Le retour du culte de Bismarck

Le deux-centième anniversaire de la naissance d’Otto von Bismarck le 1er avril a produit une vague d'enthousiasme en Allemagne. Le flux continu des articles, interviews et réunions va bien au-delà du simple hommage rendu à l’homme qui a laissé sa marque sur trois décennies de politique allemande au XIXe siècle. Le « chancelier de fer » est dépeint comme un modèle pour l'Allemagne d’aujourd'hui, surtout pour ce qui est de sa politique étrangère.

Le Musée historique allemand (DHM) et la fondation Otto von Bismarck, ont organisé conjointement un colloque de deux jours sous le titre « Realpolitik pour l'Europe: le chemin tracé par Bismarck. »

Le 26 mars, Die Zeit a publié une chronique de son rédacteur en chef, Josef Joffe, sous le titre « Où est Bismarck ? ». Joffe s'est plaint de ce que l'anniversaire de l’archi-réactionnaire hobereau prussien n’ait pas été célébré avec autant d’exubérance que l'anniversaire d'Abraham Lincoln, de six ans son aîné, qui a aboli l'esclavage lors de la Guerre de sécession et qui se classe parmi les figures les plus progressistes de l'époque moderne. 

Statue de Bismark à Hambourg

Der Spiegel a obtenu une interview de deux heures avec Gerhard Schröder au sujet de Bismarck. L'ancien chancelier du parti social-démocrate (SPD), dont le bureau est orné d'un portrait original de Bismarck par Franz von Lenbach, a reconnu lors de l'interview être un admirateur du chancelier du Reich qui, tant qu’il a vécu, a impitoyablement persécuté le SPD.

Schröder a rejeté comme de simples bagatelles les lois antisocialistes de Bismarck qui ont conduit à ce que plus de 11.000 sociaux-démocrates soient condamnés à la prison alors que des milliers d’autres ont été jetés à la rue et leurs familles dépouillées de leurs moyens de subsistance. D'innombrables associations sociale-démocrates, de réunions publiques, de journaux et de publications ont été interdits en vertu de ces lois. Il n'a pas dit un seul mot sur la lutte héroïque menée par le SPD sous August Bebel.

« Bismarck a été certainement un mangeur de socialistes, mais d'autre part, il avait aussi un côté social-démocrate », a dit Schröder. « En fin de compte, il est le créateur des systèmes de sécurité sociale. L'un des très grands de l'histoire allemande. » C’est à Der Spiegel qu’est revenu la tâche d’informer Schröder que Bismarck avait introduit la sécurité sociale pour « stabiliser la monarchie et non, par exemple, afin de moderniser l'Allemagne. »

Schröder s’est explicitement référé à sa « politique de l’Agenda 2010 », le programme le plus complet des coupes sociales mis en œuvre depuis la fondation de la République fédérale d'Allemagne, comme étant « la poursuite de la législation sociale bismarckienne... parce que sans les réformes de l'Agenda, il n’aurait plus été possible de financer l'État social ».

Il a aussi reconnu ouvertement qu'il admirait le style autoritaire de gouvernement de Bismarck, et que les circonstances dans lesquelles Bismarck avait fait de la politique étaient préférables à « celles dans le cadre desquelles j'ai eu à faire de la politique ».

« De quoi Bismarck avait-il besoin? De la confiance du roi de Prusse et du Kaiser allemand. C'est tout », a-t-il dit. Schröder a déclaré que lui-même était « suffisamment démocrate pour savoir que maintenant ce n'était pas possible. »

Ce que Schröder admire le plus chez Bismarck c’est sa politique étrangère réactionnaire. Il partage cette opinion avec Joffe. Bien que Bismarck ait déclaré, en 1862, que les grandes questions de l'heure seraient décidées « non par des discours et des votes à la majorité, mais par le fer et le sang », tous deux l’ont salué comme un artisan de la paix.

« Le système de Bismarck a maintenu la paix pendant quarante ans — accomplissement magistral », a déclaré Joffe. Schröder n'a pas nié que Bismarck « ait été un conservateur sur toute la ligne, avec des traits réactionnaires ». Toutefois, il a ajouté: « Mais je soutiens que sa politique étrangère a été prudente et calculée à chaque étape. Chaque alliance qu’il a formé comme chancelier du Reich était de nature défensive ».

Tous deux recommandent la politique étrangère de Bismarck comme un modèle pour aujourd'hui.

