L’Allemagne arrête un journaliste d'Al Jazeera sur mandat émis par la junte égyptienne

Samedi, le gouvernement allemand a arrêté Ahmed Mansour, journaliste de renom d'Al Jazeera, sur un mandat d'arrêt émis par le régime sanguinaire du dictateur militaire égyptien Abdel Fattah al-Sissi, un geste sans précédent. 

Mansour a été arrêté à l'aéroport de Tegel, à Berlin. Dimanche, il a été conduit du tribunal à la prison du quartier de Moabit, selon le porte-parole du parquet, Martin Steltner. « L’audience d'aujourd'hui concernait les formalités, » a dit Steltner, ajoutant que « la semaine prochaine, il y aur[ait] une évaluation quant à la validité du mandat. » 

Protestation à Berlin contre l’arrestation et la détention de Mansour

Lundi, les tribunaux allemands devaient examiner une demande d’extradition de Mansour vers Le Caire émanant du régime Sissi selon son avocat, Fazli Altin. Mansour, qui a la double nationalité britannique et égyptienne, est conseillé par consulat britannique. 

« Cette affaire a clairement pris une dimension politique et il y a actuellement beaucoup de discussions en coulisse, et divers consulats sont également concernés », a dit Patrick Teubner, un deuxième avocat de Mansour. 

En donnant suite à un mandat d'arrêt délivré par un régime qui a abattu des milliers de personnes dans les rues d'Egypte après le déclenchement d'un coup d’Etat dirigé contre le président islamiste Mohamed Morsi il y a deux ans, Berlin donne son approbation à la junte égyptienne et à ses machinations contre les journalistes. C'est là une attaque flagrante de la liberté de la presse et des libertés démocratiques fondamentales. 

Cette persécution d'un journaliste à la demande d'un régime couvert de sang vient quelques mois seulement après que la chancelière allemande Angela Merkel a défilé avec d'autres dirigeants européens à Paris et y a proclamé son attachement à la liberté de la presse et aux droits des journalistes après l'attaque du magazine anti-islamique raciste Charlie Hebdo

Manifestants à Berlin

Des dizaines de manifestants, dont beaucoup d'Egyptiens, se sont rassemblés devant le tribunal hier pour protester contre l'arrestation de Mansour. 

L'année dernière, les tribunaux égyptiens ont emprisonné trois journalistes d'Al Jazeera, une chaîne d'actualités basée au Qatar, dont le gouvernement est aligné sur les Frères musulmans (MB) de Morsi. Ces journalistes avaient été accusés d’activités visant à discréditer la junte Sissi. 

Le corresponsant Peter Greste, le chef de l’antenne du Caire Mohamed Fahmy et le directeur des actualités télévisées Baher Mohamed ont été condamnés à des peines de prison de sept à dix ans bien que l’accusation n'ait fourni aucune preuve contre eux. Des témoins à charge ont contredit les allégations des procureurs et suggéré qu’ils avaient manipulé les preuves. Le procès a été internationalement condamné et le Caire a finalement libéré Greste en février. 

L’odeur de criminalité et de sang dégagée par la junte de Sissi est si pestilentielle qu’Interpol a refusé de donner suite à la demande de mandat d’arrêt contre Mansour l'année dernière. En octobre, Interpol a déclaré que la demande de mandat de la junte contre Mansour « ne respectait pas les règles d'Interpol. » 

Dans un communiqué publié samedi, Mansour avait déclaré, « J’ai informé [la police allemande] que l'organisation mondiale de la police a rejeté la demande de l'Egypte et que je possède ce document d'Interpol pour prouver que je ne suis recherché pour aucune accusation. Je leur ai dit aussi que toutes les accusations déposées contre moi en Egypte étaient fabriquées. Ils [la police] ont toutefois insisté pour me retenir dans leur centre de détention pour enquête. Ils m'ont dit qu'ils me transféreraient pour être confronté à un juge d'instruction qui statuera sur mon cas ».

