A propos du centième anniversaire de la naissance de Willy Brandt

Willy Brandt, premier chancelier social-démocrate d’Allemagne et adversaire du trotskysme

Le centième anniversaire de la naissance de Willy Brandt, le 18 décembre, a provoqué un torrent d’émissions spéciales de télévision, d’événements, d’expositions, de documentaires et d’articles de presse.

Le titre, « Centième anniversaire de la naissance de Willy Brandt – Le patriote aimé, combattu, trahi » paraissait il y a un mois en couverture du magazine Der Spiegel. L’hebdomadaire Die Zeit faisait de même quatre jours plus tard, publiant une photo de couverture pleine page du premier chancelier social-démocrate (Brandt mélancolique et jouant de la mandoline) portant le titre « Quelle est la source de sa fascination? » S’ensuivait un magazine de 50 pages sur papier glacé intitulé « Willy Brandt – visionnaire, citoyen du monde, chancelier de l’unité [allemande] ».

De son vivant, Brandt avait reçu le prix Nobel de la Paix. De nos jours, l’on a l’impression qu’il existe un puissant groupe de pression cherchant à le faire béatifier.

Il y a quelque chose d’étrange dans cet engouement pour Brandt. L’élite qui domine le monde des affaires, de la politique et des médias tente de lui édifier une statue comme à une sorte de figure paternelle emblématique. Elle exagère de manière outrancière son rôle de politicien, de celui qui a « réconcilié (les travailleurs) avec le capitalisme » durant les grandes grève des années 1960 et 1970, qui a débarrassé la rue des étudiants grâce à sa réforme de l’éducation et qui a préparé la réunification de l’Allemagne grâce à sa « nouvelle Ostpolitik » (politique d’ouverture vers l’Est stalinien). Sa génuflexion au monument du ghetto de Varsovie en décembre 1970 est qualifiée d’acte de génie.

Un psychologue qualifierait certainement cette portée aux nues de Willy Brandt d’expression archétype de la crainte. La tentative est faite de dénicher quelque chose dans le passé qui fait ostensiblement défaut dans le présent : un dirigeant charismatique.

La classe dirigeante sait que la crise historique du capitalisme qui est plus profonde et plus générale de nos jours que dans les années 1930, mènera à d’énormes luttes de classe et à des soulèvements sociaux. Il est impossible de poursuivre la politique sociale du démantèlement sans provoquer une opposition de masse.

Willy Brandt a certainement été utile à la classe dirigeante durant la période d’après-guerre. C’était un antifasciste, contrairement à de nombreux vieux nazis qui gravitaient autour du gouvernement Adenauer, et il pouvait parler à gauche tout en faisant la promotion d’une politique de droite.

Aujourd’hui, la classe dirigeante aimerait bien avoir à sa disposition quelqu’un comme lui. Mais elle n’a comme chancelière que la fille d’un pasteur d’Allemagne de l’Est, incapable de prévoir les conséquences de sa politique radicale d’austérité, et comme président un pasteur d’Allemagne de l’Est dont le principal talent politique est de tenir des sermons anticommunistes. Elle a, de plus, comme président du Parti social-démocrate (SPD) un homme qui considère l’Agenda 2010 (le programme qui a créé un vaste secteur à bas salaire) et la politique sécuritaire comme les plus importants acquis sociaux-démocrates dont a besoin l’Etat allemand pour se maintenir.

La grande majorité de la population laborieuse rejette l’euphorie qui entoure Brandt et qui est bien éloignée de ses intérêts. Pour un grand nombre d’entre eux, le nom de Willy Brandt n’évoque que des souvenirs amers de promesses non tenues. Certaines personnes plus âgées se rappellent les grandes manifestations et grèves des années 1960 et 1970 qui ont vainement cherché à contraindre le gouvernement Brandt à appliquer des réformes sociales. A l’époque, cette phrase, « Nous garderons Willy à la portée de notre fouet », a souvent été prononcée par les travailleurs, mais elle se révéla très bientôt être une illusion.

Personne ne s’attend actuellement à des améliorations sociales ou à des initiatives progressistes de la part des sociaux-démocrates. Le SPD est connu pour ce qu’il est : un parti droitier de l’establishment politique.

Brandt, le SAP et la Quatrième Internationale

Les nombreuses publications traitant de la vie de Willy Brandt ont délibérément omis d’inclure certaines périodes clé de sa carrière. Pratiquement personne ne parle de l’exil de Brandt en Norvège et de la campagne féroce qu’il a menée contre Trotsky et l’Oppostion de Gauche. Sa promotion ultérieure à des fonctions dirigeantes dans le SPD d’après-guerre en Allemagne de l’Ouest était étroitement liée à ces attaques contre les trotskystes. Nous allons examiner cette importante période dans le détail. 

