Une route, une région: la réponse de la Chine au «pivot» d’Obama « vers l’Asie »

Lors de deux réunions au sommet en Asie le mois dernier – la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC) et le Sommet de l’Asie de l’Est – le Président américain Barack Obama a de nouveau exploité les différends maritimes en mer de Chine méridionale pour faire avancer son « pivot vers l’Asie » c’est-à-dire la consolidation d’un bloc économique à travers l’Accord de partenariat transpacifique (APT) et celle de liens militaires et d’alliances régionales; tout cela contre la Chine.

Même avant l’annonce officielle du « pivot » en 2011, l’Administration Obama avait commencé, en réponse à l’effondrement croissant de l’économie mondiale, à concentrer son action sur la région Indo-Pacifique dans le but de contrer ce qu’elle percevait comme une menace posée par le développement de la Chine à l’hégémonie américaine. La seule taille économique de la Chine bousculait des relations économiques et stratégiques établies depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et basées sur une prépondérance des États-Unis.

Face à l’ATP, qui exclut la Chine, au vaste renforcement et à l’expansion de l’armée américaine dans toute la région, le régime chinois a été contraint de réagir. Sa réponse est conditionnée par les intérêts de classe représentés par le petit oligopole des super-riches qui ont fait fortune grâce à la restauration capitaliste des trente dernières années. Globalement, Beijing a cherché à apaiser Washington et s’est en même temps livré à une course aux armements qui ne peut avoir qu’une seule issue.

En 2013, les nouveaux dirigeants du régime, le président Xi Jinjing et le Premier ministre Li Keqiang, ont élaboré une vaste stratégie géopolitique unifiant et étendant des volets déjà existants de la politique étrangère chinoise. Son objectif est de sortir la Chine de son encerclement stratégique par les États-Unis et leurs alliés, tout en ouvrant de nouvelles possibilités de commerce et d’investissement au capitalisme chinois. Connu comme la Région économique de la Route de la soie et la Route de la soie du 21e siècle, ou OBOR (Une route, une région), ce plan prévoit un effort massif d’infrastructure pour lier le continent eurasien, et l’Afrique, par terre et par mer.

Une route, une région

Beijing espère, par la perspective d’investissements importants dans les infrastructures et d’avantages commerciaux et économiques nombreux, intéresser à ses plans les pays de toute l’Eurasie, du Moyen-Orient et de l’Afrique et enlever ainsi son tranchant au « pivot » américain.

Au Sommet de l’Asie à Kuala Lumpur, le premier ministre chinois Li a adressé un appel clair aux dirigeants de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) et souligné l’engagement de la Chine à établir des liens de transport terrestre entre sa région méridionale et toute l’Asie du Sud-Est ainsi qu’à aménager les installations portuaires de la région. Il a promis $10 milliards pour la prochaine phase de l’emprunt d’infrastructure spéciale Chine-ASEAN.

Outre un renforcement des relations économiques entre la Chine et l’ASEAN (le commerce bilatéral devant atteindre $1 billion en 2020), les liaisons terrestres ont aussi un but stratégique – celui de réduire la dépendance de la Chine des voies de navigation de l’Asie du Sud-est pour ses importations d’énergie et de matières premières en provenance du Moyen-Orient et d’Afrique. Beijing sait bien que pour les stratèges militaires américains le blocus naval, entre autre le contrôle du détroit de Malacca, est un aspect crucial des plans de guerre contre la Chine.

La semaine dernière, la Chine a accueilli le quatrième sommet Chine-Europe centrale et orientale (CCE). Li y a souligné le rôle de l’Europe de l’Est, des Balkans et les États baltes, « portail oriental vers l’Europe en bordure du trajet de l’initiative ‘Une route, une région’ ». Il a dit qu’il voulait collaborer avec tous les 16 pays représentés « afin de construire la ligne express par terre et par mer entre la Chine et l’Europe et promouvoir la connectivité en Europe. » La Chine a signé un accord avec la Hongrie et la Serbie pour la construction d’une ligne ferroviaire à grande vitesse entre leurs capitales, dans le cadre d’un plan de liaison ferroviaire avec le port grec du Pirée. Li a aussi annoncé des investissements dans les installations portuaires de la Baltique, de l’Adriatique et de la mer Noire, sans donner de détails.

