Joyce Carol Oates, Russell Banks et 143 autres écrivains s'opposent à ce que le prix de la liberté d'expression soit décerné à Charlie Hebdo

Il y a désormais 145 auteurs qui s'opposent à la décision prise par le PEN American Center de décerner le prix du courage pour la liberté d'expression au magazine satirique et antimusulman français Charlie Hebdo, dont les bureaux à Paris ont été attaqués par des terroristes en janvier dernier.

Parmi les plus éminents signataires on compte les romanciers Joyce Carol Oates et Russell Banks, l'écrivain américain d'origine dominicaine Junot Díaz, lauréat du Prix Pulitzer, les dramaturges Eve Ensler et Craig Lucas, le scénariste et acteur Wallace Shawn, la nouvelliste Deborah Eisenberg, l'acteur, dramaturge et monologuiste Eric Bogosian, le poète serbo-américain Charles Simic, l'écrivain nigérian Chris Abani, le romancier et nouvelliste Nell Freudenberger, l'écrivaine et professeure de littérature Janet Burroway, l'historien et journaliste Russell Shorto et la nouvelliste Lorrie Moore. 

Peter Carey, Teju Cole, Rachel Kushner, Michael Ondaatje, Francine Prose et Taiye Selasi, qui devaient être les invités d'honneur, avaient déjà annoncé qu'ils se dissociaient du dîner de gala du PEN qui se tiendra le 5 mai. 

Dans leur lettre de protestation, après avoir qualifié de «révoltante et tragique» l'attaque contre Charlie Hebdo, les 145 soutiennent que la décision de décerner le prix pour «la liberté d'expression courageuse» au magazine français, ainsi que les critères utilisés par les responsables du PEN pour parvenir à cette décision ne sont «ni clairs ni indiscutables». Les protestataires font aussi remarquer qu'«il y a une différence entre soutenir une liberté d’expression qui va à l’encontre de l’acceptable et récompenser avec enthousiasme une telle liberté d’expression». 

Les 145 membres du PEN affirment que les notions de «pouvoir et de prestige» sont présentes dans la production de tout type de travail, y compris la satire. «On ne peut pas et on ne doit pas ignorer l'inégalité entre la personne qui tient la plume et le sujet fixé sur le papier par ce stylo.» 

Ils poursuivent: «Pour cette couche de la population française qui est déjà marginalisée, en difficulté et victimisée, une population qui est façonnée par l'héritage des diverses entreprises coloniales de la France, et qui comprend un pourcentage élevé de musulmans pieux, les caricatures du prophète produites par Charlie Hebdo doivent être vues comme cherchant à provoquer une humiliation et une souffrance supplémentaires.»

Il faut une certaine dose d'indépendance d'esprit et de courage pour écrire cette lettre et mener cette campagne. L'attaque contre les bureaux de Charlie Hebdo a marqué le début d'un vaste déluge de commentaires hypocrites et intéressés dans les médias nord-américains et européens. On nous a répété sans cesse que l'attaque terroriste islamiste à Paris représentait une menace fondamentale contre la liberté d'expression et les principes d'une société démocratique, des droits et des principes qui sont chers aux gouvernements occidentaux, et qu'elle démontrait, une fois de plus, que les musulmans fanatiques haïssaient nos «libertés». 

Accompagnant cette effusion d'âneries émises par des gouvernements et des institutions politiques engagées à détruire les droits démocratiques, on a assisté à une accélération, notamment à travers toute l'Europe, des efforts pour mettre en œuvre des mesures d'État policier. Les mesures répressives proposées ou prises en France, au Royaume-Uni, en Italie, en Allemagne et ailleurs avaient été préparées bien avant l'attaque du 7 janvier qui n'a servi que de prétexte. De plus, l'affaire Charlie Hebdo est inévitablement devenue un argument du raisonnement général en faveur de l'intervention impérialiste au Moyen-Orient, pour «extirper» la menace terroriste. 

