Débat présidentiel du 20 mars : la classe politique vire vers l'extrême-droite

Lundi soir, 9,8 millions de téléspectateurs ont regardé sur TF1 un débat de plus de trois heures entre les cinq candidats qui dominent les sondages dans la campagne présidentielle. Ceci souligne l'intérêt des Français pour une campagne marquée par des crises historiques : l'effondrement du PS sous François Hollande face à la colère et à la désillusion des travailleurs, l'élection de Donald Trump aux USA, et l'essor électoral du candidat néo-fasciste, Marine Le Pen. Plus de la moitié des électeurs ne savent toujours pas pour qui ils vont voter.

Deux ans après l'aveu de Hollande qu'une guerre « totale » avec la Russie est possible, des conflits d'une intensité inconnue depuis les années 1940 traversent le capitalisme français et mondial. Samedi, le candidat préféré de Hollande, Emmanuel Macron, avait annoncé qu'il comptait imposer le service militaire universel face à une « époque » de grandes guerres qui se prépare. Et la semaine précédente, les banques européennes avaient rencontré les conseillers de Marine Le Pen, qui selon la banque suisse UBS aurait 40 pour cent de chances de remporter l'élection.

Toutefois, ces conflits n'ont trouvé aucun écho réel dans le débat, même s'il opposait cinq candidats censés représenter toutes les grandes « familles » de la politique française. Malgré l'inclusion du FN dans le débat, et la possibilité réelle que la France pourrait se retrouver d'ici deux mois avec son premier gouvernement fasciste depuis l'Occupation nazie, une unanimité ponctuée de critiques mineures et convenues a prédominé pendant la plupart de l'émission.

Le Monde, après avoir chanté les louanges d'un débat au format « inédit, bousculant les usages de la Ve République », a avoué que c'était une discussion « calme et corsetée », voire « une confrontation sans débat » aux airs « d'émission de divertissement », et conclu : « Tout ça pour ça » ?

Sur la préparation d'une grande guerre, l'état d'urgence, et les liens manifestes entre la haute finance et l'ex-ministre PS Macron qui est à présent le favori des sondages, les candidats sont tombés d'accord pour ne rien dire. Les « passes d'armes » stylisées entre les barons de la politique que sont Le Pen, le très catholique et austéritaire François Fillon, Macron, le candidat PS Benoît Hamon, et le populiste ex-dirigeant du Front de gauche Jean-Luc Mélenchon se déroulaient toutes sur un terrain qui ne gênerait personne—les banques, l'Etat, ou les autres candidats.

Le débat a abordé les questions de société (éducation, santé, religion, politique sécuritaire), puis l'économie et finalement, assez brièvement, la politique étrangère. 

Les commentaires de Marine Le Pen sur les sujets de société ont laissé clairement entrevoir qu'un gouvernement FN s'orienterait vers une politique qui viserait en substance à interdire non seulement l'immigration mais aussi la pratique de l'Islam en France. En limitant le nombre d'immigrés à 10.000 par an et en interdisant le port du voile islamique dans tout espace public, le FN suivrait le parcours tracé par Trump, en évoluant vraisemblablement à une vitesse supérieure.

Les critiques émises par les autres candidats n'ont rien fait pour mettre l'électorat en garde contre l'ampleur du danger ; en fait, ils soutiennent tous les politiques sécuritaires et antimusulmanes que Le Pen veut renforcer. Quand Le Pen a proposé d'interdire le voile islamique, Mélenchon s'est moqué d'elle : « Vous ne pouvez pas aller jusqu'à établir une police du vêtement dans la rue ! Avez-vous l'intention d'empêcher aussi les gens qui portent des cheveux verts ou d'autres qui portent des jupes trop courtes ou trop longues ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire » ?

En fait, c'est une une loi défendue par le Front de gauche, l'interdiction intégrale du port de la burqa dans les espaces publics préparée en 2009 par la droite et le député stalinien André Gerin, qui a déjà transformé la police française en police du vêtement. L'interpellation violente d'une femme portant la burqa et de son mari à Trappes, en 2013, a d'ailleurs provoqué des heurts entre la police et les habitants de cette banlieue de Paris.