Les accusations contre Mansour sont manifestement sans fondement, comme celles contre Greste, et Mohamed Fahmy. Le ministre égyptien des Affaires étrangères Badr Abdelattie a dit à l'Associated Press que les autorités judiciaires égyptiennes, dont le procureur en chef du Caire, étaient en contact avec les autorités allemandes et essayaient de voir quelles plaintes déposer contre Mansour. Ces dernières comprennent apparemment l’assertion que Mansour « a nui massivement à la réputation de l'Egypte » à travers ses reportages et qu'il a torturé un avocat non identifié au cours des manifestations de masse de 2011.

« Il est inacceptable pour la liberté de la presse et gênant pour l'Allemagne que Mansour soit détenu ici sur ces allégations clairement politiques », a déclaré l'avocat de Mansour, Altin.

La décision du gouvernement allemand d'agir sur la base d’allégations politiquement motivées est un acte infâme. L’arrestation d'un journaliste – fondée sur l’accusation d’avoir nui à la réputation d'une junte qui massacre des manifestants non armés et torture des milliers de prisonniers politiques – relève de la censure pure et simple. Si Mansour est déporté en Egypte, il sera sans aucun doute condamné à une lourde peine de prison, voire à la peine de mort.

Des organismes médiatiques ont dénoncé la détention de Mansour. Reporters sans frontières a publié une déclaration qualifiant la détention de « terrible vindicte de l'Egypte contre les journalistes qui déplaisent au régime » et avertissant de ce que si le gouvernement de Berlin décide d'extrader Mansour, « elle se mettrait à la solde d’un régime dictatorial et se déshonorerait. »

Le directeur général par intérim d’Al Jazeera, Mostefa Souag, a déclaré, « La répression des journalistes par les autorités égyptiennes est bien connue. Notre réseau, un des plus regardés du monde arabe, en a fait les frais. Les autres pays ne doivent pas permettre qu’on fasse d’eux les outils de cette oppression des médias, et encore moins ceux qui respectent la liberté des médias comme le fait l'Allemagne ».

Comme Washington, l'aristocratie financière européenne soutient la junte de Sissi, qu'elle considère comme la seule force capable de supprimer les luttes révolutionnaires de la classe ouvrière égyptienne qui ont éclaté en 2011. Au début de ce mois, Sissi s’est rendu à Berlin où il a été comblé d'honneurs et de contrats commerciaux et militaires valant des dizaines de milliards d’euros. (Voir: Al-Sisi à Berlin: Tapis rouge pour le bourreau du Caire ) Il avait été reçu de la même manière lors de visites antérieures à Paris et à Rome.

L'arrestation de Mansour représente néanmoins une escalade dans l’impudence dont font preuve les pouvoirs de l'Union européenne (UE) dans leur soutien au régime Sissi.

C’est un signal calculé de Berlin pour montrer qu'elle est prête à collaborer publiquement avec les mesures répressives de dictatures militaires comme celle de l’Egypte, prises pour museler la presse et écraser l'opposition de la classe ouvrière, et ce, malgré l'opposition populaire en Europe même.

L'un des destinataires voulu de ce message est sans aucun doute le premier ministre grec Alexis Tsipras. Il cherche actuellement à renégocier les mesures d'austérité exigées par Berlin et l'UE qui menacent de couper le crédit à la Grèce et de la mener à la faillite, même au risque de provoquer un nouvel effondrement financier mondial et la désintégration possible de l'UE elle-même.

La Grèce a été gouvernée de 1967 à 1974 par la junte des colonels, arrivée au pouvoir dans un coup d'Etat soutenu par la CIA, et qui a utilisé la torture et l’assassinat en masse pour réprimer l'opposition populaire.

Si Berlin est capable de travailler aussi ouvertement avec la junte égyptienne, elle s’arrangera sans problème avec une nouvelle junte militaire grecque destinée à imposer l’austérité à la classe ouvrière. Tsipras peut voir quel sort lui serait réservé dans un tel scénario s’il porte ses regards vers l’Egypte, de l’autre côté de la Méditerranée, où Morsi est en prison suite à des accusations fabriquées de toutes pièces et confronté à de multiples condamnations à mort.

(Article original paru en anglais le 22 juin 2015)

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