La décision du PEN de récompenser Charlie Hebdo doit être vue dans ce contexte politique, dans le cadre de l'effort pour légitimer la bigoterie antimusulmane et obtenir le soutien du public pour la «guerre contre le terrorisme». 

La biographie politique de Suzanne Nossel, directrice du PEN, ancienne responsable au département d'État des États-Unis, permet de comprendre de quel type d'opération il s'agit. Si l'on considère le bilan de Nossel, on découvre qu'elle est partisane d'une politique consistant à «combiner à la fois la puissance dure, la force militaire et la coercition avec ce qu'on appelle la puissance douce, la diplomatie, l'attrait de la culture américaine, son peuple et ses liens économiques». Elle prône de «choisir judicieusement entre un large éventail d'outils différents», à savoir, entre les bombes et la propagande. Le prix à décerner à Charlie Hebdo est un exemple de cette propagande. 

Les 145 membres du PEN ont mis des bâtons dans les roues de cette opération, ce qui suscite des cris d'indignation dans les milieux de l'ex-gauche et des ex-libéraux aisés. L'action des écrivains protestataires mérite d'être félicitée et, qui plus est, a une certaine signification objective. Cela fait un bon moment qu'un groupe d'artistes ou d'intellectuels n'avait pas pris position sur une telle question.

La situation politique est en train de se désagréger. Certaines personnes prennent position; d'autres, y compris des personnes qui se présentent depuis des décennies comme des «gauchistes» montrent ce qu'ils sont réellement, c'est à dire rien de moins que des porte-parole de l'establishment et de l'appareil d'État. On assiste actuellement à une polarisation politique et morale. 

La défense par Katha Pollitt, chroniqueuse au journal Nation, de la décision d'attribuer ce prix à Charlie Hebdo, est remarquable même si elle ne surprend pas vraiment. Pollitt, comme tout autre apologiste de cette publication française, choisit d'ignorer le contexte politique, la montée du racisme antimusulman et la légitimation du Front national néo-fasciste en France, la «guerre contre le terrorisme» qui n'en finit pas et les interventions impérialistes au Moyen-Orient. 

Elle affirme benoîtement que Charlie Hebdo «est un petit magazine satirique dirigé par des gauchistes soixante-huitards vieillissants» et qu'il «ne se moque pas des musulmans». En fait, comme le faisait remarquer une rubrique Perspective du WSWS de janvier dernier, «Charlie Hebdo a facilité la croissance d’un genre de sentiment antimusulman politisé qui a des similitudes troublantes avec l’antisémitisme politisé qui avait émergé en France comme mouvement de masse dans les années 1890. Par son recours à des caricatures grossières et vulgaires véhiculant une image sinistre et stéréotypée des musulmans, Charlie Hebdo rappelle les publications racistes, bon marché, qui ont joué un rôle important dans la promotion de l’agitation antisémite qui avait balayé la France durant la célèbre affaire Dreyfus. » 

Pollitt, comme bon nombre d'autres personnes, irritées par la protestation des 145 écrivains (par exemple l'ex-libéral proguerre Nick Cohen en Grande-Bretagne), se reconnaît dans ces «gauchistes soixante-huitards vieillissants» qui ont effectué un brusque virage à droite et qui considèrent avec mépris la population musulmane pauvre de France et la classe ouvrière dans son ensemble. Qui se ressemble s'assemble. 

Elle suggère que la «gauche» est «désespérément désorientée au sujet de l'islam: la moitié du temps, nous nous rappelons les uns aux autres que les intégristes violents tels ceux qui ont commis les meurtres de Charlie Hebdo sont une infime fraction des 1,6 milliard de musulmans dans le monde, qui sont des personnes ordinaires, non violentes, de bonne volonté, et l'autre moitié du temps, nous parlons comme si ces meurtriers sont là pour redresser des torts réels, et à juste titre même si la cible est mal choisie. De quoi parle-t-on?» 