« Pourquoi devrions-nous nous souvenir de Bismarck avec un peu plus de générosité? Par exemple, parce qu'il a créé le modèle pour la politique étrangère de la République fédérale », écrit Joffe. Ce qui convenait pour l'empire allemand sous Bismarck va « aussi pour le Berlin d’aujourd'hui, qui veut diriger « à partir du centre », qui maîtrise sa propre puissance et tente d'équilibrer les conflits d'intérêts en Europe et entre l’Occident et l’Orient ».

Schröder a également dit que Bismarck menait une politique de direction « à partir du centre, comme on dirait aujourd'hui ».

« La direction à partir du centre » est le slogan officiel sous lequel le gouvernement allemand poursuit le retour au militarisme et à la politique allemande agressive de grande puissance. La ministre de la Défense Ursula von der Leyen a ouvert la Conférence sur la sécurité de Munich, le 6 février, avec un discours sur ce sujet. Et le livre le plus récent par le politologue berlinois et conseiller du gouvernement, Herfried Münkler, qui plaide explicitement en faveur de la domination allemande sur l'Europe, porte le titre de Puissance centrale. (Voir: « Un professeur de Berlin voit dans l'Allemagne le « maître de discipline » de l'Europe »)

Le fait que Joffe et Schröder placent « La direction à partir du centre » dans la continuité avec Bismarck est très révélatrice quant au contenu de cette expression. La politique étrangère de Bismarck était tout sauf paisible ou défensive. Même si ce descendant de hobereaux ne porte pas la responsabilité directe pour Hitler et ses crimes, il y a néanmoins une ligne directe qui va de Bismarck jusqu’à la Première et la Deuxième Guerre mondiale et aux crimes qui leurs sont liées.

Ce n’est qu'à la lumière de la révolution ratée de 1848 qu’il est possible de comprendre comment Bismarck est passé d'une jeunesse instable avec une passion pour les jeux d'argent et la boisson pour devenir un homme d'État.

Lorsque la révolution démocratique a tardivement éclaté en Allemagne en 1848, l’opposition entre la bourgeoisie et la classe ouvrière s’était déjà développée à un tel point que le « Tiers état » ne pouvait plus s’unir contre la noblesse et le clergé comme il l'avait fait en 1789 en France. La bourgeoisie libérale a poignardé la révolution dans le dos, par peur de la classe ouvrière, et elle a conclu un compromis avec la noblesse. Les démocrates de la petite bourgeoisie « étaient plus effrayés par le moindre frémissement d’un mouvement populaire que de tous les complots réactionnaires de tous les gouvernements allemands réunis. », comme l'a écrit Friedrich Engels.

Dans ces circonstances, ce fut avec Bismarck un représentant de l'aristocratie foncière (la classe plus réactionnaire en Allemagne) qui entreprit, deux décennies plus tard, la tâche ne pouvant être différée d'unir les petits États de l'Allemagne faiblement liés entre eux en un seul État national. Il a lié « ensemble les agrariens et les industriels par des victoires militaires, des indemnités en or, des profits élevés et la crainte du prolétariat », a écrit plus tard Trotsky.

Le cynisme et la brutalité de Bismarck le rendait particulièrement apte pour cette tâche. La naissance de l'empire de Bismarck a eu un impact énorme sur la vie en Allemagne, de la persécution politique du mouvement ouvrier à la glorification du militarisme prussien et à la domination des hobereaux dans de nombreux domaines de la vie sociale.

Sa politique étrangère n'avait pas un caractère fondamentalement différent de sa politique intérieure, comme Schröder voudrait nous faire croire. Elles provenaient du même moule et se complétaient l’une l’autre.

L'unification de l'Allemagne ne fut pas le résultat d'une révolution démocratique, mais a été réalisée par « le fer et le sang » dans des guerres successives contre le Danemark, l'Autriche et la France. L'empire qui s’est développé de cette façon ne pouvait pas faire appel aux idéaux démocratiques des peuples européens comme la république française l’avait fait en son temps. Bismarck a fait de la France son « ennemi héréditaire » à travers le couronnement provocateur du Kaiser allemand au Palais de Versailles.

L’empire de Bismarck était trop grand et économiquement trop fort pour jouer un rôle subalterne en Europe. Mais il n'était pas assez fort pour dominer toute l'Europe. Par conséquent, Bismarck a dirigé sa politique en jouant les rivaux de l'Allemagne les uns contre les autres, afin qu'ils ne s'unissent pas contre l'Allemagne. Dans les propos souvent cités du « Kissinger Diktat » de 1877, Bismarck a formulé l'objectif d'une « situation politique générale, où toutes les puissances, à part la France, ont besoin de nous et où on les empêche autant que possible de former une coalition contre nous ».

