Perspectives

Médias et politiciens traitent le plus grand bombardement depuis Hiroshima comme un non-événement

Jeudi, l’armée américaine a largué sa plus grande bombe depuis la destruction nucléaire d'Hiroshima et de Nagasaki à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Vingt-quatre heures plus tard, ce développement – à tous égards, un événement mondial majeur – était traité par les médias américains et européens comme étant sans importance.

Personne ne s’est dit inquiet de la manière extraordinaire avec laquelle la décision a été prise d’utiliser une bombe à effet de souffle massif GB-43 de dix tonnes (aussi appelée MOAB). Jeudi, le président américain Trump a indiqué qu’on ne lui avait pas demandé l’autorisation de bombarder la province éloignée de l'Afghanistan qui borde le Pakistan. Vendredi, le commandant américain en Afghanistan a déclaré que la décision de déployer l'arme était la sienne.

Aux émissions de nouvelles américaines de vendredi soir, il n'y avait pratiquement aucune mention du largage de la «mère de toutes les bombes». Le fait qu’un tel événement soit loué ou traité avec indifférence est un signe certain que l'utilisation de telles armes – ou pire – est devenue la «nouvelle norme», à traiter comme faisant partie des opérations ordinaires de l'impérialisme américain dans le monde.

Vendredi, les principaux journaux américains ont salué l'attaque ou maintenu un silence éditorial. La presse européenne n'a émis aucune protestation. Aucun dirigeant des gouvernements allemand, français ou britannique n'a fait de déclaration sur les bombardements, et les soi-disant partis et leaders «de gauche», y compris Jeremy Corbyn du Parti travailliste britannique et le parti de gauche allemand, sont restés silencieux.

Les démocrates en vue aux États-Unis – que ce soit le chef de la minorité au Sénat Charles Schumer, la chef de la minorité à la Chambre des représentants Nancy Pelosi, ou le leader de la supposée gauche du parti, Bernie Sanders – n'ont rien dit.

Vendredi, le commandant américain en Afghanistan, le général John Nicholson a déclaré à la presse que la décision d'utiliser une arme tellement puissante que le Pentagone ne l'avait jamais utilisée avant, même dans l'invasion de l'Irak en 2003, n'était qu'une décision tactique basée sur des considérations militaires immédiates. «C'était le bon moment pour l'utiliser tactiquement contre la bonne cible sur le champ de bataille», a-t-il déclaré.

Cette affirmation est absurde. Il n'y a aucune raison, d'un point de vue purement militaire, d'utiliser une telle arme contre quelques centaines de combattants mal armées se cachant dans des grottes dans l'est de l'Afghanistan. Après l’envoi de missiles sur la Syrie et l’ultimatum du secrétaire d'État Rex Tillerson au président russe Vladimir Poutine qu’il cesse tout soutien au régime syrien, et au milieu des menaces américaines d'une attaque militaire préventive imminente contre la Corée du Nord, les motifs de l’action étaient clairement politiques.

Le but du bombardement était de démontrer à la Syrie, l'Iran, la Corée du Nord, la Russie, la Chine et tous les autres adversaires actuels ou potentiels qu'il n'y a pas de limite à la violence que l'armée américaine utilisera dans la poursuite des intérêts mondiaux de l'impérialisme américain. La prochaine étape après le MOAB est l'utilisation d'armes nucléaires, et le Pentagone a voulu envoyer un message qu'il est prêt à franchir cette étape.

Le Wall Street Journal résume ces motifs politiques dans un éditorial vendredi qui salue l'attaque au MOAB. On peut y lire ceci:

«Nous pouvons également supposer que les lanceurs de missiles à Pyongyang ont remarqué le déploiement du GBU-43. Loin de nous l’idée de suggérer que les États-Unis en larguent un sur une usine nucléaire nord-coréenne. Mais en l'espace d'une semaine, Kim Jong-un, Vladimir Poutine, Bashar Assad, Xi Jinping et le dirigeant de l’État islamique, Abu Bakr al-Baghdadi, peu importe où il se cache, ont appris que les États-Unis considèrent dans son intérêt de répondre fermement à l'agression de ses adversaires.»

Le Washington Post a relégué le bombardement à une page intérieure et ne l'a pas directement abordé dans un commentaire. Cependant, il a énoncé l'approbation générale de l'establishment politique pour les retournements dans la politique étrangère de Trump au cours des deux dernières semaines dans un éditorial intitulé: «Quand les revirements de politique sont les bienvenus».