Il est significatif que Pollitt se moque ici, tant de la possibilité que la majorité des musulmans puisse être «des personnes non violentes, ordinaires, de bonne volonté» et qu'il puisse y avoir des «torts réels» à redresser. En fait, le terrorisme est une réponse politiquement en faillite et réactionnaire aux «vrais torts»que sont la longue histoire de l'oppression coloniale au Moyen-Orient et du pillage impitoyable continu de la région par les grandes puissances, ainsi que de l'hostilité et de la brutalité de l'establishment politique français, de droite comme de «gauche», envers la population immigrée. 

Si le terrorisme, en fait, n'est pas une réponse aux «vrais torts», alors qu'est-ce que c'est? Y aurait-il une certaine qualité de «terroriste» inhérente à la population musulmane ou à l'islam en tant que religion? Est-ce que c'est ce que croit Pollitt ? Elle devrait nous en dire plus. Ses références démagogiques aux «intégristes violents» et aux «assassins» font écho au langage utilisé par presse à scandale droitière. 

Les socialistes combattent l'influence de la religion sur les masses en dénonçant la misère sociale qui génère l'arriération idéologique et en s'y opposant. Ils ne le font pas par des attaques «satiriques» cyniques et dégradantes contre ceux qui ont des croyances religieuses. Pollitt parle en tant que représentante de la petite-bourgeoisie américaine complaisante, totalement indifférente aux conditions de vie et aux sentiments des opprimés. 

Pour être franc, Charlie Hebdo était une provocation raciste écoeurante. Son émergence comme magazine antimusulman a quelque chose en commun avec l'apparition de films proguerre et pro-CIA tels Démineurs et Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow, Fury de David Ayer, American Sniper de Clint Eastwood et d'autres encore. Les éléments les plus corrompus se positionnent en défense de la guerre coloniale et de la violence impérialiste. 

La défense de Charlie Hebdo par Pollitt est méprisable. 

Son aveuglement et son hypocrisie sont quasiment accablants. Au sujet de Charlie Hebdo, elle écrit à un moment donné, «En effet, le magazine est blasphématoire. Mais n'est-ce pas quelque chose d'honorable quand on est de gauche?» Un peu plus loin, elle fait valoir,

«N'avons-nous pas besoin d'une écriture et d'un art qui repoussent les limites de ce qui est acceptable?» 

Et pourtant, c'est cette même chroniqueuse qui s'est jointe à la campagne de calomnie et de discrédit de Julian Assange en 2010, face à de fausses allégations d'agression sexuelle visant à mettre fin aux révélations par WikiLeaks de la criminalité du monde des affaires et de l'impérialisme américains. 

Confrontée à quelqu'un dont l'activité était véritablement «blasphématoire» et «honorable» et qui véritablement «repoussait les limites de ce qui est acceptable» et de ce fait s'exposait aux persécutions du gouvernement américain et de ses alliés, d'innombrables services de renseignement et de forces de police, des médias les plus puissants, Pollitt s'est rangée du côté des persécuteurs. Où était alors son zèle pour la «liberté d'expression»? 

Sur la base d'allégations d'agression sexuelle montées de toutes pièces contre Assange par les autorités suédoises, Pollitt a écrit que «quand il est question de viol, la gauche ne comprend toujours pas». Chose incroyable, la chroniqueuse de Nation a laissé entendre que le fondateur de WikiLeaks appartenait à la catégorie des «célébrités de renommée mondiale» cherchant à échapper à toute punition pour leurs crimes. Son hostilité envers Assange crevait les yeux. 

L'instinct de classe est infaillible. Pollitt, anciennement de gauche, a participé à la campagne contre Assange qui est légitimement devenu l'ennemi des élites dirigeantes du monde entier. D'autre part, elle défend la cause de Charlie Hebdo, qui se moque des pauvres et des faibles. Telle est la logique de son évolution et celle de toute une couche sociale. 

(Article original paru le 2 mai 2015)

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