Le ministre allemand des Affaires étrangères se distancie des États-Unis

Le ministre allemand des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, s’est nettement distancié des États-Unis tout en faisant prévaloir le droit de l’Allemagne d’être une grande puissance mondiale. 

Le 13 juin, l’influent journal américain des affaires étrangères, Foreign Affairs, publiait un article de Steinmeier intitulé « Le nouveau rôle mondial de l’Allemagne. » Steinmeier y faisait référence à l’Allemagne comme « importante puissance européenne » qui est obligée de « réinterpréter les principes qui guident sa politique étrangère depuis plus d’un demi-siècle. »

Steinmeier justifie la soif du pouvoir de l’Allemagne en soulignant les résultats catastrophiques de la politique étrangère américaine, notamment au Moyen-Orient. « L’Allemagne n’a pas cherché à jouer son nouveau rôle sur le théâtre international », a-t-il écrit. « Au contraire, elle a émergé en tant qu’acteur crucial en demeurant stable dans un monde qui changeait autour d’elle. Alors que les États-Unis n’arrivaient pas à se dépêtrer des effets de la guerre en Irak et que l’UE était aux prises avec série de crises, l’Allemagne s’est imposée. » 

En parlant de la guerre en Irak, il a déclaré, « Non seulement le gouvernement Bush n’a pas réussi à réorganiser la région par la force, mais les coûts politiques, économiques et de puissance douce de cette aventure ont miné la position d’ensemble des États-Unis. » Il a ajouté, « L’illusion d’un monde unipolaire s’est estompée. » Plus tard, il a souligné, « Notre expérience historique a détruit toute croyance dans une singularité nationale – de quelque pays que ce soit. » 

Il ne pourrait y avoir de rejet plus clair de la prétention des États-Unis qu’ils avancent depuis la dissolution de l’Union soviétique en 1991, à être « la seule puissance mondiale. » 

La semaine passée Steinmeier avait clairement indiqué que ses critiques faites à l’égard des États-Unis ne se limitaient pas au Moyen-Orient. Bien au contraire, elles sont axées sur l’attitude adoptée face à la Russie. Dans une interview accordée au journal Bild am Sonntag, il a sévèrement critiqué le déploiement des forces de l’OTAN contre la Russie et dans lequel l’Allemagne joue elle aussi un rôle majeur. 

« Ce que nous ne devrions pas faire actuellement c’est d’envenimer la situation en faisant entendre des bruits de botte et en agitant le spectre de la guerre », a déclaré Steinmeier au journal. « Quiconque pense que des défilés symboliques de chars à la frontière orientale de l’Alliance créent plus de sécurité se leurre lui-même. Nous serions bien avisés de ne pas fournir de prétexte à une nouvelle confrontation… » 

Il serait « fatal de rétrécir maintenant le champ de vision sur l’armée pour ne rechercher le salut que dans une politique de dissuasion », a prévenu le ministre allemand des Affaires étrangères. L’histoire nous enseigne que la volonté mutuelle de se défendre doit aller de pair avec une volonté de dialogue et des offres de coopération, a dit Steinmeier. Il devrait y avoir un intérêt « à engager la Russie à travailler en partenariat en ce qui concerne la responsabilité internationale. » 

L’interview de Steinmeier dont des extraits ont été publiés par avance, a suscité une vive controverse en Allemagne et qui a affecté toutes les affiliations politiques. Elle fut généralement interprétée comme une critique à l’égard des actuelles manœuvres pratiquées par l’OTAN en Europe de l’Est et du déploiement permanent de troupes de l’OTAN à la frontière russe qui devait être adopté le mois prochain au sommet de l’alliance militaire à Varsovie. L’opération Anaconda qui eut lieu du 7 au 17 juin en Pologne, a réuni 31 000 soldats issus de 24 pays différents. 

Des politiciens de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), quelques représentants du parti des Verts et la presse conservatrice ont fortement attaqué le ministre social-démocrate. Ils l’ont accusé d’être un « conciliateur de Poutine » (le membre du présidium CDU Jens Spahn) ; de garder le silence sur le fait que l’agression en Ukraine a été initiée par la Russie (Rebecca Harms, la présidente du groupe des eurodéputés Verts au parlement européen) ; de ne défendre le territoire de l’OTAN qu’en théorie mais pas en pratique (Volker Bouffier, ministre-président CDU de Hesse) ; de renforcer « la croyance du Kremlin que l’Occident favorisait l’apaisement » (Berthold Kohler, corédacteur du journal conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung) ; et de se distinguer au sein du Parti social-démocrate (SPD) et ce bien qu’il ait appuyé la participation aux manœuvres de l’armée allemande (Norbert Röttgen, président CDU de la Commission des Affaires étrangères du parlement allemand). 

Par ailleurs, Steinmeier a bénéficié de l’appui de sections du SPD et des Verts, du Parti de Gauche (Die Linke) et d’Alexander Gauland, le vice-président du parti d’extrême-droite Alternative pour l’Allemagne (AfD). 

L’ex-ministre allemand de l’Environnement, Jürgen Trittin (Verts), qui montrerait de l’intérêt pour le poste de ministre des Affaires étrangères, a pris la défense de Steinmeier en déclarant que les États baltes n’étaient pas vraiment menacés par la Russie, qu’ils se sentaient simplement menacés. Le cap engagé par l’OTAN était par conséquent discutable, a-t-il affirmé. 

