Mise en garde du gouverneur de la Banque d’Angleterre contre «le spectre du communisme»

Prononcé à l’Université John Moores de Liverpool, le discours de Mark Carney s’intitulait «Le spectre du monétarisme» et a été présenté comme traitant de «la politique monétaire et l’inégalité».

Le monétarisme n’était cependant pas le fantôme que Carney voulait exorciser. Il a parlé devant une image massive projetée de Karl Marx accompagnée du frontispice de son œuvre séminale sur les lois objectives du capitalisme, Le Capital. Carney a commencé son discours en disant que les revenus réels diminuaient depuis une décennie, que le legs d’une «grave crise financière» pesait sur la confiance et la croissance, et que la nature du travail avait été «perturbée par une révolution technologique».

Il a ensuite révélé qu’il ne parlait pas du XXIe siècle, mais bien «du milieu du XIXe siècle... alors que Karl Marx gribouillait à la British Library qu’“Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme”».

La comparaison de Carney entre aujourd’hui et la période de crise révolutionnaire qui a saisi l’Europe en 1848, année où Marx publia le Manifeste du Parti communiste, a ensuite été suivie d’un portrait du dernier quart de siècle, au cours duquel «une série de profondes perturbations sont survenues quant à la façon dont nous travaillons, faisons des affaires, consommons et vivons.»

Graphique illustrant la croissance du salaire réel la plus faible depuis le XIX

La chute du mur de Berlin et les réformes capitalistes initiées par Deng Xiaoping ont «entrainé l’intégration du tiers de l’humanité dans la main-d’œuvre mondiale».

«L’approfondissement de la relation symbiotique entre les marchés mondiaux et les progrès technologiques a permis de sortir de la pauvreté plus d’un milliard de personnes», a affirmé Carney – prenant comme point de référence la définition de la pauvreté de la Banque mondiale, c’est-à-dire un salaire de moins de 1,90 $ par jour. Mais avec cette supposée abondance de richesses a-t-il poursuivi, plutôt que d’avoir apporté «un nouvel âge d’or, la mondialisation est associée à des salaires bas, des emplois précaires, des sociétés apatrides et des inégalités frappantes.»

Carney a mis en garde que «le soutien du public pour l’ouverture des marchés est menacé».

Faisant une autre comparaison avec le XIXe siècle, il a montré un graphique montrant les «décennies perdues» des années 1860 et d’aujourd’hui, où sont survenues une chute des salaires réels au Royaume-Uni au cours des deux périodes.

Toutefois, pour ceux qui sont au sommet de la société, l’image est l’inverse. «Dans les pays anglo-saxons, la part du revenu du 1 % le plus élevé a augmenté de façon marquée depuis 1980. Aujourd’hui, aux États-Unis, le 1 % des ménages les plus riches empoche 20 % de tous les revenus.

Ces énormes inégalités de revenus sont insignifiantes par rapport aux inégalités énormes dans les richesses a dit Carney. «À l’échelle mondiale, la part de la richesse détenue par le 1 % le plus riche dans le monde est passée du tiers qu’elle était en 2000, à la moitié en 2010.»

Parallèlement, la faiblesse de la croissance du revenu «attire de plus en plus l’attention sur sa distribution.» Dans un exemple d’euphémisme stupéfiant, il a ajouté : «Les inégalités qui auraient pu être tolérées pendant les périodes de prospérité généralisée sont ressenties plus fortement lorsque l’économie stagne.»

Carney a souligné l’impact durable du «grand changement structurel» introduit par le gouvernement Thatcher, c’est-à-dire la privatisation en gros de biens publics précieux et la financiarisation de l’économie. Dans le contexte de la mondialisation, la part des revenus du 1 % le plus riche au Royaume-Uni a «triplé, passant de 5 % au début des années 1980 à 15 % en 2009.»

Carney a souligné la façon dont le capitalisme a condamné toute une génération de jeunes au chômage, aux bas salaires et aux emplois précaires : «Tant pour les revenus que la richesse, certains des changements les plus importants se sont produits entre les générations. Un millénial typique gagne 8000 livres sterling de moins au cours de sa vingtaine que ses prédécesseurs.»

Les récessions «affectent de façon disproportionnée les jeunes. Terminer des études en période de récession est généralement une mauvaise nouvelle pour la trajectoire des gains de quelqu’un. Les diplômés les plus avantagés tendent, au fil du temps, à reprendre le dessus, mais les moins favorisés peuvent être affectés en permanence», a déclaré Carney.

Le défi, a-t-il dit, est de voir «comment gérer et modérer les forces de l’innovation et de l’intégration [la mondialisation]» qui favorisent l’isolement et le détachement de proportions substantielles de la population.

«La combinaison de l’ouverture des marchés et de la technologie signifie que les rendements dans un monde globalisé amplifient les recettes des super-étoiles et de ceux qui ont de la chance [c’est-à-dire les 10% les plus riches pour qui parle Carney]. Nous en sommes peut-être au temps des gens célèbres ou fortunés, mais qu’advient-il du monde frustré et effrayé?»

