L'élection britannique du point de vue européen

L’élection parlementaire de jeudi au Royaume-Uni a suscité l’inquiétude dans les cercles dirigeants européens, notamment en Allemagne. Elle est considérée comme une source d’instabilité économique et une étape vers l’éclatement de l’Union européenne en ses composantes nationales et régionales.

Si les dirigeants politiques – en bonne partie par peur qu’une interférence externe puisse accentuer les sentiments anti-UE – se sont retenus dans leurs commentaires, les grands médias eux, ont publié des analyses et des éditoriaux qui tenaient compte aussi du point de vue des représentants de la grande entreprise.

L’éditorialiste du Financial Times, Wolfgang Münchau, qui a de nombreux contacts en Allemagne, a commenté, « Les suites de l’élection britannique sont l’une des questions les plus pressantes dans l’esprit des décideurs de l’UE. Elles se situent à une certaine distance derrière une rupture du deuxième accord de cesser feu de Minsk en Ukraine mais d’une certaine façon devant une sortie soudaine de la Grèce de la zone euro. »

De nombreux éditoriaux accusent tant le premier ministre conservateur David Cameron que son challenger travailliste Ed Miliband, d’une adaptation opportuniste et d’un manque de leadership fort.

Münchau trouve étonnant que « compte tenu de l’importance des élections de ce jeudi pour l’avenir de la Grande-Bretagne dans l’UE, l’Europe n’ait joué pratiquement aucun rôle dans le débat. »

Die Zeit parle de la campagne électorale en la qualifiant de « nombrilisme intra britannique. » La Grande-Bretagne est devenue « provinciale » et « égocentrique ». Cameron, « dans les yeux des autres pays européens, » se laisse « entraîner par les eurosceptiques de son propre parti et du parti anti-UE, UKIP. »

Die Welt, un journal de droite, accuse le Premier ministre de vouloir « convaincre les électeurs les plus nationalistes et les plus critiques de l’UE » et d’être devenu « le prisonnier de sa propre rhétorique. »

Plusieurs éditoriaux expriment leur inquiétude que le résultat de l’élection puisse entraîner une longue période d’instabilité politique et économique, qui pourrait ensuite se propager à l’ensemble de l’Europe. Étant donné que tous les sondages disponibles ne montrent ni les conservateurs ni le Parti travailliste obtenant une majorité, ils s’attendent à des négociations de coalition prolongées dont le résultat final serait un gouvernement chroniquement instable.

« Dans cette situation complexe, l’émergence d’une nouvelle coalition stable est peu probable, » dit Spiegel Online, « et ce, dans un pays dont l’économie est encore sur des jambes plutôt fragiles... Une onde de choc économique et politique pourrait se propager à partir de Londres, qui se fera sentir bien au-delà des îles britanniques. »

Le magazine d’information s’attend à ce que les marchés boursiers enregistrent une baisse et à ce que la valeur de la livre tombe « si l’impression d’instabilité politique se solidifie le lendemain des élections... Pour un pays dont le modèle économique est basé sur l’afflux constant de capitaux étrangers, ce serait une situation très désagréable. »

Le Frankfurter Allgemeine avertit également que la dépendance du pays des entrées de capitaux aurait des conséquences désastreuses en cas d’instabilité politique. Le déficit des comptes courants du Royaume-Uni, « d’environ 140 milliards d’euros par an », correspond à « 5,5 pour cent du PIB – un bilan économique solitaire parmi les grands pays industrialisés, » écrit le journal.

Toutefois, la crainte des effets d’un Brexit, un éventuel retrait de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, dépassent de loin les préoccupations sur l’impact conjoncturel de l’élection. Cameron avait déjà annoncé il y a deux ans qu’il laisserait la population voter sur cette question en 2017 s’il obtenait un second mandat.

