La faillite politique de Michael Moore et ses «5 raisons pourquoi Trump va gagner»

Le réalisateur américain Michael Moore a écrit une lettre à ses partisans intitulée «5 raisons pourquoi Trump va gagner». Ce texte cynique et incohérent est le produit du milieu de la gauche libérale auquel Moore, le réalisateur de Fahrenheit 9/11, Bowling for Columbine et Roger & Me, appartient depuis le milieu des années 70.

Moore commence son article en informant les lecteurs de son site web qu’il a des «nouvelles déprimantes» à leur transmettre, à savoir que «le [républicain] Donald J. Trump va l’emporter en novembre: ce clown ignorant et ce sociopathe sera notre prochain président». Il fait cette prédiction tout en offrant son soutien à la candidate du Parti démocrate, Hillary Clinton.

Le fait qu’un milliardaire escroc et semi-fasciste ait été choisi pour être candidat du Parti républicain aux élections présidentielles, et pourrait être le prochain résident de la Maison-Blanche, devrait susciter une analyse rigoureuse. Tout effort sérieux pour expliquer le caractère extraordinaire des élections de 2016 devrait tenir compte de la crise du capitalisme américain et la putréfaction de son système bipartite – et devrait aussi en tirer des conclusions tranchantes, y compris l’urgente nécessité de créer une alternative socialiste à la situation politique actuelle.

Ce n’est pas l'approche de Moore. Ses explications et ses arguments, comme nous le verrons, sont banals, pragmatiques et même puérils.

Une fois de plus, le réalisateur ne ressent pas le besoin d’expliquer sa propre histoire et ses positions politiques antérieures. Les erreurs passées et les analyses erronées ne sont jamais corrigées ni même reconnues. Elles sont simplement aggravées par de nouvelles erreurs encore plus monstrueuses. C’est l'une des pires manifestations de la pensée petite-bourgeoise «radicale» américaine, reconnue pour son incohérence, son manque de principes et son dédain pour l’histoire.

En fait, l’opposition de Moore aux préparatifs de guerre des États-Unis – tout comme l’opposition de plusieurs autres personnes provenant du milieu de la classe moyenne aisée – et sa capacité à faire de véritables appels populaires, ont pris fin avec l’arrivée au pouvoir de Barack Obama. Sous l’administration Bush, une cible relativement facile, le réalisateur s'est fait l'écho d’un sentiment d’opposition qui n’a jamais dépassé les cadres de la politique bourgeoise. La vision politique de Moore n’a jamais dépassé une version européenne ou canadienne de l’État-providence comme en attestent Sicko, son film sur le système de santé, et Where to Invade Next, son plus récent film.

La posture adoptée par le documentariste a toujours été un de ses pires aspects. Il a choisi, du moins en public, de personnifier un travailleur ignorant et inculte, un simple naïf, une sorte de bouffon. En fait, Moore ne comprend rien des importantes batailles sociales et politiques de la classe ouvrière américaine ou mondiale, qui a toujours eu une composante non seulement physique, mais aussi une importante dimension idéologique et intellectuelle.

En tout cas, rappelons que Moore a officiellement endossé le sénateur Bernie Sanders du Vermont dans une déclaration du 1er février 2016. Dans cette déclaration, le documentariste défend l’idée que Sanders avait beaucoup plus de chances de vaincre Trump et il accusait le camp Clinton de faire une chasse-aux-sorcières au Sénateur du Vermont. Il note qu’Hillary Clinton «a voté pour la guerre en Irak», s’est opposée à la réforme du système financier, «ne veut pas démanteler les banques», «ne veut pas augmenter le salaire minimum» et s’oppose à un système de santé gratuit.

Il poursuit: «Clinton trouve des façons de payer pour la guerre et des baisses d’impôts pour les riches». Elle était «POUR la Loi patriote, POUR l’ALÉNA et veut mettre Ed Snowden en prison. TOUT CELA donne beaucoup à réfléchir, surtout lorsque vous avez Bernie Sanders comme alternative».

Dans les mois qui ont suivi, Moore a fait énergiquement campagne pour Sanders.

Différents messages sur Twitter montrent la ligne générale de ses arguments. Le 23 janvier, Moore a écrit, en faisant référence à Clinton: «Si vous votez pour envahir l’Irak et qu’ensuite vous vous excusez (après que des milliers de personnes soient mortes et que des milliards aient été dépensés), pensez-vous vraiment que votre récompense est la Maison-Blanche?»

Moore s’est fait demander le 27 mars d’expliquer en 10 mots ou moins pourquoi il préférait Sanders contre Clinton. Il a répondu: «La guerre en Irak, l’incarcération de masse, les dettes liées aux études, Israël/Palestine». Le 12 avril, il s’est moqué de Clinton en disant qu’elle devrait «inviter Lloyd Blankfein, le PDG de Goldman [Sachs], à monter avec elle sur scène afin qu’il l’introduise lors de son prochain rassemblement! Sois fière de ceux qui t’appuient!»