Beijing s’adresse surtout aux principaux pouvoirs européens – qui font tous partie de l’alliance militaire de l’OTAN avec les États-Unis. Tandis que la diplomatie européenne de la Chine évolue depuis des années, trois visites clés fin octobre, début novembre – celle du président Xi en Grande-Bretagne, et celles en Chine du président français François Hollande et de la chancelière allemande Angela Merkel – soulignent les enjeux économiques et stratégiques, tant du côté européen que chinois.

La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne ont toutes leurs propres ambitions impérialistes en Eurasie, attisées encore par l’effondrement de l’économie mondiale et en particulier l’aggravation du marasme en Europe. Avec l’émergence de la Chine comme plus grande plateforme de travail à bon marché et deuxième plus grande économie du monde, toutes les grandes puissances – États-Unis, Japon et Europe – sont poussées à maximiser leur engagement et leurs investissements économique, donc leur influence auprès de Beijing.

Dans un article publié sur le site Europesworld.org en mai, Wang Yiwei, le directeur du Réseau universitaire Chine-Europe a énoncé ouvertement les objectifs stratégiques de la Chine, déclarant: « Avec la montée des États-Unis, l’Europe est entrée dans un déclin que des tentatives récentes d’intégration ont été incapables d’inverser. L’Europe a maintenant devant elle une occasion historique de revenir au centre du monde à travers la relance de l’Eurasie. »

À ce stade, le projet « Une route, une région » n’est encore qu’en grande partie une idée grandiose et générale. Le gouvernement chinois a publié en mars un document intitulé : « Des visions et des actions sur la construction conjointe de la Région économique de la Route de la Soie et de la voie maritime de la Soie au 21e siècle. » Il ne contenait que peu de choses spécifiques et beaucoup de rhétorique sur la « coexistence pacifique », la « coopération gagnant-gagnant » et les avantages d’une intégration économique plus étroite.

Dans la mesure où les grandes lignes de l’intiative sont connues, il est question pour le projet terrestre de la construction de 80 000 kilomètres de lignes ferroviaires à grande vitesse, dont une voie principale entre la ville chinoise de Xian, point de départ historique de la route de la soie, et l’Europe. Elle passerait par Urumqi, dans la province du Xinjiang en Chine occidentale, l’Asie centrale, Moscou pour rejoindre Europe. Il y aurait d’autres lignes ferroviaires par le sud de la Chine et l’Asie du Sud-Est jusqu’à Singapour, et une autre menant du Xinjiang au port construit par les Chinois à Gwadar, sur la mer d’Arabie et passant par le Pakistan.

Ces projets incluent une extension majeure des routes, des pipelines, des gazoducs et des câbles numériques, comme de la production et des réseaux d’énergie. Outre une impulsion à la croissance économique des régions intérieures sous-développées de la Chine, les projets d’infrastructure sont conçus pour fournir des débouchés aux surcapacités de production en Chine et des opportunités rentables aux sociétés chinoises.

La route maritime est axée sur l’extension des installations portuaires, en particulier en Asie du Sud-est, pour développer le transport maritime de la Chine vers l’Europe, et au Kenya pour intégrer l’Afrique.

Beijing a proposé d’allouer $1,4 billion à cette vaste gamme de projets d’infrastructure et met en place des institutions financières parallèles au Fonds monétaire international, à la Banque mondiale et à la Banque asiatique de développement. Tout en mettant de l’argent à disposition, la Chine appelle à des mesures et des accords en vue de réduire ou d’éliminer les barrières commerciales, les formalités administratives et économiques et d’autres obstacles à l’intégration économique.

Une première tranche de $50 milliards a été fournie à la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB), qui doit tenir au moins $100 milliards en fonds. $40 milliards ont été consacrés au « Fonds de la Route de la Soie » pour les projets en Asie centrale. La Chine a annoncé $46 milliards pour financer le couloir économique Chine-Pakistan. Elle a également apporté une contribution initiale de $10 milliards à la « Banque de développement nouveau » (NDB) dirigée par les pays BRICS et mise en place en août. La « Banque de développement de la Chine » (CDB) a déclaré qu’elle financerait des projets « Une route, une région » à hauteur d’un billion de dollars.