A un moment, Hamon a vite déstabilisé Macron, qui est ex-cadre de la banque Rothschild, en l'interrogeant timidement sur ses liens avec le grand patronat : « Le problème n’est pas que des gens riches financent votre campagne. Pouvez vous prendre l’engagement ici que parmi ces personnes qui ont fait des dons importants, il n’y a pas plusieurs cadres de l’industrie pharmaceutiques, de l’industrie bancaire ou pétrolière ? »

Face au désarroi de Macron – qui a répondu, « Où va-t-on? Je ne fais pas un contrôle d'identité. Ça n'a aucun sens. L'identité est protégée par la loi. Je prends l'engagement de n'être tenu par personne ... Je suis libre ... le financement est transparent » – Hamon a vite battu en retraite. Estimant sans doute qu'une critique trop poussée de son ex-camarade dans le cabinet ministériel de Hollande l'entraînerait sur un terrain qui pourrait aussi lui être dangereux, Hamon a jugé bon de conclure que Macron pourrait prendre des décisions intéressées sur les médicaments.

Les divergences qui se sont fait le plus sentir sont apparues en fin d'émission sur le terrain de la politique étrangère, sur la Russie et l'euro. Fillon a répété certaines des positions prorusses qui lui ont valu d'être investigué et puis ciblé par les médias pour une campagne de presse autour d'emplois fictifs suspectés qu'il aurait arrangés pour sa femme Penelope.

« Parce que nous sommes des Occidentaux, nous pensons que nous pouvons tout faire, envahir l’Irak, régler l’ordre dans toute une partie du monde… (Mais) Il faut moins engager les armées que ne l’a fait Hollande », a déclaré Fillon, avant de traiter la guerre menée par la France contre l'Etat islamique d' « échec », en expliquant : « nous aurions dû la conduire avec la Russie et les partenaires du Proche-Orient ».

Ceci a valu à Fillon une attaque de la part de Hamon, qui a défendu la ligne du gouvernement PS et de la CIA : « Vouloir conduire cette lutte contre Daech aux côtés du régime d'Assad, cela dit beaucoup sur le président que vous allez être ».

Alors que l'élection d'un gouvernement frontiste signalerait très possiblement la dissolution de l'euro et de l'Union européenne, l'Europe a été selon l'expression de FranceInter « La grande absente d'un non-débat » lundi soir. Fillon évoqué l'euro en passant, en attaquant Le Pen en tant que « serial killer du pouvoir d'achat » parce qu'elle prône l'abandon de l'euro et le retour au franc, une devise nationale qui chuterait face à l'euro dopé par la force à l'exportation de l'économie allemande.

Le fait que ce sujet ait été traité de la sorte lors d'un débat présidentiel souligne la désorientation et la superficialité de plus en plus marquée du débat politique officiel en France. La valeur de la devise européenne a été un argument de poids en faveur de l'UE auprès des classes possédantes françaises, bien sûr. Cependant, la bourgeoisie européenne a lancé le projet de l'intégration européenne, après la Deuxième Guerre mondiale, surtout afin d'éviter une troisième guerre entre les grandes puissances européennes.

La bourgeoisie française aujourd'hui est incapable de traiter de sujets pareils devant des millions de gens. Alors que la France et l'Allemagne se réarment toutes les deux et se préparent à de nouvelles guerres, toutes les structures qui étaient censées empêcher une nouvelle guerre sur le continent européen risquent de voler en éclats.

Ce débat est un avertissement pour la classe ouvrière: ce qui se prépare est une tentative de déplacer tout l'échiquier politique en France et à travers le monde très loin vers la droite, avec des conséquences dévastatrices pour les travailleurs.

Le caractère très restreint des différences entre Le Pen et les autres candidats souligne qu'une stratégie d'empêcher la formation d'une dictature en votant pour les partis « traditionnels » afin de barrer la route à Le Pen est un leurre. Le système politique français a fait faillite. Quelles que soient les différends qu'un président Macron pourrait avoir avec une présidence FN, ce sont sur des questions de tempo et d'orientation stratégique mondiale qui sont dans l'analyse finale secondaires.

La seule stratégie viable à présent est la construction d'un mouvement politiquement indépendant dans la classe ouvrière en lutte contre la guerre et défendant les droits démocratiques.

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