Deux jours plus tard, Moore a demandé: «Est-ce qu’une personne avec une conscience peut voter pour quelqu’un qui nous a menés dans la guerre en Irak?» et il a ajouté: «Voici une question pour mes bons amis qui appuient Clinton: Êtes-vous convaincu qu’Hillary ne va pas nous amener en guerre?»

Le 9 mai, un correspondant a demandé à Moore: «Qu’est-ce que vous demanderiez à Hillary si vous en aviez la chance?» Sa réponse: «À combien de familles d’Irakiens qui sont morts avez-vous dit "Je suis désolée"?» Il a écrit, aussi récemment que le 20 mai: «un candidat démocrate est pour la paix et contre la violence. L’autre candidat appuie la guerre et la violence contre les pauvres perpétrées par Goldman Sachs… Clinton est un faucon, elle a soutenu une guerre.»

Comment est-ce donc possible que, par la suite, Moore puisse justifier sa déclaration du 8 mai selon laquelle il va «soutenir» Clinton lors des élections générales?

«Elle est mieux que l’alternative et elle va faire du bien», a dit Moore à Politico. «Malheureusement, je ne pouvais pas l’appuyer pendant les primaires parce qu’elle a voté pour la guerre en Irak et elle ne va pas vraiment réparer l’Amérique de la grande entreprise et de Wall Street. Ils vont continuer de tirer les ficelles dans sa Maison-Blanche alors ça rend la chose difficile pour les gens pour qui ces questions sont importantes.»

Qu’est-ce qu’on peut dire devant ce méli-mélo sans principes? Moore ne pouvait pas appuyer Clinton «pendant les primaires» parce qu’elle défend ardemment la guerre au service de l’élite financière qui continuerait de «tirer les ficelles de sa Maison-Blanche», mais il peut appuyer ce «faucon» corrompu dans des élections générales! Le peuple américain est en effet chanceux d’avoir quelqu’un comme Moore qui veille à ses intérêts.

Comptant sur l’amnésie ou la paresse intellectuelle de nombreux de ses lecteurs, Moore conclue en saluant Clinton, «notre première femme à la présidence, quelqu’un que le monde respecte, quelqu’un de brillant et qui se préoccupe des enfants, qui poursuivra la voie tracée par Obama». Il s’enthousiasme à cette idée: «Oui! Quatre autres années!»

Tel que noté plus haut, il n’y aucune logique interne aux arguments contenus dans les «5 raisons» de Moore à propos du triomphe inévitable de ce qu’il décrit de manière absurde de «vague de fond» en faveur de Trump.

(Même sa certitude actuelle que Trump va remporter la présidence représente une volte-face par rapport à ses positions précédentes. Dans la même entrevue du 8 mai, Moore déclarait fermement que «d'un point de vue mathématique, Trump ne peut pas gagner».)

Le réalisateur est forcé d’admettre que de larges couches de la population refusent de voter pour Clinton et les démocrates parce qu’ils font face au désarroi économique. Il décrit les anciens États industriels américains comme étant «pauvres, déprimés, en difficulté, des cheminées jonchant les campagnes avec la carcasse de ce qu’on appelait la classe moyenne. Des travailleurs (et sans-emploi) en colère, amers, à qui on a constamment menti pendant la période Reagan et qui ont été abandonnés par les démocrates qui font de beaux discours mais qui vont fricoter avec un lobbyiste de Goldman Sachs qui leur signera un beau gros chèque avant de quitter la pièce».

Trump, commente Moore avec une certaine légitimité, est vu par des millions d’Américains frustrés comme leur «cocktail Molotov prêt à être lancé au milieu de toutes ces canailles» qui ont ruiné leurs vies. Voter pour le candidat républicain est une façon de prendre leur revanche sur «tous ceux qui ont ruiné leur rêve américain».

Il souligne une fois de plus le bilan réactionnaire de Clinton: «Son vote en faveur de la guerre d’Irak m’a fait promettre de ne plus jamais voter pour elle. Jusqu’ici je n’ai jamais rompu cette promesse. Afin d’empêcher un proto-fasciste de devenir le commandant en chef, je romps cette promesse…elle est un faucon, à la droite d’Obama…elle est immensément impopulaire – près de 70% de tous les électeurs croient qu’elle est malhonnête et n’est pas digne de confiance». Plusieurs partisans de Sanders, ajoute-t-il, «ne voteront pas pour Trump; certains voteront pour un tiers parti, mais plusieurs vont simplement rester chez eux».

