Déraillement et explosion à Lac-Mégantic:

Le président de la compagnie ferroviaire blâme le conducteur du train

Cinq jours après que le déraillement d'un convoi ferroviaire qui transportait du pétrole brut ait causé une explosion dévastatrice dans le centre-ville de Lac-Mégantic, Ed Burkhardt, le directeur général de la Montreal, Maine & Atlantic Railway (MMA), s'est enfin présenté sur les lieux.

Burkhardt a été accueilli par une population en colère contre MMA, d'une part pour sa négligence, et d'autre part pour ses tentatives de rejeter le blâme sur d’autres pour la pire catastrophe ferroviaire en plus d'un siècle. Les corps de 28 personnes ont été retrouvés dans la «zone rouge» où ont eu lieu l'explosion et le gigantesque incendie causés par le déraillement du train. Vingt-deux personnes manquent encore à l'appel et sont présumées mortes.

Les mots et les actes de Burkhardt à Lac-Mégantic n’ont fait que provoquer davantage les habitants de la ville. Il a encore essayé de nier la responsabilité de MMA qui, pour maximiser ses profits, a transporté du pétrole brut avec des wagons reconnus pour être non sécuritaires, tout en réduisant le nombre d'employés. À une conférence de presse mercredi dernier, le président de MMA a blâmé le conducteur du train, affirmant sans la moindre preuve qu'il était responsable de l'échec du système de freinage du train. Burkhardt a vigoureusement défendu la pratique d’affecter un seul employé par convoi, où un seul opérateur doit faire fonctionner le convoi ferroviaire tout en exécutant d'autres opérations en déplaçant le train avec un système de pilotage à distance.

Il a avoué que la pratique de MMA qui consiste à laisser des trains sans surveillance pendant des heures était imprudente. Mais il a affirmé qu’il n’était pas au courant des plaintes qu’avaient exprimées, avant la tragédie, les autorités municipales et la population locale sur le dossier de sécurité inquiétant de l'entreprise et sur les infrastructures délabrées.

Avant cette conférence de presse, Burkhardt a dit en plaisantant à un journaliste, «J'espère que je ne me ferai pas tirer dessus. Je ne porterai pas de gilet pare-balles.» Il a ensuite tenu la conférence de presse dans la ville francophone entièrement en anglais, sans même être accompagné d’un interprète.

Des habitants choqués par le carnage qu'a causé le train fou de MMA et la réponse insensible de la compagnie ont interrompu Burkhardt tout au long de la conférence. Raymond Lafontaine, qui craint avoir perdu son fils, ses deux belles-filles, et un de ses employés, a dit aux journalistes «Je veux voir celui qui a brisé ma vie. Je veux voir celui qui a brisé ma famille. Je veux voir l’assassin de mes enfants.» La jeune méganticoise Alyssia Bolduc a dit : «Ça nous met encore plus en colère qu’il soit ici, parce que je le trouve effronté.»

En plus d'être l'actionnaire principal de MMA, Burkhardt est aussi le directeur général de Rail World Inc., la compagnie mère de MMA qui se spécialise dans la privatisation de chemins de fer d’État. Quand on lui a demandé combien il valait, Burkhardt a froidement répondu, «beaucoup moins que samedi».

Les événements qui ont mené au déraillement et à l'explosion ont débuté quand le convoi MMA de 72 wagons transportant du pétrole brut de North Dakota s'est arrêté à Nantes vers 23 h vendredi, à 11 km de Lac-Mégantic. Le seul membre du personnel à bord – son conducteur – devait prendre une pause et, ayant stationné le train, était responsable de l’immobiliser pour qu'un autre conducteur le remplace le lendemain pour conduire le train jusqu'au Maine.

Pratique peu courante, MMA a décidé de stationner le convoi en pente, ce qui demandait donc plus d'efforts pour immobiliser le train, et sur une voie principale et non la voie d’évitement qui est équipée d'un système pouvant freiner un train dont on aurait perdu la maîtrise.

Le conducteur du train, Tom Harding, a arrêté 4 des 5 locomotives qui propulsaient le convoi, laissant une locomotive en marche afin de maintenir la pression d’air sur les freins du train. À 23h50, un feu a été signalé au contrôleur de la circulation ferroviaire. Les pompiers de Nantes sont intervenus et ont arrêté la locomotive, mesure nécessaire pour éteindre le feu.

