Un compte-rendu contemporain des pogroms de novembre 1938 en Allemagne

Peu de temps après les pogroms de novembre 1938, (Voir : « Il y a soixante-quinze ans avait lieu en Allemagne nazie les pogromes de la ‘Nuit de Cristal’ ») le journaliste et historien Konrad Heiden a écrit une œuvre intitulée Serment nocturne dans laquelle il donne un compte rendu détaillé des événements terribles qui ont marqué la transition de la discrimination sociale à la persécution systématique des Juifs en Allemagne.

L’étude de Heiden est basée sur de nombreux récits de témoins recueillis auprès du Centre de documentation juif, du Parti social-démocrate en exil ainsi que sur des articles de la presse étrangère et sur une analyse de la presse nazie. Cette étude était apparue au début de l’année 1939 sous le titre anglais The New Inquisition, en suédois sous le titre Tyskland i fara et en français sous le titre Les vêpres hitlériennes [Ed. Fernand Sorlot,1939]. Une édition néerlandaise avait été projetée, mais fut finalement interdite par le premier ministre hollandais afin de ne pas porter préjudice aux relations avec l’Allemagne nazie.

Pour la première fois depuis ces événements, il y a 75 ans, la maison d’édition Wallenstein vient de publier sous le titre Une nuit en novembre 1938 : un témoignage contemporain (Eine Nacht im November 1938: Ein zeitgenössischer Bericht) une version allemande de ce livre instructif et intéressant. Elle a été soigneusement révisée par Markus Roth, Sascha Feuchert et Christiane Weber qui y ont également ajouté un commentaire extensif. Le livre de 190 pages comprend aussi un aperçu de la vie de Konrad Heiden (1901-1955), rédigé par Markus Roth qui est en train de préparer une biographie de l’auteur.

En 1938, Konrad Heiden vivait déjà en exil à Paris. Il avait suivi de près la montée du national-socialisme depuis ses débuts à Munich dans les années 1920, en le décrivant minutieusement dans plusieurs livres. Sa biographie de Hitler, parue en deux volumes, fut publiée en 1936 et 1937 par Europa Verlag à Zurich. Un article sur Wikipédia remarque que « Parmi les nombreuses biographies de Hitler qui existent de nos jours, rares sont celles qui ne sont pas fondées sur les descriptions authentiques qui figurent dans cette œuvre, alors que l’auteur lui-même est largement ignoré. »

Les pages introductives d’Une nuit en novembre 1938 représentent la scène inquiétante où cinquante-cinq mille jeunes gens prêtent serment au Führer dans le cadre de leur cérémonial d’admission dans la SS (l’élite des forces armées de Hitler) pour aller ensuite commettre cette même nuit du 9 novembre 1938 des atrocités systématiques contre la population juive.

« La lueur des flambeaux éclaire, sur leur casquette noire, une tête de mort argentée. Le Reichsführer Himmler va leur faire prêter serment. Ils entrent aujourd’hui dans cette communauté qui règne silencieusement sur l’Allemagne. Ils seront désormais membres de la mystérieuse, redoutable et toute puissante S.S. La S.S. ne célèbre point de fêtes bruyantes. Elle ne chante ni ne festoie aux grands jours du parti. Elle règne, silencieuse, froidement, presque imperceptiblement ; et celui sur qui se pose son regard de serpent disparaît sans bruit de l’horizon, du monde, et de la vie, peut-être. La S.S. n’envie point au peuple ses joies ni à la S.A. [milice armée du parti nazi, Sturm Abteilung, section d’assaut] ses parades ; muette, elle gouverne. ‘Beaucoup ne nous aiment pas, mais tous doivent nous craindre,’ a dit Himmler. »

Dans les pages suivantes Heiden décrit comment les nazis ont exploité l’assassinat à Paris du diplomate allemand Ernst vom Rath par un jeune homme de 17 ans, Herschel Grynspan, et s’en sont servi comme prétexte pour leurs provocations antisémites et les atrocités à venir du 9 novembre. Il explique en peu de paragraphes comment la discrimination contre la population juive s’était intensifiée depuis la prise de pouvoir des nazis. Ce faisant, il rappelle aux lecteurs l’étroit lien existant entre le progrès social en Allemagne et l’émancipation des Juifs.

