La Turquie dénonce la politique américaine envers Mossoul et revendique des territoires dans les Balkans

L'assaut dirigé par les Etats-Unis contre Mossoul et le coup d'Etat manqué contre le président Recep Tayyip Erdogan en juillet, soutenu par Washington et l'Union européenne (UE), attise des tensions explosives entre la Turquie et les puissances impérialistes.

Tentant désespérément de stabiliser son régime, Erdogan attise le nationalisme et se réserve implicitement le droit d'intervenir militairement à travers l'ex-empire ottoman. Dans une série de discours incendiaires, il a avancé des revendications territoriales non seulement au Moyen-Orient, mais dans le Caucase et même dans les Balkans. Cela a attiré la condamnation des responsables en Grèce, qui est entrée en guerre avec la Turquie trois fois à la fin du 19e et au début du 20e siècles, et qui a presque combattu l'invasion turque de la Chypre en 1974.

Lundi, à Istanbul, Erdogan a critiqué Washington pour avoir empêché l'armée turque d'attaquer Mossoul, où Washington s'allie à des milices kurdes envers lesquelles la Turquie est hostile, et pour avoir protégé le religieux Feithullah Gulen basé aux Etats-Unis, le dirigeant du mouvement accusé par Erdogan d'avoir orchestré le coup d'Etat.

« Les opérations sont en cours à Mossoul, » a-t-il déclaré. « Que disent-ils? Ils disent: ‘Que la Turquie n’entre pas à Mossoul!’ Pourquoi n’entrerais-je pas? J'ai une frontière de 350 km et je suis menacé de l'autre côté de cette frontière. ... La Turquie participera à l'opération de Mossoul et prendra sa place à la table. Il est hors de question pour nous de rester en dehors. Car il y a de l'histoire à Mossoul pour nous. »

Le 14 octobre, Erdogan avait carrément attaqué Washington à propos du rôle des milices kurdes à Mossoul: « Honte à vous! Et votre partenaire, c’est les PYD/YPG [les milices kurdes] ou la Turquie? Si c’est la Turquie, alors vous devez venir à la table avec nous et faire vos démarches avec nous ».

A Istanbul, Erdogan a également accusé Washington de complicité avec le terrorisme, en raison de son alliance avec Gulen: « Comment un système judiciaire peut-il protéger des organisations et des chefs terroristes? Comment l'autorisation de séjour est-elle fournie à un terroriste? Il vit dans le luxe dans une ferme de 200 hectares, d'où il gère son opération. Qui pensez-vous tromper » ?

Les revendications d'Erdogan à l’égard de Mossoul font partie d'une série de revendications territoriales qu'il a avancées ces derniers jours, y compris sur la Thrace occidentale, qui comprend une large part du sud de la Bulgarie et du nord de la Grèce.

Le 15 octobre, à l’Université Recep Tayyip Erdogan, il a dit: «Peut-on laisser Mossoul seul? Nous sommes présents dans l'histoire de Mossoul. Et que font-ils maintenant? Ils complotent pour confisquer Mossoul du peuple de Mossoul ... La Turquie ne peut pas tourner le dos à Alep. La Turquie ne peut pas abandonner ses frères en Thrace occidentale, en Chypre, en Crimée, et nulle part ailleurs. Nous ne pouvons pas laisser la Libye, l'Egypte, la Bosnie et l'Afghanistan seuls avec leurs propres problèmes. »

Il a ajouté: «Quelque chose de nous est présent dans tous les pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord, depuis Hatay [à la frontière turco-syrienne] jusqu'au Maroc. On tombe certainement sur une trace de nos ancêtres à chaque pas sur le chemin menant de la Thrace à l'Europe de l'Est. »

Mercredi, le président grec Prokopis Pavlopoulos a averti Erdogan que ses déclarations fragilisent le Traité de Lausanne de 1923. Ce traité a mis fin au conflit entre la Turquie et les puissances alliées dans la Première Guerre mondiale, qui a détruit l'empire ottoman, lancé le dépeçage colonial d'une grande partie du Moyen-Orient entre la France et la Grande-Bretagne, et établi l'actuelle frontière entre la Grèce et la Turquie.

