Erdogan rencontre Poutine à Saint-Pétersbourg

Le président turc Recep Tayyip Erdogan et son homologue russe Vladimir Poutine se sont rencontrés mardi 9 août au palais Constantin près de Saint Petersbourg. La réunion fut la première entre les deux présidents en près d’un an et la première visite d’Erdogan à l’étranger depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet.

Suite à la destruction en vol d’un avion de combat russe par un avion de chasse turc au-dessus de la Syrie en novembre dernier, les relations entre la Turquie et la Russie étaient au point mort. Mais le 29 juin, Erdogan faisait parvenir à Poutine une lettre d’excuses pour initier un rapprochement. Depuis, les relations se sont rapidement améliorées.

Le lendemain de l’envoi de la lettre d’Erdogan et après une conversation téléphonique entre les deux présidents, le gouvernement russe levait l’interdiction des vols touristiques vers la Turquie. Les ministres turc et russe des Affaires étrangères se se sont rencontrés le 1er juillet à Sotchi, en Russie.

Lors d’une conférence de presse mardi, Poutine a décrit la visite d’Erdogan comme étant « une indication de la normalisation des liens. » Il a dit au président turc, « Votre visite d’aujourd’hui qui intervient malgré la situation politique très difficile en Turquie, montre que nous voulons tous rétablir le dialogue et opérer un rapprochement dans l’intérêt des peuples de la Turquie et de la Russie. » Erdogan a acquiescé en disant, « Les liens entre la Turquie et la Russie sont entrés dans une phase très différente et positive. »

Il y a nombreux signes que le coup d’Etat du 15 juillet était, du moins en partie, une réaction au nouveau rapprochement russo-turc. C’est le gouvernement russe qui avait prévenu Ankara de l’imminence d’un coup d’Etat, permettant à Erdogan de s’échapper et de lancer un appel à ses partisans. La visite de Saint-Pétersbourg, prévue avant le coup, a lieu au moment où les relations d’Ankara avec les Etats-Unis et l’Union européenne ont presque atteint le point de rupture.

Il ne fait pas de doute que Washington a soutenu le coup d’Etat et Erdogan accuse publiquement Washington de l’avoir fait. Il réclame l’extradition du dirigeant islamique Fethullah Gulen qui vit en exil en Pennsylvanie sous la protection du gouvernement américain.

Erdogan accuse le mouvement Hizmet de Gulen d’avoir organisé le coup d’Etat. En même temps il tire parti de l’opposition de masse qui existe en Turquie contre le coup pour forger une alliance d’« unité nationale » avec les deux principaux partis bourgeois d’opposition, le CHP kémaliste (Parti républicain du peuple) et le MHP d’extrême-droite (Parti du mouvement nationaliste turc). Il se sert de cette alliance pour effectuer une purge de ses adversaires politiques et étouffer les extrêmes tensions de classe à l’intérieur de la Turquie, tout en appliquant une nouvelle orientation de la politique étrangère.

Au premier plan du nouveau rapprochement entre les deux pays il y a des enjeux économiques. Erdogan est allé en Russie avec une énorme délégation. Suite aux pourparlers, il fut annoncé que la première centrale nucléaire de la Turquie, construite avec l’aide de la Russie, serait achevée et que le projet de gazoduc turc South Stream, destiné à acheminer du gaz naturel russe via la Mer noire et la Turquie vers le Sud-Est de l’Europe, redémarrerait.

L’an dernier, Moscou et Ankara s’étaient fixé comme objectif de faire passer leur volume commercial conjoint à 100 milliards de dollars d’ici 2023. Selon l’Institut des statistiques turc, le commerce entre les deux pays s’était accru entre 2010 et 2014 de près 18 pour cent, atteignant plus de 30 milliards de dollars. En 2015, la Russie était la seconde plus importante destination des exportations turques et la troisième plus grande source d’importations.

Au cours des six premiers mois de 2016 cependant et après que la Russie ait imposé des sanctions économiques suite à la destruction en vol de son avion de chasse, les exportations de la Turquie vers la Russie ont chuté de 60,5 pour cent. Après la crise de novembre, Moscou avait également interdit les voyages à forfait et les vols charters vers la Turquie, ce qui a entrainé une perte de recettes touristiques de 840 millions de dollars pour la Turquie.