«Pour que le libre-échange profite à tous, il faut une certaine redistribution», a-t-il déclaré. «Nous devons progresser vers une croissance plus inclusive où chacun a un intérêt dans la mondialisation», parce que les gens dans le monde avancé «perdent confiance» dans un système qui n’a pas «bénéficié à tous».

La solution de Carney est de proclamer la nécessité de rééquilibrer «la combinaison de la politique monétaire, de la politique budgétaire et des réformes structurelles» et de «progresser vers une croissance plus inclusive où chacun a un intérêt dans la mondialisation». Autrement, «il ne faudra pas se surprendre si les gens se mettent à ignorer majoritairement les piétés des vertus de l’ouverture des marchés et des nouvelles technologies».

En quoi consiste ce rééquilibrage semble avant tout avoir été présenté par Carney comme une défense de sa gestion en tant que gouverneur de la Banque d’Angleterre. Réduire les taux d’intérêt pratiquement à zéro et remettre des milliards aux banques et aux marchés boursiers sous forme d’assouplissement quantitatif a signifié «l’évitement du chômage de masse et de la déflation de la dette», selon lui. Mais alors pourquoi, demande-t-il, «on ne se sent pas comme dans le bon vieux temps?»

Ce à quoi il répond : «Parce que l’anxiété face à l’avenir a augmenté, parce que la productivité n’est pas revenue et que par conséquent, les salaires réels sont inférieurs à ce qu’ils étaient il y a une décennie.»

Telle a été la dernière référence de Carney au sort de la classe ouvrière ou de la jeunesse. Il a suggéré par la suite des politiques qui, selon lui, ressusciteront la fortune des petites et moyennes entreprises qui, dans les milieux dirigeants, se voient régulièrement assignées le rôle de chevaliers économiques venant au secours des masses socialement affligées chaque fois que l’hostilité envers les grandes entreprises et les banques risque d’échapper à tout contrôle.

«Pourquoi, se demande Carney, le G20 ne chercherait-il pas à établir un libre-échange mondial pour les petites et moyennes entreprises, qui renferme la perspective d’une forme plus inclusive du commerce mondial, avec l’individu en son centre?»

La réponse à la question de Carney est que la suggestion elle-même est d’un non-sens évident.

Les louanges à la «redistribution», à une «mondialisation qui fonctionne pour tous» et à une «forme plus inclusive du commerce mondial» ont peu en commun avec les réalités du capitalisme mondial contemporain. Pas plus qu’aux développements qui ont suivi la publication du Capital, qui ont confirmé l’observation de Marx dans cet ouvrage que «le capital quant à lui vient au monde dégoulinant de sang et de saleté par tous ses pores, de la tête aux pieds».

Au tournant du XXe siècle, le monde entier est devenu l’arène d’une lutte violente entre de grandes puissances concurrentes et hostiles.

Écrit il y a 100 ans, en 1916, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine expose les processus économiques sous-jacents qui ont conduit à cette situation et expose dans le processus la chimère avancée par Carney que le capitalisme puisse être ramené à une nouvelle ère de libre concurrence, à un «monde plus juste» pour les petites et moyennes entreprises ou même apporter des réformes pour améliorer le sort des travailleurs et des jeunes.

«L’impérialisme est l’époque du capital financier et des monopoles, qui provoquent partout des tendances à la domination et non à la liberté», écrivait Lénine alors même que faisait rage la tuerie de la Première Guerre mondiale où au moins 17 millions de personnes ont perdu la vie et plus de 20 millions d’autres ont été blessées. Le développement des monopoles s’est accompagné du «partage du monde… la transition de la politique coloniale, s’étendant sans obstacle aux régions que ne s’est encore appropriées aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoires d’un globe entièrement partagé.»

Une fois le monde complètement divisé, la seule façon qui restait de le diviser à nouveau a été la guerre. À partir de 1914, en l’espace de seulement 25 ans, la lutte acharnée entre les grandes puissances impérialistes a plongé le monde dans deux guerres mondiales qui, ensemble, ont coûté la vie à plus de 80 millions de personnes. Dans la période de l’entre-deux-guerres, la Grande Dépression a détruit la vie de millions d’autres travailleurs.

Les politiques économiques du genre préconisé par Carney dans son discours, et soutenu par le chef du Parti travailliste Jeremy Corbyn, n’ont été poursuivies que pour une période relativement brève après la Deuxième Guerre mondiale. Mais ces politiques se sont révélées incapables de surmonter l’essence réactionnaire et objective de l’impérialisme, un système basé sur l’exploitation brutale de la classe ouvrière et des masses opprimées du monde. Alors que les appels au protectionnisme se développent des deux côtés de l’Atlantique, il en va de même des préparatifs à la guerre commerciale et pour une nouvelle guerre mondiale. Dans ces conditions, le plaidoyer de Carney pour une «mondialisation qui fonctionne pour tous» sonne aussi dérisoire qu’un chien qui aboie à la lune.

(Article paru d'abord en anglais le 12 décembre 2016)

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