Des centaines de personnes assistent à une conférence de David North à Francfort

Deux-cent cinquante étudiants et travailleurs ont rempli samedi 22 octobre l’amphithéâtre 3 de l’université de Francfort pour assister à une conférence donnée par David North et organisée par l’International Youth and Students for Social Equality (Etudiants et Jeunes internationalistes pour l’égalité sociale, IYSSE).

L’importance de cet événement fut mis en évidence par l’énorme intérêt et la réaction extrêmement positive de la plus grande partie de l’auditoire. De nombreux étudiants étaient venus pour entendre une critique marxiste de l’École de Francfort dont l’influence est toujours omniprésente sur les campus de la métropole financière et fournit la base idéologique pour la politique droitière du Parti social-démocrate (SPD), des Verts, du parti Die Linke et des syndicats.

En ouverture de la réunion, Christoph Vandreier, s’exprimant au nom de l’IYSSE d’Allemagne, a présenté l’orateur principal, David North, qui joue depuis plus de quatre décennies un rôle de premier plan dans le mouvement trotskyste et a publié un grand nombre d’ouvrages sur de nombreuses questions politiques et historiques cruciales du 20ème et 21ème siècle. North est le président du comité de rédaction international du World Socialist Web Site.

Dans son introduction, Vandreier a expliqué: « Quand il explore dans son livre les conceptions de l’École de Francfort, du postmodernisme et de la politique de la pseudo-gauche, North ne le fait pas du point de vue du simple débat universitaire mais de celui de la politique révolutionnaire. » Vandreier a poursuivi en disant : « Le livre est une défense et un développement du marxisme classique, tels qu’il fut élaboré par Marx, Engels, Lénine, Trotsky et Luxembourg. » 

Quelque 250 étudiants et travailleurs suivent attentivement la conférence

Dans sa conférence, North a de nombreuses fois insisté sur le fait que pour les marxistes, la base de la lutte des révolutionnaires pour changer le monde est la compréhension des lois objectives du développement social. Il faut que celles-ci soient comprises et dévoilées. C’est aussi le point de vue nécessaire pour procéder à un examen des conceptions de l’École de Francfort et du postmodernisme dans leur contexte historique et social. De par leur subjectivisme, ces tendances expriment le rejet et l’hostilité des classes moyennes supérieures à l’égard de la classe ouvrière.

North a souligné ce point fondamental tout au début de sa conférence. Le fait que Syriza ait été démasqué comme une tendance réactionnaire en Grèce, a-t-il dit, a montré qu’il existait « un lien étroit entre des éléments clés du post-marxisme universitaire et des programmes politiques diamétralement opposés aux intérêts de la classe ouvrière. » Il a poursuivi en disant : « Ceci n’est pas modifié par le fait que de nombreuses variantes de l’École de Francfort et du postmodernisme recourent à une phraséologie délibérément obscure afin de dissimuler leurs points de vue politiques. »

North a parlé en détail des développements sociaux et politiques centraux des dernières décennies dont il traite dans ses livres, La Révolution russe et le XXème siècle inachevé et Un quart de siècle de guerre. Il a expliqué que tous les problèmes fondamentaux du capitalisme avaient ressurgi depuis la dissolution de l’Union soviétique. L’inégalité sociale avait atteint des proportions jamais vues, la crise économique ne cessait de s’aggraver et le danger d’une troisième guerre mondiale de croître. C’était particulièrement évident avec les deux candidats droitiers et militaristes à la présidence aux Etats-Unis.

Au vu de ces développements extrêmement dangereux, a dit North, il fallait se demander : « Pourquoi n’existe-t-il pas de mouvement international, révolutionnaire, anticapitaliste et socialiste de masse? »

Il a expliqué que cela était dû à une interaction complexe de facteurs objectifs et subjectifs dans laquelle la trahison menée par le stalinisme et la liquidation physique aux mains de la bureaucratie stalinienne de toute une génération de marxistes avait joué un rôle clé. Les théories de l’École de Francfort et du postmodernisme ont attribué la responsabilité de leur trahison aux travailleurs, attaquant le marxisme par la droite et utilisant pour ce faire l’idéalisme irrationaliste de Schopenhauer et Nietzsche.