Aux Etats-Unis et dans d’autres pays de l’OTAN, les craintes se multiplient que la visite d’Erdogan puisse signaler une réorientation stratégique de la part de l’un des plus importants membres de l’alliance militaire. Cette situation pourrait non seulement saper l’encerclement militaire de la Russie par Washington mais aussi sa tentative de renversement du régime Assad en Syrie.

Le site Internet de la BBC a affiché ce commentaire : « Au regard de l’actuel ‘gel’ des relations du gouvernement AKP tant avec les Etats-Unis qu’avec l’UE, la décision du président Recep Tayyip Erdogan de choisir la Russie pour sa première visite officielle à l’étranger depuis le coup d’Etat raté semblait hautement symbolique. Et les dirigeants occidentaux suivront l’évènement avec nervosité. »

George Friedman, l’ancien directeur de la société de renseignement et d’analyse Stratford et farouche adversaire de la Russie, a parlé très franchement de ces inquiétudes. « L’espoir qu’ils [la Turquie] nous aideraient en Syrie semble être parti en fumée, » a-t-il dit dans une interview vidéo. « D’autre part, nous cherchons à contenir la Russie. Lorsqu’ils ont abattu l’avion militaire russe, nous espérions être de nouveau étroitement alliés à la Turquie. Ceci s’est maintenant évanoui. Notre projet de bloquer l’expansion russe et celui de bloquer l’EI ont subi un coup sévère. »

Poutine et Erdogan ont indiqué à Saint-Pétersbourg qu’ils pourraient travailler ensemble en Syrie où jusque-là leurs projets se contrecarraient, la Turquie agissant aux côtés des Etats-Unis contre la Russie et le régime Assad.

La veille de la visite, Erdogan a dit dans une interview accordée à l’agence de presse russe TASS et à la chaîne de télévision Rossiya 24 que la Fédération russe était l’« acteur principal d’un retour de la paix en Syrie, » ajoutant, « je pense que nous, la Russie et la Turquie, devrions résoudre cette question [de la Syrie] en avançant ensemble. »

Il a décrit sa prochaine réunion avec Poutine comme une « renaissance » déclarant : « Je crois maintenant que nous avons une chance de tout réexaminer, pour ouvrir une nouvelle page des relations turques et russes. Je crois qu’en tant qu’acteurs importants nous avons beaucoup de choses à faire dans tous les domaines, culturel, commercial, militaire et économique. Je n’ai aucun doute à ce sujet. »

Après la réunion de Saint-Pétersbourg, Poutine a dit que la Russie et la Turquie avaient le but commun de régler la crise en Syrie. Il a remarqué qu’ils n’avaient pas toujours été du même avis sur la question mais que les deux Etats avaient accepté de poursuivre la discussion et de trouver des solutions. « Je pense qu’il est possible d’accorder nos vues et nos approches, » a-t-il conclu.

De nombreuses questions demeurent en suspens, comme l’attitude des forces kurdes en Syrie et en Turquie. Erdogan a accusé la Russie d’armer le PKK kurde. La Turquie quant à elle a soutenu des groupes islamistes en Syrie qui sont également actifs en Russie. Pour ce qui est de la question de la Crimée, la Turquie soutient les Tatars de Crimée, hostiles à Moscou.

L’une des premières réactions à la visite d’Erdogan est venue de Berlin. Si la presse allemande est généralement très hostile à Erdogan depuis le coup d’Etat manqué, le ministre allemand des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, a adopté une approche plus prudente. « Il est bon qu’après la destruction l’année dernière de l’avion russe par la Turquie, il y ait un rapprochement maintenant, » a-t-il dit au quotidien allemand Bild, ajoutant, « Il n’y aura pas de solution à la guerre civile en Syrie sans Moscou et sans l’Iran, l’Arabie saoudite ou la Turquie. »

(Article original paru le 10 août 2016)

 

 

 

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