« La renaissance spirituelle et politique de l’Allemagne – après une léthargie de cent cinquante ans – commence vers la fin du dix-huitième siècle, au moment même de l’émancipation des Juifs allemands. La reconnaissance de l’égalité de tous les hommes a apporté à cette époque, à tous les peuples, des forces puissantes ; les Juifs faisaient partie de ces forces nouvelles. Avec eux, un levain nouveau pénétra dans la société allemande et l’aida à évoluer.

« On ne peut refuser à l’antisémitisme le droit de penser que ce mouvement et ses résultats furent néfastes ; c’est une question d’opinion. Mais il est de fait que l’essor historique de l’Allemagne au dix-neuvième siècle ne peut être dissocié de l’essor historique des Juifs allemands. La participation de l’Allemagne au développement économique de l’Europe occidentale depuis 1850 environ est, dans une proportion considérable, l’œuvre des Juifs. L’apport des Juifs au domaine de la science depuis Hertz jusqu’à Einstein ne saurait être discuté. Mais leurs activités ne se sont pas limitées aux domaines pratiques. Le cercle israélite qui entourait Rachel Levin-Varnhagen a consacré en Allemagne le culte de Goethe. Le plus grand poète grâce auquel après la mort de Goethe, l’Allemagne prit part à la littérature mondiale, fut Heine, un Juif. »

Sous le titre « La nuit de la hache », Heiden cite de nombreux comptes rendus de témoins oculaires concernant la destruction de logements et de magasins ainsi que les exactions commises contre les Juifs dans la nuit du 9 novembre. Il n’indique pas les noms ni la description précise des lieux pour éviter de mettre en danger les victimes et leurs familles.

Dans une ville de l’Allemagne de l’ouest, il décrit le sort d’un homme que plusieurs SS emmenaient en prison : « Ils vinrent à passer devant un magasin juif dont la vitrine avait été brisée en partie, mais pas suffisamment à leur gré. Ils attrapèrent leur prisonnier par la tête et par les pieds et le lancèrent à travers la vitre qui, cette fois, vola en éclats. Le prisonnier fut criblé de blessures. Alors on le retira puis on le tua à coups de couteau. »

Heiden montre une fois de plus que les incendies et autres actes destructeurs qui eurent lieu durant la Kristallnacht (Nuit de cristal) se sont déroulés conformément à des plans précis et que les SS et la SA avaient reçu des consignes précises pour détruire les magasins juifs et s’introduire de force dans des maisons et des bâtiments appartenant à des Juifs et où tout fut cassé ou pillé.

Les synagogues furent incendiées comme prévu, les nazis ayant procuré les bombes incendiaires et le pétrole. Dans tout le pays, il fut ordonné au service d’incendie de ne pas combattre les incendies des synagogues mais de simplement empêcher qu’ils ne s’étendent aux bâtiments avoisinants. Les nazis ont cependant dissimulé leur rôle dans les crimes commis pour les faire passer comme l’expression spontanée de la colère de la population provoquée prétendument par la mort du diplomate vom Rath.

Heiden réfute ceci sur la base de nombreux comptes rendus qui sont compilés dans son livre. C’est ainsi qu’il écrit : « Un de nos correspondants nous raconte : ‘Un membre de la S.A. que je connais personnellement m’a dit que l’ordre d’entreprendre ce pogrom avait été donné quinze jours avant l’assassinat de vom Rath. Le mercredi en question, les ordres furent donnés à 7 heures, et on emmena boire les jeunes gens.’ De toute façon, le pogrom figurait sans aucun doute depuis fort longtemps au programme ; l’attentat de Paris a pu le hâter… »

Les arrestations de masse commencèrent le 10 novembre 1938, et des milliers de Juifs enlevés de leurs domiciles et transportés dans les camps de concentration à Dachau, près de Munich, Sachsenhausen ou Oranienbourg près de Berlin et Buchenwald près de Weimar. Le traitement infligé aux détenus dans les camps de concentration fut atroce. Ils furent frappés, humiliés et contraints de rester des heures debout et faire des exercices sportifs auxquels la plupart des personnes faibles et malades ne purent survivre.