« L’impulsion politique de leurs théories se trouve dans le rejet du marxisme et de la perspective d’une révolution socialiste basée sur la classe ouvrière, » a dit North. Le postmodernisme avait été développé après les événements de mai-juin 1968 et était dirigé contre le marxisme et notamment le trotskysme. Il exprimait l’attitude « conservatrice, profondément pessimiste et démoralisée » de couches nanties de la classe moyenne.

Aucune de ces théories ne possédait un programme « susceptible de servir de base à la lutte révolutionnaire contre le capitalisme et l’impérialisme, » a dit North. Le marxisme seul proposait un tel programme. « La classe ouvrière doit comprendre la logique de la crise actuelle et agir en conséquence, » a-t-il conclu. « Une telle compréhension ne peut avoir lieu que sur la base du marxisme. »

Pour lire l’intégralité de la conférence sur le World Socialist Web Site cliquer ici.

L’assistance a suivi la conférence avec beaucoup d’attention et celle-ci eut de toute évidence un fort impact. L’orateur a abordé de nombreux sujets qui sont d’habitude évités dans les débats universitaires sur les campus. Il a montré à plusieurs reprises où étaient les racines des courants idéologiques dans les développements politiques et expliqué les motifs et l’état d’esprit des couches sociales qui ont élaboré les théories du postmodernisme et de l’École de Francfort.

Lors du débat qui suivit, Vandreier souleva la question des origines de l’École de Francfort. « Aujourd’hui, » a-t-il dit, « presque chaque étudiant peut voir quel genre de politique droitière est par exemple avancée par le professeur Axel Honneth avec son ‘idée du socialisme’ – qui correspond à un socialisme sans rien du tout, c’est-à-dire sans classe ouvrière mobilisée et sans abolition de la propriété privée. Mais beaucoup de gens se demandent : n’était-ce pas différent à l’origine ? L’Institut pour la recherche sociale, n’avait-il pas des éléments progressistes quand il fut fondé en 1923 ? »

North a répondu que les premiers fondateurs de l’École de Francfort n’étaient pas anti-socialistes ou anti-marxistes. Il attira l’attention sur les événements de l’année 1923. En Russie, Lénine fut victime d’une attaque cérébrale qui l’empêcha de prendre une part active à la vie politique ; Trotsky fut de plus en plus isolé et exclu du pouvoir. En octobre 1923, la révolution en Allemagne se termina par une défaite.

« Tout ceci contribua de façon décisive à une réorientation de vastes couches de l’intelligentsia allemande, » a indiqué North. « Elles perdirent confiance dans une perspective révolutionnaire fondée sur la classe ouvrière. »

La même année, Georg Lukacs publiait son ouvrage Histoire et conscience de classe, qui eut une grande influence sur la Théorie critique. « La soi-disant ‘réification’ qu’il développa dans son livre revenait finalement à dire que la classe ouvrière était incapable de comprendre la réalité objective, » a expliqué North.

Hendrik de Man, un professeur de Francfort actif dans la Seconde Internationale mais qui devint plus tard un intellectuel fasciste, joua un rôle clé. North remarqua que « Son idée était que les facteurs psychologiques étaient plus importants pour le développement de la conscience de la classe ouvrière que les conséquences du développement objectif du capitalisme. Ce fut là une impulsion décisive au développement intellectuel de l’École de Francfort. »

En général, on mit l’accent sur le rôle de l’inconscient et de l’irrationnel, en opposition à la théorie marxiste de la révolution sociale. Ceci allait de pair, dit North, avec un profond pessimisme envers la classe ouvrière. Horkheimer, Adorno et Marcuse, comme de vastes couches du milieu universitaire allemand avaient été influencés par l’idéalisme subjectif de Schopenhauer et Nietzsche. Marcuse avait aussi été influencé par Heidegger. « L’accent est mis sur la conscience subjective et les facteurs psychologiques qui, d’après eux, empêchent que les facteurs objectifs ne mènent à la révolution. »

Un exemple typique est Wilhelm Reich, a dit North. Reich a cherché à analyser le fascisme essentiellement en termes sexuels. Dans sa brochure Qu’est-ce que la conscience de classe?, Reich affirme qu’il n’y a aucun espoir de combattre le fascisme en gagnant les travailleurs à un programme politique « parce qu’ils ne le comprennent pas et ne le comprendront jamais. » Au lieu de cela, il fallait trouver une voie vers la classe ouvrière grâce à une politique sexuelle.