Seuls ceux qui, comme Joffe et Schröder, poursuivent des buts similaires aujourd'hui, peuvent faire référence à un telle politique comme “défensive” ou “pacifique”. La politique de Bismarck consistait en intrigues, traités secrets, postures militaires menaçantes et l'alimentation de conflits dans la périphérie de l'Europe qui tenaient en haleine les rivaux de l'Allemagne. Son rôle lors du Congrès de Berlin de 1878, qui a divisé les Balkans entre les grandes puissances, a été partiellement responsable de la mise en mouvement de la chaîne des événements qui conduisirent à la Première Guerre mondiale.

La politique étrangère de Bismarck pouvait seulement fonctionner aussi longtemps que l'empire allemand se déclarait lui-même “saturé” et ne faisait aucune réclamation territoriale ou coloniale — c'est-à-dire, aussi longtemps qu'il était occupé par sa consolidation intérieure et par la longue crise économique qui a suivi sa création.

À la fin des années 1880, les conditions sur lesquelles reposaient la politique de Bismarck avaient disparues. Au niveau national, le SPD s’était développé de façon massive en dépit d’une répression brutale. Il avait doublé sa part du vote en 1890 et, avec un cinquième des suffrages exprimés, il était le parti le plus fort au Reichstag (parlement). Bismarck voulait l'écraser par la force, mais le nouveau Kaiser, Wilhelm II, pensait que c'était trop risqué.

L'économie allemande n’était plus “saturée”. La crise économique avait pris fin, l'économie progressait rapidement et l’Allemagne commençait à chercher sa “place au soleil”, des marchés pour l’exportation, des sources de matières premières et des colonies. Ce que Bismarck avait semé commençait à s’épanouir. Il démissionna en mars 1890 et passa les huit dernières années de sa vie dans son domaine à la campagne.

Sa popularité grandit cependant et elle atteignit de nouveaux sommets après sa mort. Bismarck devint le héros du petit-bourgeois allemand dont l’enthousiasme pour la construction de la flotte, le militarisme et le colonialisme trouva une expression appropriée dans le culte de Bismarck. Des monuments de Bismarck financés par des dons surgirent dans toute l'Allemagne — dont 700 existent encore aujourd'hui. Le plus monumental domine le port de Hambourg, un colosse de granit de 35 mètres créé en 1906.

Il y a un siècle, le centenaire de l’anniversaire de Bismarck a été célébré en grande pompe au milieu de la Première Guerre mondiale. Des centaines de drapeaux ornaient les rues de Berlin et des autres villes allemandes, visant à attiser l'enthousiasme pour la guerre. Le chancelier Theobald von Bethmann-Hollweg et l’empereur Guillaume déclarèrent que Bismarck était la « personnification de la force et de la détermination allemande ».

Une centaine d’années plus tard, les élites allemandes sont une fois de plus en train de faire revivre le culte de Bismarck, parce qu'ils sont confrontés aux mêmes problèmes. Près de 70 ans après la défaite de la Deuxième Guerre mondiale, ils reprennent la politique impérialiste de l'ancien empire allemand.

L'impérialisme allemand, qui est dépendant du monde entier comme marché pour ses produits, sent à nouveau qu'il est trop grand pour l'Europe, mais trop petit pour jouer un rôle indépendant sur la scène politique mondiale. C’est pourquoi, selon un site Web officiel du ministère des Affaires étrangères, il suit le chemin consistant « à diriger l'Europe afin de diriger le monde ».

Portrait de Bismark en casque à pointe.

Actuellement la puissance militaire de l'impérialisme allemand ne correspond pas à sa puissance économique. Comme c'était déjà le cas avec Bismarck, le gouvernement de Berlin doit s'assurer que ses rivaux européens et internationaux ne s'unisse pas contre l'Allemagne. C'est ce que Joffe veut dire quand il affirme que Berlin fait preuve de retenue et cherche à équilibrer les conflits d'intérêts à l'intérieur de l'Europe et entre l’Occident et l’Orient.

L'accroissement du potentiel militaire ne s’en poursuit pas moins à vive allure. À Munich, la ministre de la défense von der Leyen a demandé, « comprenons-nous par direction, la direction avec le casque à pointe? » à quoi elle a répondu « Non ! » Après plusieurs augmentations du budget de la défense et le renouveau du culte de Bismarck, elle devrait réviser sa réponse. Le chancelier du Reich n'avait aucun problème à se montrer avec un casque à pointe sur la tête.

(Article original publié le 1er avril 2015)

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