A l’âge de 16 and, Brandt – connu alors sous le nom de Herbert Frahm – adhérait au SPD dans sa ville natale de Lübeck. Mais, sa première adhésion au SPD ne fut pas de longue durée. Il quitta le SPD pour devenir membre du Parti socialiste ouvrier (Sozialistische Arbeiterpartei, SAP) qui avait été formé durant l’automne de 1931.Après que les nazis eurent pris le pouvoir, il émigra en Norvège et prit la direction de l'organisation de jeunesse du SAP a Oslo.  

Le SAP était un cas classique de parti centriste. Il critiquait la politique droitière du SPD mais refusait de tirer les conclusions révolutionnaires de ses propres critiques, oscillant entre le camp réformiste et le camp révolutionnaire du mouvement ouvrier.

Le jeune Willy Brandt

Le SAP était apparu comme une scission de gauche du SPD et devenu un creuset pour les différents courants politiques qui s’étaient éloignés du SPD et du Parti communiste allemand (KPD). Ceux-ci comprenaient les sociaux-démocrates de gauche, d’anciens dirigeants du Parti social-démocrate indépendant allemand (Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands, USPD), les vestiges du Parti communiste ouvrier d’Allemagne (Kommunistische Arbeiterpartei Deutschland, KAPD), les transfuges du Leninbund (Communistes de gauche) et le KPD-Opposition (partisans de Brandler), ainsi que divers groupes se décrivant eux-mêmes comme des « pacifistes radicaux. »

Trotsky avait caractérisé le SAP de « groupe de sociaux-démocrates désespérés, de fonctionnaires, avocats et journalistes, » en ajoutant qu'un social-démocrate désespéré ne signifiait pas encore un révolutionnaire.

Confronté à la violence crapuleuse des nazis, le SAP vira provisoirement à gauche. Max Seydewitz et Kurt Rosenfels, deux sociaux-démocrates de gauche, furent remplacés à la tête du parti par Jacob Walcher et Paul Fröhlich – deux membres fondateurs du KPD qui étaient issus du KPD-Opposition dirigé par Heinrich Brandler.

En août 1933, l’Opposition de Gauche Internationale appela à la construction de la Quatrième Internationale. En entreprenant cette démarche, Trotsky appliquait les leçons qu’il avait tirées de la catastrophe allemande. La politique désastreuse menée par le Parti communiste allemand qui avait catégoriquement rejeté un front uni avec le SPD contre les nazis, avait laissé Hitler arriver légalement au pouvoir, c’est-à-dire sans qu’un coup de feu ne soit tiré. Lorsque la Troisième Internationale communiste a défendu cette politique et qu’aucune de ses sections ne protesta, Trotsky en conclut qu’elle était morte pour la révolution et ne pouvait pas être réformée.

Le SAP, en même temps que l’Opposition de Gauche internationale et deux partis danois, signèrent une proclamation appelant à la construction de la Quatrième Internationale. Dans cette « Déclaration des Quatre, » il était catégoriquement dit que « la nouvelle Internationale ne saurait tolérer aucun esprit de conciliation vis-à-vis du réformisme ou du centrisme. L’unité nécessaire de la classe ouvrière ne peut être obtenue ni par la combinaison des conceptions réformistes et des conceptions révolutionnaires, ni par l’adaptation à la politique stalinienne, mais seulement par le combat contre la politique des deux Internationales faillies. »

Willy Brandt, qui avait pris ce nom durant son exil en Norvège, accepta cette déclaration – dans le but par la suite de systématiquement boycotter et combattre la construction de la Quatrième Internationale. Pour ce faire, il usa de sales coups bureaucratiques et de dénonciations politiques acharnées. Il fit en sorte que les trotskystes furent exclus du Bureau international de la jeunesse et écrivit des articles accusant le trotskysme des « pires formes de sectarisme. »

Dans un article adressé à Trotsky et au Secrétariat International de l’Opposition de Gauche, Walter Held a décrit comment Brandt avait organisé, le 18 août 1935, son expulsion d’une réunion du Bureau international de la Jeunesse.