Citant l'adoption par Trump d'une ligne dure sur la Syrie et la Russie et sa déclaration, mercredi, que l’OTAN «n’est plus dépassé», le Post a écrit: «Quand un président qui s’est lourdement trompé prend une position si juste sur des questions aussi importantes, la réponse sensible n’est pas de chicaner, mais de célébrer, avec prudence».

Le journal a ensuite fait l'éloge de «l'excellente équipe de sécurité nationale que M. Trump a commencé à mettre en place», soulignant sa décision de congédier Michael Flynn en tant que conseiller en sécurité nationale et de retirer Stephen Bannon du Conseil national de sécurité. Le Post a exprimé son enthousiasme particulier pour le nouveau conseiller en sécurité nationale, H. R. McMaster et pour le secrétaire à la Défense James Mattis, sans mentionner que le premier est un général en service et le second un général à la retraite, ce qui place à toutes fins pratiques la politique étrangère américaine entre les mains de l'armée.

Dans le même ordre d'idées, le chroniqueur du journal David Ignatius, a sorti un article intitulé «Trump obtient son premier succès en politique étrangère», où il écrit: «Le président Trump, après les deux premiers mois les plus désastreux, a connu du succès pendant ces deux dernières semaines dans sa politique étrangère. Il a agi de manière décisive en Syrie, a gagné la Chine en tant que partenaire possible pour faire face à la Corée du Nord, a réparé les relations avec l'OTAN et a commencé à s'attaquer aux graves tensions avec la Russie.»

Le New York Times n'a publié aucun éditorial ou commentaire sur la frappe du MOAB, ce qui a révélé la fraude de la posture en faveur des «droits de l'homme» qu’elle adopte pour soutenir l'agression militaire américaine.

Le site Vox, qui parle pour la prétendue aile gauche du Parti démocrate, a publié un commentaire de Zack Beauchamp qui a répété sans la moindre critique la ligne du Pentagone («l'armée américaine n'a trouvé aucune preuve de pertes civiles») et a soutenu à maintes reprises que le largage de la bombe MOAB était parfaitement approprié.

«Il n'y a aucune raison de supposer que ce soit quelque chose d'extraordinaire», a écrit Beauchamp, «même si la bombe était plus grande que celles habituellement utilisées par l’armée américaine». Il a ajouté qu’«en fait, il est logique d'utiliser cette bombe», avant de conclure: «Bref, la spéculation autour de cette question est allée trop loin».

Il y a une leçon politique fondamentale à tirer des événements sinistres des deux dernières semaines, qui a abouti au largage de la chose la plus proche d'une bombe nucléaire que possède l'armée américaine, avec le consentement général et l'approbation des médias et de l’élite dirigeante. Le conflit amer au sein de l'État américain et de l'establishment politique, au cours duquel Trump a été attaqué pour être trop «mou» envers le président syrien Assad et trop conciliant avec Poutine, portait entièrement sur la politique étrangère impérialiste.

Le Parti démocrate s’est fait le porte-parole de l’appareil du renseignement et de l'establishment militaire dont les sections dominantes ne toléraient pas la tentative de Trump de minimiser le conflit avec le régime syrien et Moscou afin de se concentrer plus immédiatement sur la confrontation avec la Chine. Les démocrates ont utilisé les allégations montées de toutes pièces de piratage russe lors de l'élection de 2016 pour faire pression sur Trump et forcer une restructuration de son équipe de sécurité nationale.

Leurs divergences avec Trump sur la politique intérieure et sociale sont minimes par rapport à leur soutien total pour les factions les plus agressives et les plus militaristes de l'appareil militaire et de renseignement.

Les forces politiques libérales et pseudo-gauche de la classe moyenne, qui étaient à la tête des manifestations de masse ayant éclaté en janvier et février après les attaques de Trump sur les immigrés et ses plans visant à démanteler les programmes sociaux de base, ont systématiquement canalisé l'opposition derrière les démocrates. Elles ont ainsi permis à ce parti de Wall Street et de l'impérialisme américain de détourner l'opposition anti-Trump vers sa propre campagne pour une escalade militaire au Moyen-Orient et la préparation à la guerre contre la Russie détentrice d’armes nucléaires.

Les démocrates ont quasiment cessé toute critique de la guerre de Trump contre les immigrés et les programmes sociaux. Maintenant que Trump adopte leur ligne en matière de politique étrangère, ils vont participer plus directement à ses attaques sociales.

(Article paru en anglais le 15 avril 2017)

 

 

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