Alors que le régime ukrainien chancelle, les oligarques appellent à des pourparlers avec l’opposition droitière

Dans le contexte des protestations et des occupations de bâtiments publics qui se propagent en Ukraine, les oligarques du monde des affaires du pays ont rencontré le président Viktor Ianoukovitch pour exiger qu’il négocie avec les dirigeants de l’opposition droitière qui est soutenue par l’Union européenne (UE) et les Etats-Unis. Cet appel a été fait à la veille d’une session extraordinaire du parlement ukrainien et de négociations entre l’UE et la Russie à Bruxelles, censées se concentrer sur l’Ukraine et se déroulant tous deux aujourd’hui.

Alors que les protestations se poursuivent à Kiev se concentrant sur la Place de l’Indépendance, le régime d’Ianoukovitch est en train de se dissoudre dans l’Ukraine occidentale qui est traditionnellement plus tournée vers l’Europe. Des milliers de contestataires ont saisi neuf bâtiments de l’administration régionale en Ukraine de l’ouest, dont trois – Lviv, Lutsk et Ternopil – ont déclaré leur loyauté à un nouveau gouvernement de la « Rada [parlement] du peuple » sis à Lviv.

Les manifestations se sont aussi étendues à l’Ukraine méridionale et orientale, dans les régions de Zaporizhzhya, Dnipropetrovsk et de Kherson, qui sont traditionnellement loyales au Parti des régions au pouvoir d’Ianoukovitch.

La majorité des batailles de rue aux alentours de la Place de l’indépendance, telle la prise de contrôle des administrations régionales, ne furent menées que par quelques milliers de contestataires mobilisés par le parti fascistoïde et antisémite Svoboda et le groupe Secteur droit. La capacité de telles forces de déstabiliser l’Ukraine témoigne de l’impopularité et de la base sociale étroite sur laquelle s’appuie le régime Ianoukovitch.

Des couches sociales plus larges ont également participé aux protestations oppositionnelles pour exprimer leur colère face aux meurtres commis par la police anti-émeute mal famée, les Berkout, et à l’opposition contre la nouvelle et draconienne loi anti-protestation adoptée par le régime. Dimanche, des milliers de personnes ont assisté à Kiev aux funérailles de Mikhail Zhisvensky, 25 ans, un membre de Secteur droit tué lors d’affrontements avec la police. Des séquences vidéo sont également apparues montrant un manifestant entièrement nu, déshabillé par la police anti-émeute.

Bien que le régime d’Ianoukovitch soit au bord de l’effondrement, l’opposition n’est pas en mesure de tout simplement prendre le pouvoir. Elle doit faire face à une vaste hostilité dans les parties de l’Ukraine méridionale et orientale parlant russe. Les protestations pro-gouvernementales ont été signalées ces derniers jours à Donetsk, le centre industriel de l’Ukraine orientale, en Crimée ainsi que dans les régions de Kharkiv, Uzhgorod et de Lugansk.

Le conseil des ministres s’est réuni hier pour discuter de la possibilité de résoudre la crise au moyen d’une répression de masse. Il a proposé de multiplier par six le nombre des effectifs de la police anti-émeute en les faisant passer à 30.000 et d’acheter davantage de munitions pour les Berkout et les unités des forces spéciales Griffon.

Cependant, selon la BBC, le conseil a conclu pour le moment que « Personne ne sait où se situe les sympathies de chaque soldat, les troupes intérieures et la police anti-émeute du pays… Si les autorités choisissaient la répression, sans disposer du nombre suffisant de forces de leur côté, alors, au lieu de rétablir l’ordre dans le pays, ceci représenterait probablement la fin de M. Ianoukovitch. »

C’est dans ces conditions qu’un groupe d’oligarques ukrainiens s’est rencontré hier pour appeler à la réconciliation entre l’opposition et le régime. Le dirigeant – Rinat Akhmetov, un partisan d’Ianoukovitch dont la fortune de 12 milliards de dollars fait de lui l’homme le plus riche d’Ukraine – a alors publié une déclaration sur le site Internet de son groupe System Capital Management (SCM).

On peut y lire, « Ce n’est que par une action pacifique que la crise politique peut être résolue. Tout recours à la force et aux armes est inacceptable. Avec ce scénario, il n’y aura pas de gagnants en Ukraine, seulement des victimes et des perdants. Mais surtout, le recours à la force ne permettra pas de trouver une issue. »

Le régime et l’opposition ont obéi aux oligarques. Dans la soirée, les hauts fonctionnaires d’Ianoukovitch ont rencontré les dirigeants de l’opposition : Vitali Klitschko du parti Udar, le dirigeant du parti Patrie, Arseniy Yatseniouk et Oleg Tyahnibok du parti Svoboda.

Parlant au journal The Guardian, Klitschko a loué les oligarques en se vantant de ses liens étroits avec eux. « En privé, tous les oligarques partagent l’idée de d’Etat de droit, » a-t-il dit. « Les dirigeants changent, les lois changent et le manque de règles fixes signifient que des groupes industriels peuvent être sûrs de conserver leurs actifs. » Cette déclaration met en exergue le programme anti-ouvrier qui motive à la fois l’opposition qui est appuyée par l’occident et le régime. Tous deux sont fermement attachés à défendre l’oligarchie capitaliste réactionnaire qui a émergé en 1991 de la restauration du capitalisme en URSS. Le conflit entre Ianoukovitch et l’opposition tourne autour l’orientation géostratégique – vers Moscou ou, pour l’opposition, vers l’UE – qui sauvegardera de façon fiable les « actifs » que se sont accaparés les oligarques.