Burkhardt a d'abord dit que les pompiers de Nantes étaient responsables de la course folle du train, parce que c'est l'arrêt du moteur de la locomotive qui aurait entraîné le mauvais fonctionnement des freins et que les pompiers n'auraient pas contacté MMA. L'affirmation de Burkhardt était doublement fausse: les règlements gouvernementaux stipulent qu'un nombre de freins à main approprié doit être actionné afin d'assurer l'immobilité du train même si les freins à air devaient faire défaut; les pompiers de Nantes ont contacté le personnel de MMA pendant et après le feu. Un employé de MMA, qui n'était pas habitué aux opérations liées aux locomotives, était sur les lieux quand le feu a été éteint, et par la suite, un opérateur de MMA a conclu que la situation avait été résolue.

À 0h56 samedi, après que les pompiers et l'employé de MMA ont quitté les lieux, le train s'est mis à bouger, pour ensuite dérailler à grande vitesse dans le centre-ville de Lac-Mégantic.

N’ayant pas réussi à rejeter le blâme sur des « saboteurs » inconnus et les pompiers de Nantes, Burkhardt accuse maintenant Harding, qui est un opérateur de train expérimenté qui travaillait sur la voie ferrée de Lac-Mégantic avant même qu'elle ne soit achetée par MMA. En s'adressant à des journalistes, Burkhardt a dit, «Il semblerait que les freins à main adéquats n'ont pas été actionnés sur ce train, et que c'était la responsabilité du conducteur. Je pense qu'il a fait quelque chose de pas correct... Il nous a dit qu'il a actionné 11 freins à main, et on pense que ce n'est pas vrai.»

Burkhardt a déclaré que MMA avait suspendu Harding, sans salaire, et ajouté: «je ne pense pas qu'il reviendra travailler pour nous».

Et pourtant, quelques jours auparavant, le directeur général de MMA s'était joint aux habitants de Lac-Mégantic en qualifiant Harding de héros. Harding, qui était dans un hôtel au centre-ville au moment où le train a explosé, s'est précipité sur les lieux du déraillement en tenue de pompier, et a risqué sa vie pour éloigner des wagons du feu à l'aide d'un petit remorqueur.

Les efforts pour faire de Harding le bouc émissaire pour la tragédie de Lac-Mégantic sont une tentative éhontée de détourner l'attention des politiques et pratiques de la MMA, qui sont d'une négligence criminelle. La question du nombre de freins à main activés mérite certainement une enquête. Mais jusqu'à présent, la MMA n'a fourni aucune information au public de ce qu'elle considère être le nombre approprié de frein à main qui devaient être activés, et a encore moins fourni de preuves démontrant que Harding n'a pas suivi les réglementations de la compagnie.

Plus fondamentalement, il n'y aurait jamais eu de déraillement de train et d'explosion en plein centre de Lac-Mégantic si l'entreprise n'avait pas choisi de laisser un convoi sans surveillance, rempli de matières inflammables et stationné en pente sur la voie principale.

Dû au fait que le train était stationné en pente, plus de freins à main devaient être appliqués que d'habitude. Harding devait faire ce travail seul après une longue journée de travail. D'autres compagnies ferroviaires utilisent des équipes à deux personnes, où un chef de train et un conducteur travaillent ensemble et peuvent s'assurer de vérifier si toutes les tâches ont bien été accomplies et si le train a bel et bien été immobilisé.

Sous les pressions de la MMA, le ministère des Transports du Canada a approuvé la requête de MMA d'affecter un seul employé par convoi en 2010.

Sur trainhorders.com, un cheminot a récemment résumé les enjeux de la pratique qui consiste à affecter un seul employé par convoi: «Je m'oppose totalement aux opérations qui assignent un seul employé par convoi pour la seule raison de sécurité. Il est largement reconnu que les cheminots travaillent constamment dans un état de manque de sommeil, à cause de l'inexcusable incapacité des compagnies ferroviaires à planifier les opérations; qu'une autre paire d'yeux et qu’une autre tête ne garantissent pas la sécurité totale, mais que le travail en équipe avec des responsabilités partagées réduit la chance d'erreurs et d'oublis; j'en ai fait l'expérience et j'en suis reconnaissant.»

