Perspectives

L’État d'urgence permanent de la France

À 16 h53 mercredi, l’Assemblée nationale française a voté massivement une quatrième prolongation de l’état d’urgence imposé par le gouvernement PS (Parti socialiste) après les attentats terroristes du 13 novembre à Paris. Par 489 voix contre 26, elle a prolongé ce qui est devenu l’état d’urgence le plus long en France depuis l’effondrement du régime vichyste de collaboration avec les nazis à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les assertions officielles selon lesquelles il s’agit d’une réponse temporaire au dernier attentat horrifiant commis en France, où un franco-tunisien apparemment dérangé et surendetté a précipité le camion qu’il conduisait dans la foule célébrant le 14 Juillet à Nice, tuant 84 personnes et en blessant plus de 100, ne tiennent pas. Dans une crise profonde de la démocratie bourgeoise touchant toute l’Europe, l’élite dirigeante, face à des tensions sociales extrêmes, se prépare à imposer un état d’urgence permanent et à faire la transition de la démocratie à des formes dictatoriales de gouvernement.

Mercredi, dans une longue entrevue avec Le Monde, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a tenté de rassurer le public, disant que l’état d’urgence était une politique temporaire et légitime pour lutter contre le terrorisme. « L’état d’urgence ne peut pas être un état permanent des affaires », a-t-il dit, ajoutant : « Ce n’est pas un état d’exception, il fait partie de l’état de droit. L’attaque de Nice montre qu’il peut y avoir des contre-attaques et des appels à la vigilance accrue. C’est le caractère imminent du danger qui justifie la prolongation de l’état d’urgence. »

Les assurances de Cazeneuve sont en soi absurdes. Tous ses arguments sont destinés à justifier une abolition permanente des droits démocratiques. Comme le premier ministre Manuel Valls l’a déclaré à l’Assemblée, le PS insiste sur le fait que la France vivra dans le danger imminent d’événements comme le 13 novembre et l’attaque de Nice indéfiniment à l’avenir. « Même si ces mots sont difficiles à dire, il est de mon devoir de le faire », a déclaré Valls. « Il y aura des attaques et il y aura d’autres personnes tuées. Nous ne devons pas nous y habituer, nous ne devons jamais nous habituer à l’horreur, mais nous devons apprendre à vivre avec cette menace. »

Si le PS affirme que la menace terroriste est éternelle, la conclusion inévitable en est que le PS soutient un état d’urgence éternel. En effet, divers commentateurs de presse ont écrit qu’il sera impossible de lever l’état d’urgence l’hiver prochain à l’expiration des six mois. Ils affirment qu’il devra être prolongé pour six autres mois au moins afin de protéger les candidats à l’élection présidentielle d’avril et mai 2017.

Sur un plan plus fondamental, les assertions de Cazeneuve sont une fraude politique parce que l’arrêt des attaques terroristes n’est pas le but des actions du gouvernement. La Loi de l’état d’urgence a été établie en 1955 pour écraser une insurrection armée du peuple algérien contre la domination coloniale française, qui a commencé en 1954, et de limiter l’opposition à la guerre coloniale contre les Algériens dans la classe ouvrière française, ce qu’il n’a pas réussi à faire.

Aujourd’hui, plus de 60 ans plus tard, la cible principale de l’état d’urgence n’est pas le terrorisme, mais l’opposition sociale et politique dans la classe ouvrière.

Après l’attaque de Nice, même Valls a dû avouer que des pouvoirs draconiens de l’État en vertu de l’état d’urgence – qui permet à la police d’interdire les protestations sociales, d’effectuer des recherches et des saisies illimitées, de censurer la presse, d’assigner à résidence sans procès et de mettre en place des tribunaux militaires – ne peuvent arrêter les attaques. Ces mesures d’État de policier ne font rien pour remédier aux causes profondes des attentats: l’utilisation par l’OTAN de réseaux terroristes islamistes comme outils dans la guerre de changement de régime en Syrie et dans la crise sociale profonde en France.