Sous le titre « Vers la famine », Heiden décrit comment les nazis recoururent à d’autres lois et décrets pour priver la population juive de toute possibilité de gagner sa vie.

« …Ce qui veut dire en somme: aucun juif n’a plus le droit de posséder en propre un magasin. Le 10 novembre, le peuple indigné a spontanément démoli les magasins et emporté les marchandises. Alors le Juif a été obligé de réinstaller son magasin et de racheter des marchandises nouvelles, et lorsqu’il a satisfait à cette obligation, avec ses derniers sous peut-être, le ministre chargé du plan de quatre ans [Hermann Göring] lui prend tout simplement, d’une manière rigoureusement légale et sans indignation spontanée, son magasin détruit, réinstallé, réapprovisionné en marchandises, ceci afin de réaliser l’exclusion des Juifs de la vie économique. »

A la fin de son étude, Heiden évalue comme suit le « sens profond des excès des 9 et 10 novembre. » « L’antisémitisme a été jusqu’ici la meilleure force d’impulsion du national-socialisme. Mais il s’est avéré qu’après cinq ans de national-socialisme, cet antisémitisme ne s’était pas imprimé assez profondément dans le peuple allemand. Il fallait donc rattraper cela par une action stimulante. Mieux que les discours, les articles et les lois, les ruines et les débris des propriétés juives, les visages abattus et angoissés de la population juive devaient faire impression sur la fantaisie populaire. La masse devait être soulevée par l’exemple flamboyant des troupes incendiaires ; elle devait s’enivrer du spectacle des décombres et au besoin s’enrichir aussi du butin ; le feu des synagogues incendiées devait enflammer les cœurs, les masses devaient être entraînées dans le vertige de l’action antisémite afin d’apprendre ainsi à éprouver des sentiments antisémites. »

Selon Heiden, « cela n’a pas réussi. Une quantité de témoignages nous l’apprend. Les grandes masses du peuple allemand, abstraction faite de quelques exceptions locales, n’ont pas pris part aux crimes des 9 et 10 novembre ; elles les ont désapprouvés, tout au moins en partie. »

Heiden cite aussi des rapports émanant de différentes parties de l’Allemagne. Un observateur d’Aix-la-Chapelle a dit : « L’attitude de la population est passive, mais elle réprouve ces actes. »

Heiden souligne aussi que les pogroms perpétrés contre la population juive étaient aussi étroitement liés à la crise qui rongeait le régime fasciste et qui allait conduire peu de temps après à l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale.

Une nuit en novembre 1938 est une étude très utile et révélatrice des pogroms de novembre et vaut assurément d’être lue. Face à la plus profonde crise du capitalisme mondial depuis les années 1930, la connaissance de ces événements n’a pas seulement une valeur historique mais est aussi un avertissement quant aux efforts que le système capitaliste agonisant est prêt à déployer s’il n’est pas renversé à temps par la classe ouvrière.

(Article original paru le 7 janvier 2014)

A voir aussi :

A critical review of Daniel Goldhagen's Hitler's Willing Executioners  [17 avril 1997]

At University of Michigan forum
Historians criticize Goldhagen book
 [17 novembre 1997]

L'impérialisme et l'économie politique de l’Holocauste  [6 mai 2011]

L'impérialisme et l'économie politique de l’Holocauste (suite)  [16 mai 2011]

Pour Grynszpan  [19 novembre 2013]

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