Held, un trotskyste allemand influent, avait émigré en 1933 de Berlin en Norvège et avait travaillé plus tard comme secrétaire de Trotsky. Durant un voyage aux Etats-Unis en 1941, il fut arrêté par la police secrète stalinienne, la GPU, ainsi que son épouse et son enfant, et plus tard assassiné.

La réunion du 18 août 1935 fut organisée à l’initiative de Walter Held. Le travail du Bureau de la Jeunesse connaissait une interruption depuis le 17 juin. « Ce jour-là, Willy Brandt et moi adressèrent une lettre à la Ligue de la jeunesse socialiste de Suède (SYL), » écrit Held, « dans laquelle nous lui demandions de retirer son représentant du groupe Mot Dag et de nommer un autre représentant, parce que la collaboration avec Mot Dag était devenue impossible en raison de l’attitude opportuniste du groupe face aux questions norvégiennes et internationales. »

Mot Dag (en français: « Vers le Jour ») était une association d’intellectuels norvégiens qui étaient proches de la social-démocratie et du stalinisme.

Durant la planification de la rencontre, Willy Brandt avait soutenu l’initiative de Walter Held pour expulser les représentants de Mot Dag. Lors de la réunion, cependant, Brandt s’allia au représentant de Mot Dag en attaquant violemment l’Opposition de Gauche Internationale et en exigeant que Held se distance des critiques émises par Trotsky à l’égard du Bureau de la Jeunesse. Lorsque Held refusa, il fut exclu. Le Bureau international de la Jeunesse fut dissout quelques semaines plus tard.

En agissant par le biais de la Marxistische Tribüne, (Tribune marxiste) l’organe théorique du SAP, Brandt mena une campagne politique intense contre Trotsky et la fondation de la Quatrième Internationale. Il publia plusieurs articles sur la question « Trotskysme vs. Realpolitik révolutionnaire, » en exigeant : « Nos relations avec les trotskystes doivent être réexaminées. L’alliance avec eux dans le pacte des quatre partis de 1933 s’est avérée être une erreur et préjudiciable. »

Dans un autre article, Brandt justifie comme suit son rejet de la Quatrième Internationale : « A notre avis, il y a une contradiction essentielle – une contradiction fondamentale – entre nous et les trotskystes en ce qui concerne le développement du parti prolétarien et les relations entre le parti et la classe. Les trotskystes considèrent qu’il est de leur tâche de créer une avant-garde qui soit idéologiquement parfaitement alignée et prévalant sur la classe ouvrière. Nous considérons qu’il est de notre devoir de contribuer à la création d’organisations de masse véritablement communistes et prolétaires, qui se basent sur le mouvement ouvrier d’Europe occidentale et issues de la vie pratique de la classe ouvrière de notre propre pays. »

La position de Brandt pouvait difficilement être exposée plus clairement.

La juxtaposition d’une « avant-garde idéologiquement parfaitement alignée préval[ant] sur la classe ouvrière » et des « organisations de masse véritablement communistes prolétaires » était une mauvaise astuce démagogique. L’expérience historique, notamment celle de la Révolution russe d’Octobre, a montré que la construction d’une « avant-garde idéologiquement parfaitement alignée » – c’est-à-dire un parti basé sur les principes marxistes et un programme socialiste pensé clairement et jusqu'au bout – était la condition préalable à la construction « d’organisations de masse véritablement communistes prolétaires. » La lutte de Lénine et de Trotsky contre le Parti socialiste-révolutionnaire et le menchévisme a garanti aux bolchéviques le soutient de la grande majorité de la classe ouvrière lorsque celle-ci entra en conflit avec le gouvernement provisoire.

Brandt oppose un parti fondé sur les leçons de l’histoire, le développement de la lutte internationale et une analyse historique matérialiste, à un parti qui s’adapte à l’idéologie bourgeoise dominante et au milieu national.

L’hostilité de Brandt envers le trotskysme le prépare à son rôle futur de représentant influent de l’impérialisme allemand.

Brandt et la guerre civile espagnole

Avant de revenir en Allemagne pour y devenir le maire de Berlin, la ville qui se trouvait en première ligne dans la Guerre froide, Brandt s’était rendu en 1937 en Espagne en tant que correspondant de guerre.

La Révolution espagnole fut la dernière grande lutte combative du prolétariat contre le fascisme avant que n'éclate la deuxième Guerre mondiale. Si la théorie du social-fascisme de Staline avait divisé la classe ouvrière et ouvert la voie à la prise du pouvoir par Hitler en Allemagne, ce fut sa politique du Front populaire qui entraîna la défaite de la classe ouvrière en Espagne. Au nom de l’unité contre le fascisme, le Parti communiste stalinien s’était associé au gouvernement bourgeois, qui craignait la classe ouvrière bien plus que les forces fascistes de Franco.

