Le parti allemand Die Linke et la guerre en Syrie

Le discours prononcé vendredi dernier par Sahra Wagenknecht devant le parlement allemand pour justifier l’opposition du parti Die Linke (La Gauche) à la guerre en Syrie a attiré l’attention d’un grand nombre de gens. Des politiciens de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) et du Parti social-démocrate (SPD) l’avaient chahutée en interrompant son discours par des interpellations et des cris. La vidéo sur YouTube a comptabilisé un grand nombre de vues. 

Wagenknecht avait déclaré que la campagne de bombardement n’affaiblirait pas l’État islamique (EI) mais irait plutôt le renforcer. L’occident et « avant tout les États-Unis », a-t-elle dit, ont « créé un monstre qui aujourd’hui suscite en nous une grande frayeur et nous terrifie. »

C’était un « échec majeur de la politique européenne » que l’Europe depuis trop longtemps « tend la main et assure les arrières » des États-Unis. C’était une erreur d’avoir été entraîné dans une guerre dans laquelle 14 États combattent d’ores et déjà, « côte à côte, l’un avec l’autre et l’un contre l’autre. » Qu’il n’existe « pas d’objectif commun et pas de stratégie commune, pas même au sein des pays de l’OTAN. »

Au lieu de participer à une guerre de bombardement en Syrie, les livraisons d’armes à la Turquie, à l’Arabie saoudite et à d’autres alliés des États-Unis devraient être stoppées et les négociations à Vienne relancées afin de parvenir à la paix, a-t-elle dit. Wagenknecht a déclaré, « il y a une semaine, nous avions encore le sentiment que Steinmeier [le ministre allemand des Affaires étrangères] œuvrait sincèrement et honnêtement pour le succès des pourparlers de paix de Vienne. » L’escalade de la guerre anéantit maintenant tous ces efforts de rétablissement de la paix.

Le discours anti-guerre de Wagenknecht dissimule le fait que le parti Die Linke préconise depuis longtemps une intervention occidentale en Syrie. Il participe depuis longtemps en tant qu’annexe du ministère allemand des Affaires étrangères à la déstabilisation du régime Assad et au renforcement de l’opposition syrienne pro-impérialiste grâce à laquelle Washington et Berlin ont précipité le pays dans la guerre civile.

Parmi les plus importants alliés de Die Linke figure le membre de l’opposition syrienne Michel Kilo qui est un porte-parole des défenseurs d’une intervention militaire de l’Occident. Il y a deux ans à peine lors d’une interview Kilo avait exigé, « Les États-Unis ont maintenant l’obligation de mener une frappe militaire. » Il a pris la parole lors de nombreuses réunions de Die Linke concernant la guerre syrienne et accordé trois entretiens approfondis à l’organe de presse du parti, Neues Deutschland. Kilo a écrit une contribution au livre sur la Syrie de Wolfgang Gehrcke, un éminent expert en politique étrangère de Die Linke.

Lorsqu’en été 2013, les États-Unis avaient provisoirement mis en veilleuse leur projet de bombarder la Syrie, Die Linke avait changé de tactique. Tout comme le gouvernement allemand, il avait opté pour le soutien des Kurdes en Irak et en Syrie. Dans son discours, Wagenknecht a même expressément salué le « combat mené par des unités kurdes dans la région. »

Deux raisons majeures expliquent l’effort entrepris par Wagenknecht pour se présenter en pacifiste au parlement. En premier lieu, Die Linke sait que l’intervention militaire en Syrie est impopulaire. Le parti s’affiche donc comme un opposant à la guerre dans le but d’empêcher toute émergence d’un authentique mouvement anti-guerre que ni lui ni aucun autre parti parlementaire ne serait à même de contrôler. Ce pas est d’autant plus facile à faire que les voix des députés de Die Linke ne sont pas déterminantes au parlement.

Ensuite, le parti parle pour une section significative de l’élite dirigeante qui estime que c’est une erreur d’être entraîné dans une guerre en étant accroché aux basques des États-Unis et de la France, étant donné qu’il n’est pas possible pour Berlin de déterminer indépendamment ses objectifs, ses cibles et la durée du conflit. Il ne s’agit pas d’une politique de paix mais plutôt de la poursuite de la demande formulée il y a deux ans par le président Gauck pour que l’Allemagne joue sur la scène mondiale un rôle qui corresponde à sa puissance économique effective.

Il est significatif que plusieurs organes de presse critiquent l’intervention de l’armée de ce même point de vue.