« La lutte contre le fascisme est impossible sur une telle base, » a dit North.

Beaucoup de jeunes gens présents furent impressionnés par la conférence. « Je considère qu’il s’agit là d’un événement très important, » a dit Aaron, un étudiant de Cologne qui était venu à Francfort pour y assister. « C’est une occasion unique pour moi que d’entendre un trotskyste. Il est nécessaire de clarifier les questions de la pseudo-gauche et du pessimisme parce qu’ils ont joué un rôle extrêmement important. » 

Aaron

Aaron a aussi signalé la relation entre les questions théoriques et la situation actuelle : « Je suis préoccupé par le danger d’une guerre. On peut voir le danger que constitue l’offensive de Mossoul, des millions de gens sont touchés. »

Il a ajouté, « L’escalade entre les Etats-Unis et la Russie est très réelle. Même dans des conditions où les médias passent le danger sous silence, il est très important de faire comprendre cette menace aux gens. »

Avant la réunion, des affiches annonçant la conférence avaient suscité l’intérêt à Francfort. Les personnes passant devant les affiches se sont souvent arrêtées pour lire les citations de Marx qui y figuraient : « De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles. (...) La philosophie est la tête de cette émancipation, le prolétariat en est le cœur. »

L’énorme écho à la conférence a bien évidemment incité deux partisans de l’École de Francfort à intervenir dans la discussion pour défendre la Théorie critique. L’un d’eux a indiqué que même Trotsky aimait à lire Freud et qu’il évoquait la psychologie du tsar dans son Histoire de la Révolution russe. « Ne serait-il pas plus dialectique, » demanda-t-il « de dire que nous adoptons les impulsions révolutionnaires qu’on peut trouver chez Adorno et Horkheimer ? »

Le second essaya de prendre la défense de Wilhelm Reich. « Pas plus tard qu’hier nous avons lu ce texte dans notre groupe de lecture… Reich traite la question des raisons pour lesquelles le programme communiste ne fut pas pris en considération par les masses à l’époque. Aujourd’hui, on pourrait se demander pourquoi le programme de l’IYSSE et de la Quatrième Internationale n’est pas repris par les masses. Ce sont là des questions importantes. »

North a répondu: « Il faut toujours examiner les questions dans un contexte historique concret. La question de pourquoi il n’y a pas de mouvement socialiste de masse ne se pose pas de nos jours de la même façon qu’en Allemagne dans les années 1930-1933. »

A l’époque, il y avait un mouvement socialiste révolutionnaire de masse dans la classe ouvrière. Deux partis existaient, le Parti social-démocrate (SPD) et le Parti communiste (KPD) qui jouissaient du soutien actif de la classe ouvrière, et le KPD s’était fixé pour tâche de gagner la confiance des travailleurs sociaux-démocrates.

« La psychologie est une question complexe au sein du mouvement ouvrier, » a dit North, « Rien ne pourrait être plus faux que l’affirmation que le marxisme ne s’intéresse pas à la psychologie. Son intérêt se porte toutefois sur la psychologie des classes et des couches sociales – et non sur la psychologie individuelle. »

Trotsky avait orienté son programme vers cette tâche en proposant une politique de front unique contre le fascisme. Le KPD devait dire aux travailleurs sociaux-démocrates : « Nous avons bien sûr un grand nombre de divergences, mais nous devons lutter ensemble contre Hitler et les nazis. Nous sommes prêts à former un front unique afin d’empêcher que les nazis ne prennent le pouvoir. » Ceci aurait gagné la confiance des travailleurs sociaux-démocrates tout en démasquant les dirigeants sociaux-démocrates qui n’étaient pas prêts à s’opposer aux nazis.

