Perspectives

Le « débat » américain sur le salaire minimum

Jeudi, le Bureau du Congrès chargé du budget (CBO) américain a publié un rapport estimant les effets de l'augmentation du salaire minimum fédéral de 7,25 dollars à 10,10 dollars de l'heure, comme le propose le gouvernement Obama. Ce rapport intensifia le débat au sein de l'élite politique et médiatique sur une augmentation éventuelle du salaire minimum.

Ce rapport conclut que l'augmentation du salaire minimum augmenterait le salaire de 16,5 millions d'américains, mais éliminerait 500.000 emplois. D'après le rapport CBO, cette augmentation ferait sortir 900.000 personnes de la pauvreté, soit 0,2 pour cent de la population. C'est une faible partie des 46,5 millions de gens, soit 15 pour cent de la population, qui vivent maintenant sous le seuil de pauvreté fédéral.

Cette proposition du Parti démocrate laisserait le salaire minimum à un niveau plus bas, en valeur corrigée de l'inflation, que ce qu'il était en 1968, il y a près de 50 ans. À 10,10 dollars de l'heure, un travailleur faisant 34 heures par semaine – la moyenne en Amérique – gagnerait avant impôts 17 856 dollars par an. C'est nettement moins que le seuil absurdement bas fixé par le gouvernement pour qu'une famille de trois personnes soit considérée comme pauvre.

Si le salaire minimum avait suivi l'augmentation de la productivité des travailleurs aux États-Unis, il aurait atteint 21,72 dollars en 2012, d'après une étude du Center for Economic and Policy Research.

En général, les sections de la classe dirigeante alignées sur le Parti républicain sont opposées à une augmentation du salaire minimum. Celles qui sont alignées sur le Parti démocrate, qui sont plus proches de la bureaucratie syndicale et un peu plus sensibles à l'opposition populaire à l'inégalité sociale et aux risques de troubles sociaux, soutiennent une augmentation minimale.

Le simple fait qu'une augmentation minime du salaire minimum qui est actuellement à un niveau proche de la pauvreté provoque une telle controverse dans l'élite politique, dans des conditions de la plus profonde crise économique depuis la grande dépression, ne fait que souligner la faillite de l'ensemble du système politique et son mépris pour la grande majorité de la population.

Ce prétendu débat consiste en des marchandages sur les estimations de disparitions d'emplois suite à l'augmentation des salaires et en un débat pour savoir si une augmentation minime du salaire minimum pourrait effectivement augmenter les profits des grandes entreprises. Les républicains argumentent plus ou moins ouvertement que la solution au chômage est de verser des salaires de misère aux travailleurs. Mais ni les démocrates ni la presse dite libérale ne prennent des positions disant que les travailleurs ont droit à un salaire permettant de vivre et qui devrait avoir la priorité sur l’amoncellement des profits par les entreprises et sur l'accumulation de richesse personnelle par les super-riches.

La prémisse implicite des deux camps de ce « débat » est qu'aucune mesure n'est possible si elle gène réellement les profits des entreprises ou la richesse de l'élite patronale et financière américaine. Les prérogatives de l'aristocratie financière ont une priorité absolue sur l'accès de millions de gens à une alimentation adéquate, des logements décents, une éducation décente, et une retraite stable.

Le fait que les démocrates présentent leur proposition de rustine comme une réforme sociale majeure et une avancée significative pour la réduction de l'inégalité sociale est une expression de l'abandon de longue date par les démocrates de tout programme de réforme sociale. Cette proposition sur le salaire minimum est une diversion, une manœuvre de relations publiques, conçue pour détourner l'attention des mesures d'austérité brutales que le gouvernement Obama est en train de mener.

Le discours vide d'Obama sur la réduction de l'inégalité économique et le développement des opportunités intervient alors que les sondages d'opinion montrent que son soutien dans la population est en forte baisse. Des dizaines de millions de gens qui votaient pour lui en raison de son slogan sur le « changement » et la croyance que ce président afro-américain montrerait plus de sympathie pour le sort des pauvres et des travailleurs ont conclu avec amertume qu'on les avait bernés.

