Le roi d’Espagne Juan Carlos abdique alors que la monarchie est de plus en plus impopulaire

Le roi Juan Carlos de Borbón a annoncé lundi qu'il abdiquait en faveur de son fils Felipe. Cela fait 39 ans que Juan Carlos, devenu chef de l'Etat après la mort du général Francisco Franco, règne en Espagne.

Le premier ministre Mariano Rajoy a expliqué dans une brève allocution, « J'ai trouvé le roi convaincu que c'est le meilleur moment pour un changement de la direction de l'État avec un une normalité totale. »

Quelques heures plus tard, le roi a expliqué dans une allocution télévisée, « quand j'ai atteint ma 76e année en janvier dernier, j'ai senti que le moment était venu de préparer la passation afin de faire place à quelqu'un qui est dans la meilleure condition possible pour maintenir… la stabilité.... ». Ce quelqu'un est son fils, Felipe, Prince des Asturies.

La vérité est que Felipe avait été préparé depuis des années, depuis 2011, lorsque le roi avait été absent après la pose d’une prothèse de genou. Les médias ont depuis fait la promotion de Felipe, le dépeignant comme un homme ordinaire marié à une femme de la classe moyenne.

Felipe sera couronné le 18 juin, dans le contexte de la pire crise économique depuis les années 1930. Le taux de chômage est de 56 pour cent chez les jeunes, 30 pour cent des enfants vivent dans la pauvreté et l'Espagne connait l'un des pires niveau d’inégalités sociales en Europe et qui va s'aggravant.

À cela s'ajoute la crise politique après les élections européennes. Les deux principaux partis qui ont imposé des mesures d'austérité, la droite au pouvoir, le Parti populaire (PP) et le Parti socialiste (PSOE) dans l'opposition ont obtenu leurs pires résultats depuis les premières élections de l’Espagne post-franquiste en 1977. Leur vote cumulé a chuté à moins de 50 pour cent comparée à 80 pour cent lors des élections européennes de 2009. A eux deux, ils ont perdu plus de 5 millions de voix.

On peut difficilement parler de situation d'une « normalité totale ».

La monarchie a aussi vu son soutien général s'effondrer. Près des deux tiers de la population espagnole était favorable à l’abdication du roi Juan Carlos. Un sondage dans le quotidien El Mundo a montré que, pour la première fois, moins de la moitié du peuple espagnol (49,9 pour cent) veut que l’Espagne reste une monarchie constitutionnelle.

Juan Carlos devait son poste de chef de l'Etat au dictateur fasciste, le général Francisco Franco. Son grand-père, le roi Alfonso XIII, avait été contraint à l'exil après le début de la révolution espagnole et le renversement de la dictature du général Miguel Primo de Rivera de 1923 à 1930, à laquelle Alfonso était étroitement associé.

La Seconde République, proclamée en 1931, avait introduit des mesures démocratiques modestes. La classe dirigeante espagnole avait réagi en conspirant pour la renverser, ce qui avait culminé le 18 juillet 1936, par le coup d'Etat de Franco. Le régime fasciste victorieux avait rétabli la monarchie en Espagne en 1947, et Franco avait nommé Juan Carlos comme son héritier présomptif en 1969, en supervisant étroitement sa formation.

Après la mort de Franco en 1975, Juan Carlos avait été surnommé « Juan Carlos le bref », une allusion à l'idée largement répandue qu'il ne resterait pas longtemps sur le trône. Le fait qu'il ait survécu est dû au rôle du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) et du Parti communiste (PCE), en connivence avec des sections du Mouvement national fasciste, pour empêcher un règlement de compte révolutionnaire avec le fascisme pendant la transition vers la démocratie.

Les luttes de masses, initiées dans les années 1970, furent démobilisées par le PCE et son organisation syndicale, les Commissions ouvrières (Comisiones Obreras, CCOO) en échange de concessions limitées énoncées en 1978 dans les Accords de Moncloa et le Statut des travailleurs.

Quelques années après la transition, le 23 février 1981, des sections de l'armée tentèrent un coup d'Etat, au cours duquel le Congrès des députés et le gouvernement furent pris en otage pendant 18 heures. Le coup d'Etat échoua et le mythe fut propagé que Juan Carlos était personnellement intervenu pour l'empêcher et qu'il avait personnellement « apporté la démocratie » à l'Espagne.

