Perspectives

La mort de Kalief Browder

Le suicide de Kalief Browder, accusé à 16 ans d'avoir volé un sac à dos et jeté dans la prison de Rikers Island à New York où il a été torturé et affamé en isolement cellulaire sans jamais avoir été reconnu coupable d'un crime, a exposé devant le monde entier la barbarie du système de « justice » américain. 

Les trois années de Kalief en prison ont été documentées l'an dernier dans un article du magazine New Yorker nominé pour le prix Pulitzer qui faisait la chronique de son combat pour s'adapter à la vie hors de prison après avoir été psychologiquement brisé par son incarcération à Rikers Island. 

L'avocat et ami de Kalief, Paul V. Prestia, a parlé avec émotion de la mort du jeune homme dans une interview du Los Angeles Times. « Je pense que ce qui a causé le suicide était son incarcération et ces centaines de nuits en isolement, où les souris rampaient sur ses draps dans cette petite cellule ... le fait qu’on l’affamait ... Ce fut la douleur et la tristesse auxquelles il avait à faire face tous les jours, et je pense que c'était trop pour lui. » 

Le traitement de Kalief n'est pas une aberration dans l'infâme prison de Rikers. Le New York Times a rapporté que pendant 11 mois en 2013, 129 détenus avaient subi « des blessures graves » dans des altercations avec des gardiens. Selon un rapport interne obtenu par l'Associated Press en mars 2014, près d'un tiers des détenus de Rikers avaient souffert d’un coup à la tête infligé par des gardiens. 

Le cas de Kalief n'est que le dernier d'une interminable série d'atrocités et de violations des droits humains commises dans le vaste système carcéral américain, le plus grand et le plus densément peuplé du monde. Vendredi, le Texas a exécuté Lester Bower, 67 ans, la personne la plus âgée exécutée aux États-Unis depuis le rétablissement de la peine capitale en 1976. Bower avait passé plus de trois décennies dans le couloir de la mort, dont plus de 14 ans à l'isolement. 

La condamnation de Bower s’appuyait entièrement sur des preuves indirectes, et lorsque de nouvelles preuves à décharge ont émergé, un juge a refusé un nouveau procès au motif absurde que si celles-ci « pouvaient éventuellement avoir produit un résultat différent au procès, cela ne prouve pas par une preuve claire et convaincante que [Bower] est effectivement innocent ».

Mardi, un tribunal d'appel fédéral a de nouveau bloqué la libération d'Albert Woodfox, un prisonnier à la prison d'Angola en Louisiane, malgré qu'un tribunal fédéral ait annulé sa condamnation l'an dernier. Woodfox a été plus de quatre décennies à l'isolement, plus que quiconque aux États-Unis. 

Dans l'affaire Kalief Browder, l'avocat Prestia a poursuivi New York, accusant le parquet de « demander de longs ajournements excessifs de ces cas pour obtenir un plaidoyer de culpabilité du plaignant. » Voyant qu'ils n'avaient aucune preuve contre lui, les procureurs ont cherché à utiliser l'emprisonnement de Kalief pour le forcer à plaider coupable. 

Pour lui extorquer des aveux, l'adolescent a du subir trois ans de torture, ce qui montre que les pratiques médiévales interdites par la Constitution américaine et le Droit international sont florissantes, non seulement dans les goulags étrangers de l'Amérique et les sites noirs de la CIA, mais aussi dans le pays. Ils sont couramment utilisés contre les travailleurs et les jeunes pris dans la machine sadique de ce qui s’appelle le système de justice américain. Comme l'a dit Prestia, « il ne s’est pas fait torturer dans un quelconque camp de prisonniers d’un autre pays. C’était bien ici! ».

Kalief a refusé d'avouer un crime qu'il n'avait pas commis. Quand un juge lui a proposé de le libérer immédiatement en échange d'un plaidoyer de culpabilité, il a répondu, « Je ne l’ai pas fait ... Je veux un procès ».

L’article du New Yorker faisait remarquer que dans le Bronx en 2011 il n'y a eu que 165 cas de crime allant jusqu'au procès, tandis que dans 3.991 cas, les accusés ont plaidé coupable. Des chiffres similaires sont relevés dans les villes et quartiers populaires de tout le pays où la garantie de l’Article 6 de la Constitution d'un procès rapide et public est pratiquement lettre morte.

Il en va de même pour le reste des 10 premiers Articles de la Constitution américaine. La police tabasse et arrête régulièrement des gens pour parole insuffisamment respectueuse (violation de l’Article 1), fouille les personnes sans cause (violation de l’Article 4), torture des suspects pour qu’ils avouent des crimes (violation de l’Article 5), prive les gens du droit à un procès rapide (violation de l’Article 6), et soumet les détenus à des peines excessives de liberté sous caution et à des « châtiments cruels et inhabituels » (violation de l’Article 8).

Sur la rive de la rivière Harlem opposée au Bronx, le quartier natal de Kalief où la moitié des enfants vivent dans des ménages où il n'y a pas assez à manger, se trouvent les spéculateurs multimillionnaires et milliardaires de Wall Street qui vivent dans un autre monde. Eux, sont autorisés à commettre n’importe quel crime, de la fraude et du délit d'initié au blanchiment d'argent, en toute impunité.

La mort de Browder a été accueillie avec des larmes de crocodile par l'establishment politique. Le maire démocrate de New York, Bill De Blasio, a appelé sa mort une « révélation ». « Beaucoup des changements que nous effectuons à Rikers Island à ce moment même sont dûs à l'exemple de Kalief Browder ».

Ces changements méritent à peine le terme de « symbolique ». L'isolement sera interdit seulement pour les détenus de moins de 22 ans. Même cela ne devrait pas rentrer en vigueur avant janvier 2016, et tout est conditionné au financement.

A chaque instant, de Blasio a cherché à défendre les gardiens de prison et les fonctionnaires impliqués dans la torture et la violence. Malgré les renvois de gardiens et les démissions de trois hauts fonctionnaires, une seule personne, un gardien, a été inculpée pour le règne de terreur qui a coûté la vie à plusieurs détenus, a fait des centaines de blessés et des milliers et des milliers de gens marqués à vie.

Mardi, le New York Times a publié un éditorial qui, feignant la compassion pour Kalief Browder, a cherché à présenter le ministère de la Justice d'Obama comme une force pour la réforme du système pénitentiaire. Il n'y avait même pas une vague suggestion de la rédaction du Times que quelqu'un devrait être tenu responsable pour la fin tragique de Kalief.

En fait, toutes les nombreuses enquêtes associant les villes et le ministère de la Justice dans tout le pays pour établir « les tendances et la pratique » des violations des droits civils ont servi à blanchir ces dernières, personne n'étant jamais tenu responsable des crimes révélés par les enquêtes officielles.

Ce que le Times et tout l'establishment politique évitent assidûment de reconnaître est qu’il y a un lien inséparable entre la brutalité endémique des prisons américaines, une police militarisée qui fonctionne comme des armées d'occupation virtuelles dans les quartiers populaires, et la croissance massive de l'inégalité sociale.

La justice en Amérique est une justice de classe, imposée par un appareil d'Etat au service des intérêts d'une élite dirigeante qui préside à un système socio-économique en faillite. Le capitalisme, qui n'a pas de solution pour la pauvreté montante, le chômage et la colère des travailleurs, compte de plus en plus sur la force brutale pour protéger les intérêts de l'oligarchie financière.

(Article original paru le 10 juin 2015)

 

 

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