C’est plutôt qu’alors que le capitalisme européen s’enfonce dans la plus grande crise économique et politique depuis la Seconde Guerre mondiale, les classes dirigeantes de tous les pays d’Europe se préparent à se débarrasser des libertés civiles. Alors que les travailleurs découvrent que la démocratie peut être renversée par un état d’urgence imposé arbitrairement, le caractère fragile et finalement non viable de la démocratie capitaliste apparaît à des millions de gens.

Le même jour où l’Assemblée nationale française a voté la prolongation de l’État d’urgence, le gouvernement turc imposait un état d’urgence de trois mois dans le contexte d’une vaste purge de l’appareil militaire et d’État, suite au coup d’État militaire manqué de la semaine dernière.

En Grande-Bretagne, le vote en faveur d’une sortie de l’Union européenne a déclenché une crise politique massive. Diverses sections de l’élite dirigeante appellent à un rejet du vote pour le « Brexit » et essayent de purger la base du Parti travailliste pour évincer de façon anti-démocratique le chef élu de celui-ci, Jeremy Corbyn, et pousser la politique sociale et étrangère du Parti travailliste encore plus à droite.

Le gouvernement allemand, qui est en train de remilitariser sa politique étrangère face à une opposition populaire écrasante, fait des plans pour déployer l’armée en Allemagne même.

Le gouvernement PS en France a déjà utilisé l’état d’urgence pour tenter d’écraser l’opposition sociale explosive à ses mesures d’austérité, notamment lors des manifestations de masse des travailleurs et des jeunes ce printemps contre sa législation du travail régressive. Il a menacé d’interdire purement et simplement les manifestations, piétinant le droit de grève et de manifestation, protégés par la Constitution. Il a attaqué violemment les manifestations avec des hordes de policiers antiémeutes et aidé à organiser une contre-manifestation par le syndicat de la police.

La réaction de l’État français, comparée notamment aux états d’urgence nationaux précédents des années 1950 et 1960, semble hors de proportion au vu de la menace terroriste qu’il cite comme justification pour renverser la Constitution et supprimer des droits démocratiques.

Le plus long des trois états d’urgence imposés pendant la guerre d’Algérie a duré huit mois. Ces situations d’urgence – au début de la guerre en 1955, après le coup d’État de 1958 et après le putsch manqué des généraux à Alger en 1961 – sont survenues dans le contexte d’une guerre qui a coûté des centaines de milliers de vies et impliqué la mobilisation de millions de soldats. Et si elles servaient à réprimer l’opposition de la classe ouvrière à la guerre, les situations d’urgence de 1958 et de 1961 ont aussi été dirigées contre les insurrections de puissantes sections des forces armées françaises qui avaient un soutien international, notamment dans le régime fasciste de Franco en Espagne, et estimaient que le gouvernement capitulait devant le sentiment anti-guerre dans la classe ouvrière.

Des attaques comme les meurtres à Charlie Hebdo, celles du 13 novembre et l’atrocité de la semaine dernière à Nice ont été effectuées dans des circonstances troubles par un petit nombre des terroristes, le plus souvent connus du renseignement français. Si leur bilan de plus de 200 morts est horrifiant, il pâlit en comparaison du massacre de masse dans la guerre d’Algérie. Pourtant, l’état d’urgence d’aujourd’hui a déjà duré plus longtemps et le PS a clairement l’intention de le maintenir indéfiniment

Ce qui pousse à cette réaction hystérique et anti-démocratique est, en dernière analyse, l’opposition politique et sociale croissante dans la classe ouvrière. Une tâche centrale qui se pose aux travailleurs, alors que cette opposition se développe et prend une forme de plus en plus politiquement consciente, est la défense des droits démocratiques contre la campagne de dictature menée par une classe dirigeante présidant à un ordre capitaliste en faillite.

(Article paru d’abord en anglais le 21 juillet 2016)

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