Tunisie: Le nouveau premier ministre mis en place dans le contexte de tensions sociales accrues

Trois ans après que le dictateur de longue date Zine Abedine Ben Ali a été chassé, l'élite dirigeante tunisienne cherche à surmonter sa profonde crise économique et politique et à former un nouveau gouvernement afin d'intensifier la politique anti-ouvrière et pro-impérialiste du précédent régime.

Le 9 janvier, Ali Larayedh, premier ministre du gouvernement tunisien conduit par le parti islamiste Ennahda a remis sa lettre de démission au président Moncef Marzouki tandis que le pays était en proie à des émeutes suite aux propositions d'augmenter les impôts. Il va passer la main à Mehdi Jomaa qui, en décembre, a été été nommé premier ministre par ce qu'on appelle « le Dialogue national » pour former un nouveau gouvernement d'intérim et préparer de nouvelles élections.

Après son investiture, s'adressant à la nation sur la chaîne télévisée publique, Jomaa a annoncé que le président Moncef Marzouki lui avait donné pour tâche de « former le nouveau gouvernement dans le respect de la feuille de route et en accord avec la loi d'intérim concernant les autorités publiques. »

En octobre, le gouvernement Ennahda et le Front national de salut (FNS), principale coalition chapeautant l'opposition, qui va de fidèles partisans de l'ancien régime de Ben Ali, tel le Parti Nidaa Tounes, au Front populaire soit-disant de gauche, avaient entamé un « Dialogue national » et s'étaient mis d'accord sur une « feuille de route. » Cela avait été préparé à l'initiative du soi-disant « quartet »,dirigé par la principale fédération syndicale, l'UGTT et la fédération patronale UTICA. Ils avaient établi la date butoir pour la fin de la rédaction de la nouvelle constitution, la nomination d'un nouveau premier ministre et un gouvernement de technocrates.

Jomaa a explicitement remercié le premier ministre sortant Larayedh, le gouvernement démissionnaire et toutes les forces politiques impliquées dans le « Dialogue national. »

Il a dit, « Je voudrais rendre hommage au quartet du dialogue pour le rôle important qu'il a joué durant cette période critique. Je veux aussi remercier toutes les parties pour avoir contribué à la réussite de ce processus... [et] saluer mes collègues de la Nouvelle assemblée constituante et son président, M. Mustapha Ben Jaafar pour leurs efforts intensifs visant à garantir le succès du processus de transition dans toutes les directions et je leur souhaite bonne chance. »

« Le nouveau gouvernement sera composé de personnalités compétentes et indépendantes. Après avoir pris plusieurs contacts, je crois que j'ai modelé ma vision pour le prochain gouvernement. J'ai aussi commencé à prendre contact avec de futurs candidats. La loi m'accorde deux semaines pour former le gouvernement... mais je ferai tous les efforts possibles pour accomplir ma tâche dans un délai plus court, » a dit Jomaa.

S'entretenant avec des journalistes un peu plus tard, Jomaa a promis de « surmonter les obstacles et de restaurer la stabilité et la sécurité en Tunisie. »

Ce ne sont que des paroles codées signifiant qu'il va intensifier la politique anti-ouvrière et pro-impérialiste de l'élite dirigeante tunisienne. Trois ans après que Ben Ali a été chassé et dans le contexte des grèves et des manifestations actuelles, l'élite dirigeante tunisienne resserre les rangs afin de rétablir l'Etat policier tel qu'il existait avant la révolution et d'intensifier l'exploitation de la classe ouvrière.

Peu avant que Larayedh ne remette sa lettre de démission , le gouvernement avait annoncé la levée de taxes, dont une taxe impopulaire pour le transport agricole dans le budget de 2014. Le ministre des Finances Ilyas Fakhfakh, lui aussi un ancien représentant de la multinationale énergétique française Total comme Jomaa, a qualifié la taxe de « nécessaire pour combler les trous béants dans le budget du pays. »

Fakhfakh a dit à l'agence Reuters que la Tunisie chercherait à obtenir la seconde tranche de 500 millions de dollars d'un prêt de 1,7 milliards de dollars approuvé par le Fonds monétaire international (FMI) en juin dernier. Il semblerait que seuls 150 millions aient été dégagés jusqu'à présent. En retour, le FMI exige des mesures d'austérité profondes, dont des coupes dans les subventions de l'Etat et que le gouvernement n'a pas encore osé appliquer.

Depuis 2011, les conditions sociales désastreuses auxquelles sont confrontés les travailleurs, les paysans et les jeunes n'ont fait qu'empirer. Le chômage reste à 17 pour cent, s'élevant à 24 pour cent dans les villes défavorisées comme Kasserine, et 30 pour cent des jeunes diplômés sont au chômage.