Le gouvernement chinois propose d’entamer l’an prochain une période de planification de projets de cinq ans avec ses partenaires OBOR pour une pleine mise en œuvre des projets en 2021 et leur achèvement en 2049.

Les perspectives économiques du projet « Une route, une région » ont déjà eu un impact en Europe. En mars, la Grande-Bretagne a rompu les rangs avec les États-Unis et a rejoint l’AIIB soutenue par les Chinois pour profiter d’opportunités financières potentielles. D’autres pouvoirs européens ont rapidement suivi. Wang Yiwei, un universitaire chinois, a dit: « L’Initiative de la Route de la soie pourrait aider à réorienter le centre de gravité géopolitique loin des États-Unis et le faire revenir en Eurasie... La décision récente de la France, de l’Allemagne, de l’Italie et du Royaume-Uni de se joindre à la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures va dans ce sens et représente un changement majeur de l’attitude des Européens envers l’Asie et la Chine en particulier, qui s’écarte nettement de la position américaine. »

L’impérialisme américain, cependant, ne restera pas sans réagir et ne permettra pas que la Chine et les pouvoirs européens entreprennent une intégration de l’Eurasie qui le marginaliserait ou l’exclurait. Les stratèges américains considèrent depuis longtemps l’Eurasie – une région où vit 70 pour cent de la population mondiale et qui fournit plus de la moitié de la production mondiale – comme centrale à son hégémonie mondiale.

Dans son livre de 1997, « Le Grand Échiquier », l’ancien conseiller américain à la Sécurité nationale Zbigniew Brzezinski écrit: « Pour l’Amérique, le prix géopolitique principal est l’Eurasie... l’Eurasie est le plus grand continent du monde et il est géopolitiquement axial. Une puissance qui domine l’Eurasie contrôlerait deux des trois régions les plus avancées et les plus productives du monde sur le plan économique... l’Eurasie est donc l’échiquier sur lequel la lutte pour la suprématie mondiale continue de se jouer. »

Depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, les États-Unis ont cherché à soumettre le vaste continent eurasiatique à leur domination. C’est leur propre Stratégie de la route de la soie, d’abord énoncée en 1999, qui a guidé leurs interventions et intrigues dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale et du Caucase. La « guerre contre le terrorisme » a fourni le prétexte à l’invasion américaine de l’Afghanistan et à l’installation d’un régime fantoche ; ce qui donne à Washington une base d’opérations dans la région voisine d’Asie centrale.

Sans être une stratégie élaborée ou forcément cohérente, « le pivot » du gouvernement Obama « vers l’Asie », et ses provocations et interventions en Ukraine et en Syrie, vise implicitement à la fragmentation et à l’assujettissement de la Chine et de la Russie, et à la soumission du continent eurasiatique à l’hégémonie américaine.

Parlant de l’APT en octobre, Obama a déclaré: « Lorsque plus de 95 pour cent de nos clients potentiels vivent à l’extérieur de nos frontières, nous ne pouvons pas laisser un pays comme la Chine dicter les règles de l’économie mondiale. C’est nous qui devrions dicter ces règles ». Mais si les États-Unis sont incapables de dicter leurs termes au monde par l’APT et son homologue pour l’Europe, le PTCI (Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement), alors, comme durant les trois dernières décennies, ils auront recours aux provocations militaires, aux interventions et à la guerre.

La vision d’un projet « Une route, une région » intégrant pacifiquement l’Eurasie n’est pas plus viable que celui d’une Europe capitaliste unie. Alimentées par une crise économique mondiale de plus en plus profonde, les divisions et les rivalités entre grandes puissances impérialistes tant à l’intérieur de Europe qu’avec les États-Unis et le Japon, ne feront que s’intensifier dans la mesure où chacun se précipite pour garantir ses propres intérêts. Le principal facteur de déstabilisation reste l’impérialisme américain, qui a démontré à plusieurs reprises sa détermination à compenser son déclin historique par l’usage de la force militaire, même au risque de plonger le monde dans une guerre catastrophique.

(Article paru d’abord en anglais le 4 décembre 2015)

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