Jusqu’ici, il a parlé en faveur d’un maintien de la Grande-Bretagne dans l’UE, mais seulement si celle-ci lui faisait d’importantes concessions – ce qui, compte tenu des relations complexes entre les 28 États membres, est pratiquement impossible. L’opinion publique en Grande-Bretagne semble actuellement pencher en faveur d’un maintien dans l’UE, mais compte tenu de la situation internationale incertaine, il est impossible de prédire le résultat d’un référendum dans deux ans.

Le Frankfurter Allgemeine estime que l’incertitude sur le résultat d’un référendum aurait en elle-même de graves conséquences. « Les entreprises nationales ou étrangères pourraient mettre en veilleuse leurs plans d’investissement, voire quitter le pays si elles doivent s’attendre à des années d’immobilisme. »

Une victoire d’Ed Miliband, qui représente une vue plus favorable à l’UE, ne résoudrait pas le problème dans le long terme, selon ce journal. Il est à prévoir qu’une opposition conservatrice « sera dominée par les eurosceptiques » et pourrait gagner les prochaines élections « avec une campagne anti-UE, » déclare le journal.

Dans le Financial Times, Wolfgang Münchau souligne que même le Parti travailliste défend un point de vue de plus en plus eurosceptique. Sur les 83 pages du manifeste électoral de ce parti, un peu plus d’une page est consacrée au thème de l’UE, dans laquelle le parti prétend qu’il va « changer l’UE dans les meilleurs intérêts de la Grande-Bretagne » et « protéger notre intérêt national. » Les intérêts de l’UE ne sont pas du tout mentionnés. 

En plus des questions économiques, plusieurs éditoriaux traitent des conséquences politiques et stratégiques d’un Brexit. Ils le voient comme le début de la fin de l’Union européenne. 

Selon Spiegel Online, une décision britannique contre l’UE serait « un signal strident. » Il déclare : « Pour la première fois, un pays – et en particulier un pays si grand, important et central – se retirait volontairement de l’UE. D’autres pays eurosceptiques pourraient suivre. L’intégration européenne dans son ensemble serait mise en cause. »

Le Frankfurter Allgemeine avertit également de « l’effet de signal » d’une telle démarche : « un 'Brexit' fournit un exemple de ce que l’intégration européenne – et donc aussi le marché intérieur – ne sont pas irréversibles. »

Le journal cite des experts financiers et politiques selon lesquels un Brexit serait « susceptible de conduire au démantèlement du Royaume-Uni. » Il met en garde contre la « réaction en chaîne considérable d’un “Brexit” et d’un “Sexit” [une sécession de l’Écosse]. » Ce qui est « d’autant plus étonnant, » c’est que « le thème important de l’Europe n’a, jusqu’à présent, joué qu’un rôle mineur dans la campagne électorale britannique elle-même, » conclut le quotidien.

Die Welt compare les conséquences potentielles d’un Brexit à la « crise financière de 2008-2009. » Les « risques pour le reste de l’Europe sont énormes, notamment pour l’Allemagne » qui « perdrait un allié important. » Londres, « tout comme la chancelière Angela Merkel, avait toujours insisté sur le fait que l’UE devait être compétitive dans son ensemble. Sans l’Angleterre, la prépondérance des États du sud, dont la France, serait presque écrasante. »

Le journal français Le Figaro veut lui aussi éviter un Brexit. Il accuse Cameron de « poursuivre une politique européenne chaotique, de faire un pari raté et de poser des ultimatums dangereux, » et d’accepter « le risque d’un “Brexit” face à un électorat sceptique. » S’il est réélu, les Européens doivent l’aider à sortir de ce piège, « Parce que l’UE a besoin du dynamisme britannique et de son modèle de réussite. »

L’Irish Times met en garde contre des conséquences « extrêmement dommageables » pour l’Irlande : « un retrait britannique de l’UE serait un choc énorme pour l’ensemble du projet européen, son influence et sa réputation mondiale. » Il « aurait des implications profondes pour les entreprises irlandaises, l’agriculture, la politique sociale, les services financiers, le commerce et l’énergie. » Il serait extrêmement nuisible « à la relation étroite établie entre Dublin et Londres. Les relations irlando-britanniques reviendraient à un bilatéralisme nuisible fondé davantage sur des relations de pouvoir que sur l’interdépendance. » Et il déstabiliserait profondément l’Irlande du Nord, politiquement et économiquement.