En agissant derrière la ligne de front de la guerre civile, la police secrète stalinienne menait une campagne sanglante contre les travailleurs révolutionnaires, les anarchistes, les partisans du POUM, les trotskystes et tous ceux qui rejetaient cette politique. C’est ainsi qu’elle scella la victoire de Franco.

Le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) entretenait des liens avec Trotsky mais n’était pas disposé à mener une lutte systématique contre la politique du Front populaire. Au plus fort du soulèvement révolutionnaire en septembre 1936, il rejoignait le gouvernement de Front populaire à Barcelone pour soutenir l’alliance réactionnaire entre les staliniens et les partis bourgeois. Cette trahison eut des conséquences catastrophiques. Neuf mois plus tard à peine, les dirigeants du POUM furent arrêtés et assassinés par la police secrète stalinienne, le GPU.

Willy Brandt fut un fervent défenseur du Front populaire. Début février 1937, six semaines après l’expulsion du POUM du gouvernement de Front populaire, il arriva à Barcelone pour collaborer étroitement avec la direction du POUM. Il quitta l’Espagne six mois plus tard, juste avant l’arrestation des dirigeants du POUM.

Rentré à Oslo, il présenta un rapport à la direction nationale élargie du SAP dans lequel il décrivait le Parti communiste d’Espagne comme une « force extrêmement progressiste » et accusait le POUM de sectarisme radical de gauche. Il affirma que leurs revendications socialistes avaient affaibli l’alliance avec les forces bourgeoises et conduit à une « intensification de la lutte de classe. » Les attaques menées à l’époque par Brandt contre les dirigeants du POUM se lisent comme une justification de la terreur stalinienne.

A la fin des années 1980, l’historien autrichien Hans Schafranek signalait l'existence d'allégations répétées contre Willy Brandt selon lesquelles il avait été en contact avec le GPU durant son séjour de 1937 en Espagne . Brandt a rejeté de telles accusations. Mais, le fait est qu’il n’a jamais rencontré de difficultés avec les autorités à Barcelone – qui étaient contrôlées par le GPU – durant son séjour en Espagne et qu'il a défendu deux ans plus tard le pacte Staline-Hitler.

Brandt à Berlin

A la fin de la guerre, le SAP fut dissout. Certains de ses responsables adhérèrent, via le Parti communiste, au Parti socialiste unifié (SED) d’Allemagne de l’Est, tandis que Willy Brandt et Otto Brenner – qui devait plus tard devenir le président du syndicat IG Metall – rejoignaient le SPD. Brandt monta rapidement dans la hiérarchie du SPD de Berlin, devint député en 1949 et maire de la ville en 1957.

Le chancelier Adenauer et Willy Brandt lors de la construction du mur de Berlin. (Bundesarchiv, B 145 Bild-P046883 / CC-BY-SA)

Le 17 juin 1953, durant le soulèvement des travailleurs Est-allemands, il prit des mesures afin d’empêcher que la révolte ne se propage à l’Allemagne de l’Ouest. Lorsqu’une délégation d’ouvriers du bâtiment en grève travaillant dans la Stalinallee et les ouvriers des aciéries de Hennigsdorf marchèrent sur Berlin-ouest et s’emparèrent de la radio RIAS dans une tentative de propager un appel à la grève générale commune en Allemagne de l’Est et de l’Ouest, Brandt contribua à l’empêcher.

Un tel appel des travailleurs de la République démocratique allemande (RDA) à l’adresse des travailleurs de la République fédérale était hautement explosif. A l’époque, il y avait aussi un puissant mouvement de grève en Allemagne de l’Ouest. Le syndicat de l’industrie de l’imprimerie et du papier d’Allemagne avait organisé une grève nationale contre le projet de loi sur l’organisation des entreprises (Betriebsverfassungsgesetz) de mai 1953. Le 6 juin, la direction du syndicat IG Metall avait interrompu une grève de six semaines de 14.000 travailleurs des chantiers navals de Brême. Auparavant, quelque 21.000 travailleurs du textile avaient fait grève pendant des semaines en faveur d’une augmentation de salaire.

Les travailleurs d’Allemagne de l’Est avaient placé leurs espoirs dans un soutien de la part de l’Ouest. A la gare de Halle, les travailleurs de l’industrie chimique s’étaient adressé aux voyageurs en transit avec une banderole disant : « Débarrassez-vous maintenant de votre fumier à Bonn – nous faisons le nettoyage à Pankow ! » – en référence au quartier de Berlin où résidait la direction du SED.