Si Moore suivait la logique de ses propres arguments, il serait forcé de conclure que les politiques réactionnaires et anti-ouvrières du Parti démocrate, un des deux partis impérialistes américains, sont entièrement responsables de la montée de Trump, qui incarne dans une large mesure toute la colère populaire et la confusion qui n’ont pas encore trouvé d’expression progressiste et socialiste.

Tirer une telle conclusion, toutefois, nécessiterait une auto-critique. En fait, une révolution idéologique interne. Si la population américaine est confrontée aujourd’hui au faux choix entre Clinton et Trump, les premiers responsables sont les forces de «gauche» gravitant dans l’orbite du Parti démocrate comme Moore, avec leur promotion incessante de la politique «pratique» qui mène d’un cul-de-sac à un autre et qui fait toujours l’affaire des démocrates. Leur mission spécifique est de tromper la classe ouvrière et de noyer leur conscience par des phrases creuses à propos du caractère supposément «progressiste», «libéral» ou même de «gauche» de divers représentant de la grande entreprise, tous aussi minables.

En 2004, Moore a appuyé l’ancien général de l’armée Wesley Clark dans la primaire démocrate, affirmant que ce criminel de guerre, qui a organisé le bombardement de la Serbie en 1999 en tant que Commandant suprême des Forces alliées de l’OTAN en Europe et qui a soutenu avec enthousiasme l’invasion de l’Irak en 2003, était un «homme décent, honorable, qui apporterait une bouffée d’air frais à la Maison-Blanche».

Et lorsque de telles manœuvres échouent, comme c’est toujours le cas, et que c’est finalement la classe ouvrière aux États-Unis et ailleurs qui en paie le prix, les Moore de ce monde fustigent invariablement la population pour ses idées arriérées et son manque de courage politique. Aujourd’hui, comme la politique identitaire est le premier et dernier rempart du scélérat, Moore suggère, sortant de nulle part, que le soutien pour Trump représente «le dernier combat de l’homme blanc en colère».

Avec son habituelle ironie mal placée, Moore poursuit en se présentant comme le porte-parole de cet «homme blanc en colère»: «Notre Amérique, dominée par les hommes depuis 240 ans tire à sa fin. Une femme s’apprête à prendre les choses en main! Comment cela est-il arrivé?! Après avoir été obligés de tolérer pendant huit ans un homme noir nous dire quoi faire, sommes-nous censés endurer huit autre années à se faire diriger par une femme?».

C’est de la calomnie répugnante. Des millions de travailleurs, qu’ils soient blancs ou noirs, ont voté à deux reprises pour Barack Obama, le candidat du «changement», présenté par Moore et la pseudo-gauche comme une figure historique qui amènerait une transformation sociale, qui répudierait le militarisme de l’administration Bush et la criminalité de la grande entreprise. En novembre 2008, Moore a offert cette réponse lors de la victoire d’Obama: «Qui parmi nous n’est pas à court de mots? Des larmes coulent. Des larmes de joie, de soulagement. Un torrent d’espoir dans une époque de profond désespoir». Quel a été le résultat de ce «torrent d’espoir»? Huit ans de guerre, d’attaques sur les droits démocratiques et les conditions de vie, d’enrichissement de la couche supérieure du 1 pourcent.

Malheureusement, Moore n’apprend jamais rien. Il répète le même genre de bêtises à chaque moment décisif. Ce n’est pas notre faute si nous pouvons citer, en juillet 2016, ce que nous avions écrit en janvier 2004, à l’époque où il appuyait Clark, sans changer le moindre mot:

«Dans la mesure où ses impressions [de Moore] coïncident avec une sympathie pour la classe ouvrière ou une véritable empathie pour ses souffrances, il est capable de produire une œuvre appréciable. Tant Roger & Me que Bowling for Columbine [et plus tard Fahrenheit 9/11], en dépit de leurs limitations, contiennent de véritables moments de réflexion».

Mais pourquoi, demandions-nous, «la gauche n’a-t-elle pas réussi à construire un mouvement de masse aux États-Unis? La puissance du capitalisme américain a sans doute joué un rôle important. Mais cet échec s’est poursuivi malgré la crise grandissante et évidente du système. L’absence d’une idéologie cohérente, développée et articulée – en fait le mépris pour la théorie éprouvé par Moore et bien d’autres – a joué un immense rôle. La droite américaine n’a aucun pouvoir intrinsèque ou une base de popularité, sa domination relative est liée en partie à la faillite intellectuelle de cette sorte de pragmatisme de «gauche», totalement incapable de s’orienter vers les besoins historiques de la classe ouvrière et la construction d’un mouvement de masse.»

(Traduit de l’anglais, 28 juillet 2016)

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