Le journaliste Christoph von Marschall, de la radio publique Deutschlandfunk, brosse le tableau d’une « crise existentielle » de l’UE. On ne doit plus traiter les points chauds européens séparément, prévient-il. Si l’on considère ensemble les risques d’une faillite de la Grèce, d’une fracture du front des sanctions contre Poutine, d’un retrait de la Grande-Bretagne de l’Union européenne et d’une victoire électorale de Marine Le Pen à l’élection présidentielle française en 2017, il deviendra « soudainement très clair que l’Europe de l’UE telle que nous la connaissons cessera probablement bientôt d’exister. »

En lisant ces mises en gardes venant principalement de médias s’adressant au monde des affaires, on pourrait supposer que les élites dirigeantes feront tout leur possible pour arrêter une catastrophe économique imminente et l’éclatement du continent en régions mutuellement hostiles. On pourrait y ajouter les sondages de leaders britanniques, européens et américains de la grande entreprise qui avertissent, dans leur très grande majorité, des conséquences dévastatrices d’un Brexit.

Néanmoins, les forces centrifuges et les contradictions en Europe s’accroissent. Cela ne peut s’expliquer ni par les faiblesses personnelles de politiciens comme Cameron et Miliband, ni par la pression croissante des populistes de droite comme Nigel Farage et Marine Le Pen. Des forces objectives plus fondamentales sont à l’œuvre.

La crise mondiale du capitalisme qui s’est aggravée depuis la crise financière de 2008, exacerbe partout les tensions nationales et sociales. L’Europe n’y fait pas exception. Il est possible qu’à court terme, une rupture de l’UE eût des conséquences économiques dévastatrices, mais à long terme, ce sont les considérations stratégiques qui l’emporteront.

Rester dans une Union européenne où l’Allemagne monte de façon apparemment inexorable pour devenir la puissance économique et politique dominante sert-il vraiment la classe dirigeante britannique? Paris devrait-il jouer les seconds violons face à Berlin, ou s’orienter plus étroitement vers Moscou ou Washington, avec lesquels l’Allemagne pourrait entrer en conflit? Est-ce vraiment dans l’intérêt de l’Allemagne de préserver l’unité d’une UE à 28 États, ou est-il préférable qu’elle se retire dans un noyau européen et utilise les fonds ainsi libérés pour développer son armée?

Ces considérations et d’autres, similaires, jouent un rôle à l’arrière-plan.

L’historien Christopher Clark a appelé son best-seller sur la Première Guerre mondiale, « Les somnambules. » Ce titre a tendance à sous-estimer la détermination criminelle avec laquelle les protagonistes ont précipité le monde dans la guerre. Mais il est juste dans la mesure où ils n’étaient plus -- comme les somnambules – accessibles à des arguments « rationnels. » Poussés par les intérêts impérialistes et de classe, ils ont marché les yeux ouverts vers la catastrophe.

La situation est similaire en Europe aujourd’hui. Les avertissements que le continent se dirige vers un désastre doivent être pris au sérieux. La réponse, cependant, ne réside pas dans la défense de l’Union européenne. Cet outil des intérêts industriels et financiers les plus puissants est la force motrice de la division sociale du continent et du développement des antagonismes nationaux. L’UE organise les attaques contre la classe ouvrière, elle fait avancer le réarmement en Europe et à l’étranger, et elle sert de champ de bataille sur lequel les puissances européennes se battent pour la suprématie.

La seule façon d’unir l’Europe sur une base progressiste est la création d’États socialistes unis d’Europe. La défense des droits sociaux et démocratiques, l’opposition à la guerre et le militarisme, la lutte contre l’Union européenne et l’unification de la classe ouvrière européenne sur la base d’un programme socialiste et anti-capitaliste sont des éléments indissociables de cette lutte.

(Article original publié le 7 mai 2015)

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