Brandt rejeta formellement toute lutte commune de la part des travailleurs de l’Est et de l’Ouest et se servit de ses liens avec les syndicats pour garder le contrôle sur l’opposition ouvrière. Brandt réagit d’une manière identique en 1956 lorsque des chars soviétiques écrasèrent le soulèvement révolutionnaire en Hongrie. Une fois de plus, les travailleurs de la RDA avaient appelé à une lutte conjointe et une fois de plus Brandt se précipita – cette fois-ci à l’aide du haut parleur d’une fourgonnette de la police – pour contrôler la situation à la frontière entre les deux zones et pour stabiliser le régime bourgeois.

Lorsque le mur de Berlin fut érigé en août 1961, Brandt était solidement établi dans la ville qui se trouvait en première ligne dans la Guerre froide. Bien qu’il ait toujours nié son implication dans des accords préliminaires avec le régime de la RDA, il avait toutefois rapidement offert son assistance pour apaiser la foule en colère devant l’ambassade russe et pour garantir la paix et l’ordre.

Dans la politique fédérale aussi, Brandt se situait à l’aile droite du SPD. Il préconisait le réarmement et soutint le programme de Godesberg dans lequel le SPD avait coupé ses derniers liens avec la classe ouvrière. Le congrès du parti, réuni à Bad Godesberg à l’automne de 1959, avait fait suite à une purge au cours de laquelle furent exclus tous ceux qui étaient associés d'une quelconque manière à des idées socialistes.

Viktor Agartz, l’ancien directeur de l’institut de recherches de la confédération syndicale (DGB) qui, lors du congrès fondateur du SPD en 1946, avait discouru sur le « socialisme démocratique », fut également expulsé, tout comme le rédacteur du journal du parti Vorwärts (En avant) qui appuyait un certain nombre de revendications élémentaires des travailleurs.

En mars 1959, eut lieu l’expulsion de tous les membres du SPD qui avaient participé à une « conférence panallemande des travailleurs » s’étant tenue en RDA et qui avait élaboré des projets pour une lutte commune contre la réémergence du militarisme allemand. L’été de la même année, des conflits surgirent avec l’Union des étudiants socialistes allemands (SDS) qui résultèrent dans l’expulsion de l’organisation étudiante du SPD. En 1964, Willy Brandt, sur la base de cette « purge » du parti, prit la présidence du SPD.

Ministre des Affaires étrangères dans la 'grande coalition' et chancelier de la 'petite coalition'

L’année précédente, une grève des ouvriers sidérurgistes de la région du Bade-Würtemberg avait sensiblement intensifié la lutte de classe en Allemagne. Les grévistes exigeaient non seulement des salaires plus élevés, ils adoptèrent également des résolutions contre des lois d’urgence en préparation. Les entreprises réagirent, pour la première fois depuis 1928, par un lock-out de centaines de milliers de travailleurs. Au même moment, les mineurs s’étaient mobilisés contre la fermeture des mines dans la région de la Ruhr.

Le chancelier Brandt recoit la direction de la confédération syndicale DGB (Bundesarchiv, B 145 Bild-F031703-0001 / Schaack, Lothar / CC-BY-SA)

Le gouvernement de coalition de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) et du Parti libéral démocrate (FDP) sous Ludwig Erhard se révéla incapable d’imposer un programme d’austérité à la classe ouvrière. Il fut remplacé en 1966 par une grande coalition. Pour la première fois depuis la fin des années 1920, la bourgeoisie fut contrainte de faire entrer les sociaux-démocrates dans le gouvernement dans le but de maintenir le contrôle de la classe ouvrière.

Sous la direction du chancelier Kurt Georg Kiesinger (CDU et ancien membre du parti nazi), Willy Brandt occupa les fonctions de ministre des Affaires étrangères et de vice-chancelier. La tâche primordiale de la grande coalition fut l’adoption des lois d’urgence. Une vaste opposition extra-parlementaire se forma à son encontre, qui culmina dans les révoltes de 1967-1968. Puis en 1969, il y eut les 'grèves de septembre', une vague de grèves spontanée dans l’industrie sidérurgique et métallurgique qui échappa temporairement au contrôle de la bureaucratie syndicale.

