ? Le niveau culturel et économique des Balkans a baissé de façon effroyable. La Bosnie « indépendante » n'est qu'un misérable protectorat impérialiste et la Croatie survit avec les miettes que les impérialistes daignent bien lui jeter. Pour ce qui est du Kosovo, il a été divisé en plusieurs zones d'occupation. Son « mouvement de libération nationale », l'UCK, n'a aucun avenir sauf celui de gendarme désigné des États-Unis. Toutes les collectivités nationales et religieuses ont souffert des guerres civiles. Toute la chaîne des événements entourant la dissolution de la Yougoslavie est une acerbe condamnation du nationalisme.

Il y a un autre aspect de l'expérience yougoslave de laquelle la classe ouvrière internationale doit tirer une leçon. Le caractère à sens unique du conflit militaire ne peut qu'affaiblir le grand mythe entourant la perspective des guerres de libération nationale, selon lequel la défaite de l'impérialisme doit se faire principalement sur la base de la lutte armée plutôt que par le biais de la révolution socialiste mondiale. Les romantiques radicaux petits-bourgeois se sont saoulés de la perspective guevariste du « un, deux, trois Vietnam ». Cette désillusion s'est aujourd'hui transformée en « un, deux, trois Irak ». Et qu'en est-il du Vietnam ? Malgré tous les sacrifices héroïques des masses vietnamiennes et leurs guerres de libération nationales successives qui ont duré 30 ans, elles ne sont toujours pas libérées de la domination impérialiste. Près de 25 ans après la chute de Saigon, le FMI est en en effet beaucoup plus en mesure d'exercer une influence sur les politiques de Hanoi que Nixon et Kissinger n'ont jamais pu le faire avec tous les bombardiers B-52 américains.

Tant que l'impérialisme subsistera, il y aura des luttes armées conduites par des nations opprimées. Mais la forme essentielle et décisive de la lutte contre l'impérialisme, c'est la lutte politique révolutionnaire de la classe ouvrière. Dans ce cadre, mettre l'accent sur l'immense importance historique de la lutte de classes dans les pays capitalistes avancés, et avant tout aux Etats-Unis, ne constitue aucunement une marque d'arrogance ou de dédain envers les travailleurs et les masses opprimés des pays les moins développés. Une telle position découle plutôt d'une évaluation réaliste de l'équilibre international des forces de classe et de la compréhension du caractère explosif des contradictions sociales dans les centres impérialistes. Ceux qui nient la possibilité d'une révolution socialiste aux États-Unis ne font pas que dénigrer, d'un point de vue pratique, la possibilité du socialisme tout court. Ils abandonnent en fait tout espoir pour l'avenir de l'humanité. Malgré toute la complexité de l'interaction des luttes mondiales et l'imprévisibilité de la séquence exacte des événements, il ne fait aucun doute que le résultat final sera influencé de façon décisive par le développement de la lutte des classes aux États-Unis.

Pour le moment, c'est un fait social indéniable que le niveau de conscience politique au sein de la classe ouvrière américaine est très bas. Nous pouvons néanmoins avancer que cette réalité ne touche pas que les travailleurs. La conscience est influencée par les événements, non seulement pour le pire, mais également pour le mieux. Les contradictions sous-jacentes de la société américaine vont, en dernière analyse, résulter en de changements profonds, et inattendus pour beaucoup, dans la conscience de masse. Nulle part il n'est écrit que les tensions sociales profondément enfouies dans la structure des rapports de classes aux États-Unis ne peuvent s'exprimer que sous des formes aussi tragiques et démentes que la fusillade à l'école secondaire Columbine High School. Ces tensions peuvent être exprimées sous des formes plus humaines, démocratiques et révolutionnaires, et elles le seront.

Le rôle du World Socialist Web Site

L'avènement de la production intégrée mondialement a, comme nous l'avons déjà expliqué, créé non seulement les conditions objectives pour l'unification politique internationale de la classe ouvrière, mais également les moyens de la réaliser. Les extraordinaires avancées dans le domaine de la technologie des communications informatisées, et plus particulièrement la création sur la base de celles-ci du World Wide Web, revêtent des implications historiques d'une incidence des plus profondes pour le développement de la lutte des classes. D'une façon et à une vitesse difficilement imaginables même au début de cette décennie, les innombrables obstacles qui ont limité les communications entre les tendances politiques socialistes et progressistes parmi les intellectuels, les étudiants et les travailleurs ont été balayés. Le monopole des médias capitalistes sur la distribution des informations a été grandement affaibli. La possibilité de rejoindre une audience de masse est maintenant à portée de la main. La guerre en Yougoslavie a révélé l'énorme potentiel et l'importance politique de l'Internet. Même après que les installations de télédiffusion yougoslaves furent bombardées, les informations sur l'impact des attaques de l'OTAN continuèrent d'être accessibles à une audience internationale par le biais de l'Internet. Beaucoup d'informations essentielles telle l'annexe secrète de l'accord de Rambouillet ont été rendues accessibles à une audience internationale grâce à cette remarquable technologie de télécommunication.

En février 1998, le Comité International de la Quatrième Internationale a fondé le World Socialist Web Site (www.wsws.org). Nous avons vu dans cette technologie le potentiel pour présenter à une vaste audience internationale, sur une base quotidienne, une analyse marxiste des événements mondiaux. Nous étions convaincus que le WSWS pouvait jouer un rôle décisif dans le développement de ce qui manquait depuis tant de décennies : une véritable culture politique marxiste internationale. Ce qui manquait, pensions-nous, ce n'était pas des slogans et un jargon simplistes, mais une étude sérieuse des événements. La longue histoire de notre tendance, dont les origines remontent à la lutte menée par Léon Trotsky contre la perversion stalinienne du marxisme et la trahison de la Révolution d'Octobre, assurait la substance intellectuelle nécessaire pour soutenir un flux quotidien de commentaires. Confiant dans la force de nos idées, nous étions impatients d'entrer en dialogue avec des lecteurs reflétant une vaste gamme de points de vue. Nous continuons de penser qu'une telle discussion facilitera l'union des socialistes dans le monde entier autour d'un véritable programme révolutionnaire internationaliste.

Les expériences de l'année qui vient de s'écouler ont démontré à des milliers de lecteurs de douzaines de pays différents l'importance du travail entrepris par le World Socialist Web Site. Au lendemain de la guerre en Yougoslavie, la nécessité d'organiser des discussions politiques et d'apporter une clarification théorique est plus grande et plus urgente que jamais. Le comité de rédaction du WSWS lance par conséquent un appel à ses lecteurs pour qu'ils participent à cette discussion et font tout ce qui est en leur pouvoir pour étendre l'influence du World Socialist Web Site, et ce cette façon, ériger les fondations pour la croissance du parti mondial de la révolution socialiste.

Notes :

1. « ; Nations, States and War », extrait de The South Slav Conflict, publié par Raju G.C., Thomas and H. Richard Friman (New York et Londres, 1996), p. 225.
2. New York Times, 28 mars 1999.
3. The Future of War: Power, Technology & American World Dominance in the 21st Century (New York, Crown Publishers, 1996), p. ix.
4. Ibid., p. x.
5. Ibid., p. 1.
6. Ibid., p. 4.
7. New York Times, 6 juin 1999.

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