L'annonce des augmentations d'impôts a aussitôt déclenché des manifestations. Les protestations et grèves ont commencé les 7 et 8 janvier dans les villes du Sud et du centre du pays, Kasserine, Thala et Gafsa. De violentes confrontations ont eu lieu entre la police et les habitants des quartiers ouvriers de Kasserine.

De nombreux bâtiments officiels et des postes de police ont été incendiés à Feriana et Makanassy dans la région de Sidi Bouzid, l'un des épicentres des luttes de masse de la classe ouvrière qui ont conduit à la fuite de Ben Ali au début de 2011.

Les manifestations se sont aussi propagées à la capitale, Tunis. Le 10 janvier, il y a eu des manifestations devant les bâtiments du ministère des Finance dans le quartier pauvre de Ettaddamon. Les forces de police ont dispersé la foule à l'aide de gaz lacrymogène. Selon le porte-parole du ministère de l'Intérieur Mohamed Ali Aroui, près de 50 personnes ont été arrêtées lors de heurts dans la banlieue de Tunis. Il les a qualifiés de « fauteurs de trouble » et de « délinquants. »

Pour circonscrire les manifestations et empêcher qu'elles ne se transforment en un nouveau mouvement révolutionnaire contre la politique de l'ensemble de l'élite dirigeante tunisienne, favorable à l'économie de marché et à l'impérialisme, une réunion extraordinaire du cabinet a suspendu la taxe le 8 janvier et a accepté la transition de Larayedh à Jomaa.

L'objectif du nouveau gouvernement que Jomaa va constituer est d'établir un mécanisme plus performant pour faire passer les mesures d'austérité exigées par le capital financier contre l'opposition de la classe ouvrière.

Résumant les inquiétudes de l'élite dirigeante tunisienne et de ses partisans impérialistes, Riccardo Fabiani, analyste de l'Afrique du Nord au sein du groupe Eurasia, a dit: « Les protestations auxquelles nous avons assisté récemment montrent très bien les problèmes auxquels le gouvernement actuel sera confronté et le type d'obstacles qui l'empêcheront de mettre en place une réforme significative. »

Un rôle crucial dans l'application de ce programme réactionnaire est joué par les partis qui composent le Front populaire, tel le Parti des travailleurs maoïste et la Ligue de la gauche ouvrière pabliste (LGO). Après la fuite de Ben Ali et dans le contexte de l'impopularité grandissante du Parti Ennahda, l'impérialisme compte de plus en plus directement sur ces représentants « de gauche » de la classe moyenne aisée de Tunisie pour défendre ses intérêts et réprimer un mouvement de la classe ouvrière qui soit politiquement indépendant.

Les dirigeants du FP auraient rencontré l'ambassadeur américain de Tunisie Jacob Walles le 24 décembre à Tunis, et suite à cela le FP a réaffirmé son soutien au « Dialogue national » et la mise en place d'un nouveau gouvernement de technocrates

Le porte-parole du FP Jilani Hammami aurait qualifié de perte de temps le retard dans l'annonce des membre probables du nouveau gouvernement. Il a indiqué que le FP soutiendra le nouveau gouvernement si Jomaa ne garde pas Lotfi Ben Jeddou comme ministre de l'Intérieur.

Avant cela, Mohanned Jmour, représentant du FP à l'Assemblée nationale constituante a promis de soutenir le conseil électoral qui aura pour tâche de superviser les prochaines élections présidentielles et législatives. Jmour a déclaré que « le conseil dont nous disposons est le résultat d'un consensus de groupe » et « nous acceptons sans réserve le conseil qui a été élu. »

Tout comme le FP, les grandes puissances impérialistes soutiennent le « Dialogue national » et en font l'éloge avec cynisme, disant que cela représente une étape vers la « démocratie. »

Le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius a déclaré que « un progrès majeur avait été fait ces dernières semaines en vue de l'adoption d'une nouvelle constitution démocratique. »

Le président du Comité des relations étrangères du Sénat des Etats-Unis, le sénateur démocrate Robert Menendez s'est félicité de la démission de Larayedh qu'il a qualifiée d'« étape positive. »

Il a ajouté qu' « après des mois d'impasse politique et de négociations entre les partis au pouvoir et les partis de l'opposition au sein du Dialogue national, les partis ont choisi un premier ministre d'intérim et sont en train de ratifier une nouvelle constitution qui promet des mesures progressistes sur la question de l'égalité hommes-femmes et sur d'autres questions. »

 

(Article original paru le 21 janvier 2014)

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