L’élite politique a réagi en remplaçant la 'grande coalition' par une 'petite' et en plaçant Brandt à la tête du gouvernement. Le FDP, qui s’était préalablement situé à la droite du spectre politique, vira de bord pour lui procurer la majorité requise. Brandt reprit le contrôle de la situation en faisant d’importantes concessions sociales. Dans le secteur privé, tout comme dans le secteur public des accords salariaux élevés furent passés. La jeunesse rebelle fut « retirée de la rue » par le biais d’un programme de réformes comportant une augmentation des dépenses dans l’éducation.

La proportion de ceux qui sortaient de l'université avec un diplôme passa de cinq pour cent des adolescents dans les années 1960 à trente pour cent dans les années 1970. Le nombre d'emplois pour les bacheliers dans les universités, les instituts de recherche, les hôpitaux, les écoles, les institutions publiques sociales et chez les cadres fut considérablement augmenté. L’influence du SPD atteint son apogée durant ces années : il obtenait 46 pour cent des suffrages exprimés lors des élections fédérales de 1972 et le nombre de ses membres dépassait la barre du million.

A l’époque, Brandt excluait tous ceux qui s’opposaient à la société bourgeoise. Le décret contre les extrémistes (Radikalenerlass) de 1972 avait conduit pour des milliers de gens à l’interdiction d’exercer certaines professions dès lors qu’il subsistait un doute quant à leur engagement à l’égard de « l’ordre fondamental, libéral et démocratique. » Le décret exerça une pression considérable sur tout un chacun pour qu'il se conforme et renonce à toute ambition

Brandt a aussi rendu un important service à la politique étrangère de la classe dirigeante. Il a amélioré les relations politiques et économiques avec l’Europe de l’Est en mettant un terme à l’intransigeance de l’Allemagne de l’Ouest envers la RDA. Sa nouvelle politique vers l’Est, Ostpolitik, qui s’était tout d’abord heurtée à une opposition féroce de la part des milieux conservateurs, a fourni aux entreprises allemandes de l’Ouest cherchant désespérément à surmonter les effets de la récession, un accès aux nouveaux marchés en Europe de l’Est et en Union soviétique. A long terme, l’Ostpolitik a sapé la stabilité des régimes de l’Europe orientale.

Lorsqu’en hiver 1973-1974, la lutte de classe s’intensifia partout en Europe et que onze millions de travailleurs participèrent à une lutte salariale en Allemagne, la classe dirigeante exigea une répression plus dure en insistant sur un changement de chancelier. La découverte de l’identité de l’espion Est-allemand, Günter Guillaume qui avait travaillé pendant des années comme assistant personnel de Willy Brandt avait fourni le prétexte nécessaire pour y procéder. Brandt démissionna de la chancellerie mais resta président du SPD.

Les affaires gouvernementales furent assurées par une autre figure influente du SPD, Helmut Schmidt, qui bénéficia du soutien des syndicats pour réprimer l’offensive des travailleurs. Brandt lui, dirigea l’appareil du parti, garantissant ainsi que se fasse la politique gouvernementale; celle de Helmut Schmidt d’abord et ensuite celle de Helmut Kohl (CDU).

En 1989, Brandt termina sa carrière politique en s’associant au chancelier Kohl pour saluer la restauration du capitalisme en Europe de l’Est et plus tard en Union soviétique, et en chantant l’hymne national à la porte de Brandebourg pour célébrer la réunification allemande.

L’ancien membre du SAP, qui avait accusé les trotskistes de sectarisme en appelant à la construction d’« organisations de masse véritablement communistes prolétaires », était devenu un ardent et fiable représentant des intérêts nationaux et impérialistes allemands.

Dans ses dernières années, Willy Brandt alla fortement à droite aussi dans sa vie personnelle. En 1983, il épousa la journaliste Brigitte Seebacher qui, en tant que membre de l’association Veldensteiner Kreis zur Erforschung von Extremismus und Demokratie (Cercle pour la recherche scientifique sur l’extrémisme et la démocratie), défendait des points de vue extrêmement réactionnaires. Elle est à présent la femme de Hilmar Kopper, ancien chef de la Deutsche Bank.

Représentant en 1935 les trotskystes dans le Bureau international de la Jeunesse, Walter Held, avait décrit en ces termes la position de Willy Brandt : « Loyauté envers la droite, hostilité envers la gauche, » et il dit : « Il est clair que de notre part de telles vues ne peuvent engendrer rien d’autre que de vives critiques. »

La vie de Willy Brandt montre à quel point Held avait raison.

(Article original paru le 17 décembre 2013)

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