«Ne vous faites pas d'illusions, le concept d'affecter un seul employé par convoi est entièrement lié à la cupidité des entreprises, à la gestion qui cherche à exploiter jusqu'à la dernière goutte de productivité de l'employé, et qui encourage des raccourcis pour que “ça fonctionne”. On peut entendre parler de “sécurité” du bout des lèvres, mais les rendements des actionnaires et la rémunération des dirigeants sont toujours prioritaires.»

C'est sans gêne qu'à sa conférence de presse de mercredi dernier Burkhardt a fait l'éloge de cette pratique tant profitable pour les entreprises: «Nous pensons que d'affecter un seul employé par convoi est en fait plus sécuritaire que deux employés parce qu'il y a moins de risques de blessures et de distractions [pour les cheminots].»

À la tête de Rail World Inc., Burkhardt s'est présenté comme un innovateur pour rendre les convois ferroviaires plus efficaces et rentables, en augmentant les profits, en supprimant les emplois et réduisant les salaires, et en investissant peu dans les infrastructures.

Il a commencé en formant le chemin de fer Wisconsin Central à partir d'une série de voies à faible trafic dans le Midwest au nord des États-Unis. La compagnie avait recours à des employés non syndiqués et, pour la première fois en Amérique du Nord, à une équipe à un seul opérateur utilisant des télécommandes pour déplacer les wagons. Cette pratique a été empruntée à la Nouvelle-Zélande, où Rail World a acheté des services de chemins de fer gérés par l'État en 1993, et les a restructurés par des licenciements, et de vastes compensations pour les investisseurs.

Après une série de déraillements de Wisconsin Central et un feu qui a provoqué l'évacuation, durant 16 jours, de 3000 habitants de Weyauwega au Wisconsin, l'administration fédérale des voies ferroviaires a imposé une interdiction temporaire des opérations à un seul conducteur de train au Wisconsin et a porté son attention sur la formation des employés et l’entretien.

En 1999, Wisconsin Central a été vendue pour 1,2 milliard de dollars au Canadian National et Burkhardt a été nommé «Cheminot de l'année» par Railway Age, un magazine de l'industrie ferroviaire. En Grande-Bretagne, Rail World a participé à une série de privatisations des voies ferroviaires dans les années 1990, achetant 90% des services pour former l’English, Welsh & Scottish Railway. Burkhardt a immédiatement licencié 1700 employés, tout en s'appropriant des subventions publiques d'une valeur totale estimée à 242 millions de livres sur 8 ans pour exploiter le Rail Fright Distribution, sous-secteur de British Rail. EWS a ensuite été acheté par le géant allemand des chemins de fer Deutsche Bahn en 2007.

En 2001, Rail World Inc. a participé à l'achat d'anciennes entreprises de chemin de fer gérées par l'État d'Estonie, Essti Raudtee. L'Union européenne a financé le prolongement et la modernisation du Muuga Harbour à l'est de Tallinn, qui a permis un boom temporaire dans le trafic ferroviaire pendant que la Russie utilisait la navigation pour augmenter les exportations de pétrole. Après des conflits politiques et des changements dans l'économie, le gouvernement d'Estonie a racheté Eesti Raudtee en 2007.

Montreal, Maine and Atlantic a été formé en 2003 pour s’approprier les lignes de chemin de fer peu utilisées dans le Maine, au Québec et au Nouveau-Brunswick. Burkhardt a dès le départ imposé une réduction salariale de 40%. Plus de licenciements et des coupes dans les dépenses ont suivi en 2006 et en 2008 en réponse aux pertes d’activité. Un conducteur de train, Jarod Briggs, a quitté MMA en 2007 à cause de ses inquiétudes concernant la sécurité des opérations, incluant les convois à un employé. Il a dit au Toronto Star: «Pour eux, il fallait couper, couper, couper. C'est tout simplement faire passer les profits de la compagnie avant la sécurité publique.»

 

(Article original paru le 13 juillet 2013)

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