« Ceci témoignait d’une véritable connaissance de la psychologie des travailleurs, » a dit North. « La brochure [de Reich] que j’ai citée ne renferme rien qui puisse me convaincre que le principal problème de la classe ouvrière allemande était son attitude incorrecte à l’égard de la sexualité. »

Les théoriciens de l’École de Francfort ne s’intéressaient généralement pas à des programmes et à des stratégies politiques concrètes. En se tournant vers les questions psychologiques et vers l’irrationnel, ils tournèrent le dos à l’analyse des questions politiques. « C’étaient d’éminents intellectuels mais aucun d’entre eux n’avait de liens avec le mouvement ouvrier. Ils n’avaient pas grand chose à dire sur les grands événements, » a poursuivi North.

Horkheimer par exemple, resta muet face aux procès de Moscou montés par Staline, qui liquidèrent toute une génération de socialistes soviétiques, tandis qu’Ernst Bloch accueillit ces procès avec enthousiasme.

Un autre étudiant qui avait des critiques a dit ne pas avoir été convaincu par la conférence parce qu’elle n’avait traité que du « capitalisme et du communisme » en ignorant presque totalement le Tiers monde. « Où se trouve la majorité du monde ? » demanda-t-il. La plupart des habitants de la terre ne sont ni capitalistes ni communistes mais religieux, a-t-il précisé. Les Frères musulmans ne représentent-ils pas « une autre ligne éventuelle de pensée politique ? »

North répondit, « Je ne suis pas d’accord. » Chaque pays, chaque région du monde a des caractéristiques particulières, mais la situation au Moyen-Orient est une manifestation extrême des mêmes problèmes que ceux qui existent aux Etats-Unis, en Amérique latine et dans de nombreuses régions d'Asie. « Il s’agit du problème de la direction révolutionnaire, » a-t-il souligné.

Il poursuivit en expliquant l’influence qu’eut la Révolution russe dans la classe ouvrière du monde arabe et comment des partis communistes avaient vu le jour partout. « Dans chaque pays du Moyen-Orient, que ce soit en Egypte, en Syrie ou en Palestine… la question clé fut le conflit entre Trotsky et Staline. »

Dans sa théorie de la révolution permanente, Trotsky avait déclaré que la bourgeoisie nationale n’était plus en mesure de jouer un rôle révolutionnaire progressiste. Staline avait cependant contraint les classes ouvrières de ces pays à se subordonner à la domination des mouvements nationaux bourgeois et « les effets en furent catastrophiques. »

S’adressant directement à son critique, North dit, « Tout ce que vous avez dit, toute votre politique tiers-mondiste bourgeoise élude un examen des développements concrets. Le fait que la religion soit une fois de plus devenue un facteur clé de la conscience de masse est la conséquence de la trahison des staliniens. »

C’est ce qui fut dramatiquement confirmé, poursuivit-il, lors du printemps arabe de 2011 en Egypte. « Pourquoi la révolution égyptienne a-t-elle échoué ? Une direction marxiste a cruellement fait défaut. C’est là le point fondamental et c’est le cas dans chaque pays. »

North s’adressa aux jeunes étudiants qui avaient attentivement suivi la discussion. « Etudiez ces questions ! » lança-t-il. « Les temps changent rapidement. Les gens seront radicalisés. Et le danger d’une nouvelle guerre est très réel. » 

Beaucoup d’intérêt au stand de livres

Les discussions se poursuivirent devant le stand des livres et dans le hall après la fin officielle de la réunion. Plusieurs participants indiquèrent qu’il ne leur avait pas été facile de tout comprendre mais selon l’un d’eux, « l’analyse était sans aucun doute percutante et pertinente. »

Un autre étudiant qui était venu après avoir vu les affiches a dit, « Je pense que c’est une bonne chose de discuter de ces questions de façon controversée. La question est : « Comment surmonter l’aliénation du milieu universitaire vis-à vis de la société civile ? Cela me semble être un point important. La question étant : Qu’est-ce qu’une science engagée et critique ? Cette question est d’une grande importance. »

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L’Ecole de Francfort, le postmodernisme et la politique de la pseudo-gauche peut être commandé auprès de la maison d’édition Mehring Books.

(Article original paru le 25 octobre 2016)

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