Le spécialiste SPD pour les questions de politique étrangère, Rolf Mützenich, a dit que Steinmeier avait parlé pour le groupe parlementaire du SPD. Il a conseillé à la chancelière Angela Merkel et à la ministre allemande de la Défense, Ursula von der Leyen (toutes deux CDU) d’adopter la politique de Steinmeier. Les exigences formulées par la Pologne et les États baltes, qui avaient même mis en jeu la question de l’armement nucléaire, étaient exagérées, a-t-il précisé. Des signaux clairs devaient leur être donnés et c’est ce que Steinmeier vient de faire. Il fallait de nouveau établir un dialogue avec la Russie. 

L’ex-chancelier Gerhard Schröder (SPD) – pendant de nombreuses années Steinmeier fut son plus proche collaborateur – s’est exprimé ce week-end. Dans une interview concernant le 75e anniversaire de l’attaque de l’Union soviétique par l’Allemagne, il a rappelé en mémoire le « crime historique » commis par l’Allemagne nazie en envahissant l’Union soviétique dans le but de « l’éliminer, d’asservir sa population et de l’exterminer. » 

Schröder a dit qu’il considérait la participation de la Bundeswehr aux manœuvres de l’OTAN comme « une grande erreur compte tenu de notre histoire. » Il a soutenu l’« effort entrepris par le ministre des Affaires étrangères Steinmeier de lever graduellement les sanctions (contre la Russie). » Il a explicitement défendu sa propre amitié avec le président russe Vladimir Poutine en disant, « Nous sommes amis, et cela ne changera pas. » 

L’ancien chancelier a pointé du doigt les États-Unis. Ce n’est « pas seulement la Russie qui a causé les crises », a-t-il dit. La guerre en Irak de George W. Bush a été « une cause décisive des guerres et des guerres civiles au Moyen-Orient, notamment l’émergence de l’EI. » Et pourtant, a dit Schröder, « il y a des gens au sein du gouvernement fédéral qui considère que l’Amérique a l’apanage de la sagesse politique. » 

Steinmeier a lui-même défendu lundi ses remarques. Il a tenu à préciser l’importance du dialogue avec la Russie parce qu’il avait l’impression que cela était pour le moment complètement oublié, avait-il dit en marge d’une réunion des ministres au Luxembourg. Il ne remettait pas pour autant en cause les décisions prises au sommet de l’OTAN de 2014 au Pays de Galles. Il y avait été décidé de considérablement renforcer le flanc oriental de l’OTAN en réaction à la crise en Ukraine. 

La dirigeante de Die Linke, Sahra Wagenknecht, a également soutenu Steinmeier en le qualifiant de champion de la paix. « Les jeux de guerre provocateurs de l’OTAN près de la frontière russe sont une menace irresponsable à la paix en Europe », a-t-elle dit. 

Ni Steinmeier ni Schröder ne sont préoccupés par la paix. Schröder, dont Steinmeier avait dirigé la chancellerie, a été le premier chef de gouvernement allemand depuis 1945 à envoyer des soldats allemands dans des missions de combat – d’abord en Yougoslavie puis en Afghanistan. De plus, Steinmeier lui-même est un pionnier du militarisme allemand pour avoir annoncé lors de la Conférence sur la Sécurité de Munich en 2014 que l’Allemagne était « trop grande et trop importante » pour se contenter de « commenter la politique mondiale en simple spectatrice », et que l’Allemagne devait être « prête à s’engager sur les questions de politique étrangère et de sécurité [c’est-à-dire militaire] plus rapidement, plus décisivement, et plus fortement. » 

En tout cas, l’intervention de Steinmeier montre clairement que les guerres pour le repartage du Moyen-Orient et de l’Afrique, ainsi que l’encerclement de la Russie et de la Chine, mènent à des conflits entre les puissances impérialistes mêmes. Bien qu’étant alliés, les États-Unis et l’Allemagne défendent des intérêts économiques et politiques opposés. La désintégration de l’Union européenne, que la sortie de la Grande-Bretagne accélérerait, et la montée de Donald Trump aux États-Unis, exacerberont ces conflits. 

Steinmeier, qui jouit d’un soutien considérable au sein des milieux patronaux allemands, parle au nom de la section des élites allemandes qui réclament une indépendance politique et militaire plus grande pour l’impérialisme allemand, particulièrement vis-à-vis des États-Unis. 

Il y a deux ans, le Comité International de la Quatrième Internationale avait prévenu dans la déclaration « Le socialisme et la lutte contre la guerre impérialiste » : « Pour l’heure, Washington poursuit ces objectifs en collaboration avec les autres principaux pouvoirs impérialistes. Il n’y a cependant aucune correspondance permanente entre les intérêts impérialistes des diverses puissances. L’impérialisme allemand, qui a mené deux guerres contre les États-Unis au 20e siècle, est en train de remettre à l’ordre du jour ses ambitions impérialistes. S’étant assuré une position dominante en Europe occidentale, il cherche à présent à devenir une puissance mondiale. »

C’est ce qui est en train de se confirmer.

(Article original paru le 21 juin 2016)

 

 

 

 

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