Pavlopoulos a dit, «la rhétorique du président turc Erdogan, de tout point de vue, même le plus bienveillant, sape malheureusement, directement ou indirectement, le Traité de Lausanne, ainsi que les relations gréco-turques et entre l'Union européenne et la Turquie ».

Les médias grecs ont rapporté également qu’Erdogan envisageait un référendum en Thrace occidentale. L’information a ensuite été démentie, mais pas avant la diffusion d’un communiqué du ministère grec des Affaires étrangères, selon lequel l'information était « provocatrice et porte atteinte à la stabilité régionale ».

Erdogan avait publiquement attaqué le Traité de Lausanne le mois dernier. Il a nié que c’était une «victoire» et a déclaré, « nous avons cédé les îles (grecques) avec lesquelles que vous pouviez communiquer à voix haute » depuis la côte turque de la mer Égée.

Le ministre grec de la Défense Pannos Kammenos a répondu, « Jeter le doute sur les traités internationaux conduit sur des chemins dangereux », ajoutant que la Turquie ne devrait pas « suivre » ces chemins.

Les tensions politiques et militaires qui sous-tendent les déclarations d'Erdogan sont le produit d'un quart de siècle de guerres et d'interventions par les puissances impérialistes. Depuis la guerre du Golfe contre l'Irak en 1991, année où la bureaucratie soviétique a restauré le capitalisme et dissous l'URSS, éliminant ainsi le principal obstacle aux guerres impérialistes, l'OTAN intervient sans relâche au Moyen-Orient et dans les Balkans. Ces guerres ont coûté des millions de vies et transformé des dizaines de millions de personnes en réfugiés.

Les guerres en Irak et en Yougoslavie, puis l'attaque géorgienne soutenue par Washington sur les forces russes dans le Caucase en 2008 et, enfin, les guerres de l'OTAN lancées en Libye et en Syrie en 2011 ont définitivement brisé la structure étatique régionale qui avait émergé des Première et Seconde Guerres mondiales.

Alors que la confrontation de l'OTAN avec la Russie et le régime prorusse en Syrie menace de déclencher une Troisième Guerre mondiale, des conflits profondément ancrés dans l'histoire et la géopolitique du capitalisme européen et moyen-oriental resurgissent. Les déclarations menaçantes des responsables turcs et grecs démontrent comment les diplomates et les états-majors sont tous rattrapés par une vaste crise mondiale qui échappe au contrôle de n'importe quel Etat-nation individuel.

Ayant soutenu les guerres libyennes et syriennes sous pression de l'OTAN et abandonné sa politique de «zéro problèmes avec les voisins », Erdogan n'a pas pu s'adapter aux zigzags chaotiques de la politique de Washington en Syrie. Craignant que cette guerre ne se solde par la formation d'un Etat kurde qui attiserait le séparatisme kurde en Turquie, Erdogan s’est opposé à l'alliance américaine avec les milices kurdes syriennes. Depuis, Ankara est constamment en conflit avec l'OTAN, et en particulier avec Washington, à propos de la Syrie.

Le soutien tacite accordé par Washington et l'UE au coup d’Etat turc reflétait leur inquiétude face aux déclarations d'Erdogan plus tôt cette année qu'il pourrait se rapprocher de Moscou et de Damas.

Si Erdogan semble superficiellement avoir retrouvé de bonnes relations avec Washington après le coup d’Etat, en lançant une invasion de régions du nord de la Syrie contrôlées par l'Etat islamique, il est clair que les conflits sous-jacents persistent. Chaque escalade militaire successive intensifie ces contradictions. Les revendications nationalistes d'Erdogan ne font que préparer le terrain pour des combats et des guerres encore plus larges et plus explosives au Moyen-Orient et en Europe.

(Article paru en anglais le 20 octobre 2016)

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