L'un des principaux défenseurs du roi fut Santiago Carrillo, le dirigeant du PCE, qui dit : « Le roi a joué un rôle décisif dans le démantèlement du coup d'État du 23 février. Je suis préoccupé par la facilité avec laquelle les putschistes ont pu mettre en avant leur défense [devant la Cour], qui consiste à donner l'impression que le roi est responsable de tout cela, et qui tente également d'impliquer les partis politiques. Si cette permissivité ne s'arrête pas, les hommes qui sont jugés pourraient porter atteinte au rôle du roi, qui, à mon avis, est très clair. »

Les médias réagissent avec fureur contre quiconque remet publiquement en cause l'histoire officielle. La journaliste Pilar Urbano a été dénigrée après avoir expliqué dans son dernier livre qu'Adolfo Suárez, premier ministre pendant la transition et le coup d'Etat, soupçonnait que le roi était derrière le projet de coup d'Etat de 1981.

El País a écrit, « Cette campagne de fausses accusations et de demi-vérités, brisant les principes les plus fondamentaux du journalisme a, dans une certaine mesure, atteint son objectif de semer le doute dans l'esprit de nombreuses personnes quant au rôle du roi dans le coup d'Etat de 1981. Cela vient précisément à un moment où la monarchie montre quelques signes de recouvrer son prestige, qui a été affecté ces dernières années par un certain nombre de scandales ».

Les scandales auxquels El País fait référence sont les révélations en avril 2012 du roi photographié en tenue de chasse à côté d'un éléphant, qu’il avait abattu lors d’un voyage de safari à 8 000 € la journée au Botswana. Cela montrait que tout le monde ne se « serrait pas les coudes » du fait de l'austérité, comme le soutenait le PP et le PSOE.

A cela s’ajoute l’affaire de corruption de Nóos impliquant sa fille, la princesse Cristina Federica de Borbón. Son mari, Iñaki Urdangarin, est accusé avec son ancien associé, Diego Torres, de fraude fiscale et d’avoir détourné de l'argent dans des comptes bancaires offshore et des entreprises familiales, dont l'Agence immobilière Aizoon, codétenue par sa femme.

Dans les heures qui ont suivi l’annonce faite par Juan Carlos, des milliers de personnes ont manifesté contre la monarchie à Madrid, Barcelone, Séville, Valence, Alicante, la Corogne et Vigo. Ces manifestations ont été organisées par l’intermédiaire des réseaux sociaux et des divers partis de la pseudo-gauche, dont Podemos, Izquierda Unida (gauche unie - IU) dirigée par les staliniens et d’autres. Ces forces cherchent cyniquement à canaliser l'opposition sociale croissante à l'austérité dans la classe ouvrière espagnole derrière un appel pour un référendum sur la monarchie et la mise en place d'une Troisième République.

Dans les années 1930, les staliniens et les sociaux-démocrates avaient justifié leur défense de la Seconde République (1931-1939) au motif qu'une étape démocratique bourgeoise était nécessaire avant une lutte future pour le socialisme. Depuis lors, leurs héritiers politiques ont pris un virage à droite tel qu'ils n’en appellent plus au socialisme, même pas dans un avenir indéfini. Ils font la promotion d’une Troisième République sur une base explicitement capitaliste.

En réduisant la crise actuelle au choix d’une forme d'État capitaliste, ils visent à s'opposer à une lutte pour le socialisme et à une République socialiste tout en masquant leur propre rôle dans l’imposition des mesures d'austérité, comme le fait IU dans la région sud de l'Andalousie.

Pour les groupes de la pseudo-gauche, cela est considéré comme une occasion de s'attirer les bonnes grâces de IU et du parti de protestation petit-bourgeois, Podemos.

Izquierda Anticapitalista (Gauche anticapitaliste) « appelle tous les citoyens à descendre dans la rue et à regagner notre démocratie. »

Le parti Moréniste Corriente Roja « salue l'appel d'UI, de Podemos et des nationalistes [c.-à-d. les séparatistes] de gauche et d’autres forces pour demander un référendum sur la monarchie, pour permettre au peuple de rejeter cette institution réactionnaire. »

Clase contra Clase (Classe contre Classe) a appelé les « forces de gauche au Parlement, comme Podemos et UI » et « les dirigeants de CCOO et de l’UGT » et les autres syndicats à « préparer une grève générale contre l'imposition de Felipe VI. »

(Article original paru le 4 juin 2014)

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