C’est ainsi que l’éditorial publié dans la dernière édition de l’hebdomadaire Der Spiegel porte le titre, « La fausse guerre ». Il débute par les mots, « Il ne faut pas être un pacifiste pour estimer que cette intervention militaire est une erreur. » Il accuse le gouvernement allemand d’ignorer les leçons de « l’échec de l’intervention militaire en Afghanistan » en disant qu’aucune intervention ne doit être réalisée « sans un objectif clairement défini. » Il a ajouté, « ne te fixe pas de but que tu ne peux atteindre avec les moyens que tu es prêt à employer. »

Comme Wagenknecht, Der Spiegel souligne qu’une victoire sur l’EI ne « sera pas obtenue par des frappes aériennes. » Et comme Wagenknecht, Der Spiegel en appelle au gouvernement allemand pour mettre fin à ses livraisons d’armes à l’Arabie saoudite, un proche allié des États-Unis, et exercer des pressions sur la Turquie.

Des arguments identiques sont mis en avant par Theo Sommer dans le journal Die Zeit. Sommer écrit sous le titre « Trois erreurs de la stratégie syrienne » que la guerre ne peut être gagnée par des frappes aériennes parce que « les bombes ne peuvent que détruire un pays, elles ne peuvent pas l’occuper. » La priorité absolue doit être donnée au processus politique consistant à inclure la Russie, a-t-il écrit.

Le président de l’Association de l’armée allemande, Andre Wüstner, a aussi critiqué la hâte avec laquelle le gouvernement allemand a rejoint la campagne en Syrie. Les objectifs de la guerre, la stratégie de guerre, la situation juridique et la question des partenaires de l’alliance n’ont pas été suffisamment clarifiés, a-t-il dit. 

Ce n’est pas une simple coïncidence si Spiegel Online a publié cette semaine un long entretien avec des dirigeants parlementaires de Die Linke en les illustrant par une série de photos flatteuses. Dans celui-ci, Wagenknecht avait largement renoncé à son discours anti-guerre tenu au parlement en se prononçant au contraire en faveur d’une stratégie de domination de la région. « Les efforts visant une stratégie commune pour les acteurs vraiment engagés à combattre l’EI sont corrects. Sans la pression de la Russie, la conférence n’aurait pas eu lieu. La route vers une solution pacifique doit être poursuivie. »

Les pourparlers de Vienne ont aussi peu à voir avec une « solution pacifique » que ceux de Berlin en 1884 ou de Sèvres en 1920, lorsque les Balkans et le Moyen-Orient furent respectivement partagés entre les puissances impérialistes. Leur objectif est en réalité d’opérer un nouveau partage de cette région stratégiquement importante et riche en matières premières.

Wagenknecht est en train d’être transformée par les médias en une politicienne capable d’aider à mettre en œuvre un changement de cap dans le but d’affranchir la politique étrangère allemande de sa dépendance envers les États-Unis. Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire de la République fédérale qu’un tel virage fondamental a lieu au moyen d’une nouvelle coalition. Ceci fut le cas en 1969 avec l’Ostpolitik de Willy Brandt puis une autre fois en 2003, lorsque le rapprochement de Gerhard Schröder avec la Russie fut interrompu.

Le discours prononcé devant le parlement par Wagenknecht était doublement révélateur pour ce qu’elle n’a pas dit. Tout en s’en prenant de façon répétée aux États-Unis, elle n’a nullement précisé les véritables motifs qui se cachent derrière l’intervention militaire allemande. Elle a présenté la campagne comme n’étant qu’une simple erreur, irréfléchie et irresponsable. 

Mais la décision de la grande coalition en faveur de la guerre n’est pas une erreur. L’Impérialisme allemand poursuit au Moyen-Orient ses propres intérêts économiques et stratégiques. Un document stratégique de la Fondation Konrad Adenauer définit les « propres intérêts nationaux » de l’Allemagne dans la région comme étant « la sécurisation d’un approvisionnement continu en matières premières et la création d’opportunités d’exportation pour les entreprises allemandes. »

Il est évident que les attentats terroristes de Paris ont fourni un prétexte opportun pour mettre en œuvres ces projets. Wagenknecht reste silencieuse sur cette question parce que Die Linke est directement impliqué dans les projets qui doivent faire de l’Allemagne une grande puissance. Le député parlementaire de Die Linke, Stefan Liebich, avait coopéré en 2013 à la rédaction de ce document stratégique « Nouveau pouvoir, nouvelle responsabilité » qui réclame une politique étrangère allemande plus agressive s’appuyant sur le militarisme.

En début d’année, plusieurs députés de Die Linke avaient voté en faveur de l’envoi d’une frégate allemande vers la Méditerranée pour détruire des armes chimiques syriennes. Quelques semaines plus tard, Gregor Gysi, devenait l’un des premiers politiciens allemands à réclamer la fourniture d’armes aux Kurdes en demandant au parlement une intervention massive des troupes de l’ONU.

Peu de temps après, 14 politiciens influents de Die Linke publiaient une déclaration intitulée « Sauver Kobané » qui appelait à une intervention militaire contre l’État islamique en Syrie et en Irak. Les signataires comprenaient 12 membres de son groupe parlementaire, dont entre autres Dietmar Bartsch, Jan Korte, Petra Pau et Liebich. 

(Article original paru le 10 décembre 2015)

 

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