L'insistance soudaine de la Maison blanche et du Parti démocrate sur l'augmentation du salaire minimum est une tentative politique transparente de mobiliser la bureaucratie syndicale et ses alliés chez les libéraux et la pseudo-gauche derrière les démocrates pour les élections de mi-mandat en 2014. Le président de l'AFL-CIO Richard Trumka a déclaré lors d'une conférence de presse durant la réunion annuelle d'hiver du syndicat mercredi : « Augmenter les salaires pour tous les travailleurs est la question de notre temps et, je l'espère, ce sera la question de ces élections. »

Pendant des dizaines d'années, l'augmentation du salaire minimum fédéral fut un aspect semi-automatique, à peine contesté, de la politique américaine. Le salaire minimum fédéral, établi lors du New Deal en 1938, a été relevé plus d'une douzaine de fois. En 2007, le Congrès a passé une loi pour augmenter le salaire minimum de 5,15 à 7,25 dollars de l'heure en trois étapes annuelles.

À ce moment-là, cette décision avait bénéficié d'un soutien très large dans les deux camps, avec seulement trois sénateurs républicains votant contre cette mesure. Mais maintenant, la question d'une augmentation de routine du salaire minimum est élevée au rang d'une croisade progressiste.

Au cours de la dernière période de crise économique comparable à l'actuelle, le capitalisme américain sous Franklin D. Roosevelt a fait passer d'authentiques réformes sociales qui réduisaient la pauvreté et rétrécissaient quelque peu la fracture qui séparait les riches et les pauvres. Le New Deal a créé la sécurité sociale, établi un salaire minimum, interdit le travail des enfants, augmenté les taxes sur les riches, donné un statut légal aux syndicats, et imposé la journée de huit heures.

Ce n'étaient pas des cadeaux de la classe dirigeante accordés par charité, mais des concessions gagnées par des luttes sociales de masse, dont une vague de grèves semi-insurrectionnelles et d'occupations d'usines qui ont donné naissance aux syndicats industriels de masse. Aucune de ces mesures ne remettaient en cause les intérêts de classe fondamentaux de l'élite dirigeante américaine, que Roosevelt cherchait à sauver du risque d'une révolution sociale, mais elles ont facilité une augmentation substantielle du niveau de vie pour des millions de travailleurs.

Il n'y a aucune proposition de réforme sociale aujourd'hui. La proposition des démocrates d'une augmentation aussi triviale du salaire minimum intervient au moment où l'inégalité sociale atteint des niveaux sans précédent. La valeur nette d'impôts des milliardaires américains a atteint 1200 milliards de dollars l'an dernier, plus du double de ce qu'elle était en 2009. Pendant ce temps, le revenu médian des ménages aux États-Unis s'est effondré de 8,3 pour cent entre 2007 et 2012.

Les profits des entreprises ont monté en flèche, plus de 170 pour cent d'augmentation sous Obama, une augmentation plus élevée que sous n'importe quel autre président. La proportion des profits des entreprises aujourd'hui dans le total du Produit intérieur brut du pays est la plus élevée depuis que cette statistique est mesurée, 1947, tandis que la part du PIB allant aux salaires a atteint son point le plus bas. Depuis 2009, les salaires de l'industrie automobile, que le gouvernement Obama a désigné pour une restructuration, ont décliné de dix pour cent en moyenne, entraînant des profits records pour les Trois grands de l'automobile.

L'appauvrissement des masses de travailleurs à un pôle de la société a produit des richesses invraisemblables à l'autre. La paye des PDG est en forte hausse dans les principaux grands groupes américains. Google a annoncé qu'il accorderait à son directeur exécutif Eric Schmidt 100 millions de dollars en actions, en plus d'un bonus en argent de 6 millions de dollars, pour 2013, faisant passer sa fortune personnelle à 8 milliards de dollars. Ce dirigeant de Google a empoché 190 dollars chaque minute et gagné plus en une heure que ce qu'un travailleur au salaire minimum gagne en général en un an !

Les ressources sociales existent pour garantir à tous le droit à un revenu décent, un logement, la santé, et l'éducation. Mais la richesse de la société est monopolisée par une petite oligarchie financière, qui contrôle chaque levier du pouvoir politique.

Il n'y a pas de réponse possible aux salaires de misère et au chômage en dehors d'une lutte directe pour briser l'emprise de la ploutocratie. La seule voie pour garantir le droit à un niveau de vie décent est de construire un mouvement de masse de la classe ouvrière sur la base d'un programme socialiste visant à réorganiser la société pour répondre aux besoins sociaux, au lieu de servir les intérêts de l'élite patronale et financière.

(Article original paru le 21 février 2014)

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