L’actuelle crise politique et les protestations de l’opposition ont vu le jour l’année dernière lorsque l’Ukraine a dû faire face à une éventuelle faillite de l’Etat due à une dette d’un montant de 15 milliards de dollars auprès des banques internationales. Ianoukovitch a tout d’abord commencé par négocier de sévères mesures d’austérité dans le cadre d’un contrat visant l’établissement de liens plus étroits avec l’UE. Sa décision de revenir sur le contrat pour demander de l’aide à la Russie – par crainte de l’explosion sociale que des réductions massives des subventions à l’énergie et les coupes des programmes sociaux pourraient créer au sein de la classe ouvrière – avait déclenché les protestations de l’opposition.

L’opposition pro-UE et le régime d’Ianoukovitch sont cependant tous deux unanimes pour insister que les banques internationales soient remboursées et que les coûts soient portés non pas par les oligarques milliardaires mais par la population laborieuse. Alors que les différentes factions de l’élite dirigeante planifient la violence et la répression – effectuées par les escouades de nervis fascistoïdes ou les forces de sécurité du régime – elles sont unies dans leur hostilité contre la classe ouvrière car craignant sa résistance à l’encontre de leur programme d’austérité.

Cette situation est un réquisitoire contre la restauration du capitalisme en URSS en 1991 et contre l’impact réactionnaire du stalinisme sur la conscience politique de la population.

La restauration capitaliste a conduit à une catastrophe sociale en Ukraine. De 1990 à 2000, le produit intérieur brut (PIB) du pays a chuté de 90 milliards de dollars (4 pour cent de l’économie mondiale) à 31 milliards de dollars (1 pour cent de l’économie mondiale). Les retombées de la croissance économique qui a eu lieu depuis sont allées en grande majorité à une couche d’oligarques ultra-riches et parasitaires qui ont pillé durant la restauration capitaliste les actifs d’Etat ukrainiens.

En 2008, le patrimoine net des 50 premiers oligarques de l’Ukraine s’élevait à 112,7 milliards de dollars ou deux-tiers du produit intérieur brut du pays. Leurs avoirs personnels leur ont permis de prendre le contrôle de 85 pour cent des enjeux de l’économie du pays.

La colère populaire envers la richesse excessive des oligarques et de leur dictature sur la vie publique est une caractéristique constante de l’Ukraine post-soviétique. En raison cependant de la répression par la bureaucratie soviétique stalinienne de l’Opposition de Gauche dirigée par Trotsky et de toute activité politique indépendante de la classe ouvrière, il n’existe pas d’opposition organisée par la gauche et fondée sur la classe ouvrière à l’encontre de cette oligarchie criminelle. Aucune organisation politique ne se bat au sein de l’Ukraine pour la confiscation de la richesse illégalement acquise par les oligarques et conquise par les travailleurs dans une lutte pour le socialisme.

En l’absence de toute représentation politique de la classe ouvrière, l’opposition populaire a été manipulée par une série d’agents politiques droitiers. C’est ainsi que le cri de ralliement de la « Révolution orange » soutenue par les Etats-Unis et qui a renversé Ianoukovitch en 2004 a été de « faire de l’argent avec la politique. »

Lorsque le régime « Orange » fut discrédité par sa politique droitière et qu’Ianoukovitch revint au pouvoir, il a cyniquement promis de vouloir s’attaquer à l’inégalité sociale en Ukraine. Il a dit en 2012 : « Nous devons réduire l’énorme écart qui existe entre riches et pauvres. Nous devons tendre la main aux pauvres. Il nous faut créer les conditions permettant de donner l’occasion de travailler à des gens en bonne santé et de fournir une protection sociale fiable à ceux qui sont handicapés. »

La question cruciale à laquelle la classe ouvrière est confrontée est le développement de sa propre lutte indépendante contre le régime Ianoukovitch tout comme les forces oppositionnelles soutenues par l’occident dont le programme est foncièrement réactionnaire. Le soutien dont font preuve les politiciens des Etats-Unis et de l’UE reflète leurs espoirs que si l’opposition règne en Ukraine ou dans un Etat croupion en Ukraine occidentale, ceci leur permettra de renforcer des opérations contre la Russie et le Moyen-Orient.

En cherchant à contrôler l’Ukraine, l’impérialisme américain et européen est en train de poursuivre d’importants objectifs géostratégiques. Le pays contrôle deux des trois principaux gazoducs qui relient les gisements de gaz russes aux marchés européens – les pipelines TransGas et Soyus représentent environ 80 pour cent des exportations russes vers l’Europe. L’Ukraine abrite aussi des bases navales clé qui furent utilisées par la marine russe durant ses déploiements en septembre dernier pour s’opposer aux projets américains d’attaquer la Syrie.

(Article original paru le 28 janvier 2014)

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