L’Allemagne retire ses avions de la Turquie

Le gouvernement allemand a décidé de transférer en Jordanie 260 soldats allemands, des avions de reconnaissance Tornado ainsi qu’un avion ravitailleur de la base aérienne turque d’Incirlik.

« Étant donné que la Turquie n’est à l’heure actuelle pas en mesure d’autoriser à des parlementaires allemands de se rendre à Incirlik, le gouvernement a convenu aujourd’hui de transférer la Bundeswehr [forces armées] d’Incirlik en Jordanie », a déclaré la ministre de la défense Ursula von der Leyen (CDU, Union chrétienne démocrate) lors du conseil des ministres de mercredi.

Elle a précisé qu’il n’était pas nécessaire de procéder à un vote du parlement sur la poursuite de la mission de combat contre l’État islamique (ÉI) dans laquelle la Bundeswehr est impliquée depuis fin 2015 et qui vise également le gouvernement syrien de Bachar al-Assad. « Il est unanimement reconnu qu’un nouveau mandat n’est pas nécessaire car le mandat [actuel] ne mentionne pas Incirlik comme base, mais comme zone d’opération – et celle-ci concerne la Syrie et l’Irak et les pays avoisinants. » Von der Leyen a déclaré que le déploiement militaire allemand en Syrie et en Irak continuerait à partir de la Jordanie.

Le retrait des troupes allemandes de Turquie est un tournant important en matière de politique étrangère. C’est la première fois qu’en raison de conflits politiques un membre de l’OTAN retire ses forces d’une base militaire dans un autre État membre.

L’alliance militaire dirigée par les États-Unis avait critiqué le projet de retrait de la Bundeswehr. Le secrétaire général Jens Stoltenberg serait « en contact avec les gouvernements turc et allemand à ce sujet », et c’est « regrettable de ne pouvoir régler autrement ce problème », a dit un porte-parole de l’OTAN au quotidien allemand Die Welt.

La raison officielle du retrait allemand est l’interdiction de visite à la base Incirlik imposée par le gouvernement turc aux députés du Bundestag (parlement fédéral). Elle n’a pas été levée même après la visite lundi en Turquie du ministre allemand des affaires étrangères Sigmar Gabriel (SPD, Parti social-démocrate).

Le gouvernement turc a justifié cette attitude politique en faisant remarquer que l’Allemagne accordait l’asile aux officiers turcs ayant été impliqués dans le coup d’État manqué de juillet 2016. Au total 414 soldats, diplomates, juges et fonctionnaires turcs soupçonnés par le gouvernement turc d’avoir fait partie du coup d’État, ont déposé une demande d’asile en Allemagne. Pour Ankara, le correspondant du quotidien Die Welt, Deniz Yücel, détenu en Turquie, et dont le gouvernement allemand a demandé la libération, est également du ressort du « terrorisme » et de l'« espionnage ».

Les relations germano-turques étaient en pleine crise avant même la tentative de coup d’État manqué contre Erdo&;an, laquelle avait jouit au moins tacitement du soutien de certaines sections des milieux dirigeants en Amérique et en Allemagne.

En juin 2016, le Bundestag avait adopté une résolution qualifiant le meurtre de masse de près d’un million et demi d’Arméniens sous l’Empire ottoman de « génocide ». Erdo&;an avait averti à l’époque que cette initiative pourrait entraîner une « détérioration des relations diplomatiques, économiques, politiques et militaires entre les deux pays » en interdisant aux membres du Bundestag de rendre visite aux soldats allemands stationnés à Incirlik.

Au cours de ces derniers mois, les conflits politiques entre l’Allemagne et la Turquie se sont intensifiés. La veille du référendum constitutionnel turc, les autorités allemandes avaient interdit aux membres du gouvernement turc de venir dans plusieurs ville, et des politiciens ainsi que des médias allemands avaient lancé une véritable campagne de dénigrement contre les Turcs. Outre le parti extrémiste de droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) et l’Union chrétienne-sociale (CSU), le parti des Verts et le parti Die Linke (La Gauche) s’étaient également particulièrement illustrés dans cette campagne.

Même actuellement, les partis se disant dans l’opposition soutiennent la décision du gouvernement. Dans le journal Junge Welt, qui est proche de Die Linke, le représentant du parti au comité de la défense du Bundestag, Alexander Neu, avait caractérisé l’annonce faite par le gouvernement de « démarche attendue depuis longtemps ». Il avait écrit : « Après un incessant aller-retour, le gouvernement semble à présent avoir conclu qu’il n’y a pas d’autre alternative dans ce conflit concernant le droit de visite des députés du Bundestag aux soldats allemands à Incirlik que le retrait de la Bundeswehr de cette base. »

S’exprimant à la chaîne de télévision allemande ARD, le chef des Verts, Cem Özdemir, a demandé à ce que les livraisons d’armes à la Turquie soient également arrêtées : « La seule réponse possible doit maintenant être de dire que nous retirons vraiment les soldats. Je ne croirai ce gouvernement que lorsqu’ils seront partis. Plus de soutien pour Incirlik et un arrêt immédiat des approvisionnements en armes à la Turquie. »

Des questions géopolitiques de grande portée se cachent derrière le retrait de la Bundeswehr de la Turquie. Dans le contexte de l’effondrement de l’ordre d’après-guerre et de conflits croissants entre les grandes puissances, l’impérialisme allemand tente fébrilement de s’ériger en grande puissance indépendante en procédant à une réorientation de sa stratégie pour le Moyen-Orient.

Les représentants des Verts et de Die Linke notamment estiment depuis longtemps qu’une coopération étroite avec Ankara entrave fortement les opérations de l’impérialisme allemand. Ils plaident en faveur d’une coopération plus ouverte avec des milices kurdes telles que le PYD (Parti de l’union démocratique kurde syrienne), qui est lié au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) interdit en Allemagne, mais qui joue un rôle important en tant que force par procuration dans la guerre pour un changement de régime en Syrie.

Avec ce point de vue, Katja Kipping, porte-parole de Die Linke, a prévenu : « Même si les Tornado décollent depuis la Jordanie, personne ne peut exclure que les résultats de leurs missions de reconnaissance menées dans le cadre de l’OTAN ne soient transmis et utilisés pour attaquer de façon ciblée des unités kurdes en Syrie qui forment un véritable rempart contre le terrorisme de l’ÉI. »

Kipping a exigé conjointement que l’on envisage l’exclusion de la Turquie de l’OTAN qui connaît une « crise politique profonde » : « Nous devrions sérieusement examiner si la Turquie peut demeurer un membre de l’OTAN. » Erdo&;an représente un « risque manifeste pour la sécurité » en détruisant « non seulement le principe de l’État de droit et la liberté en Turquie, mais en intensifiant également de par ses projets expansionnistes la crise militaire en Syrie et en Irak. »

La tentative de Die Linke de vendre l’impérialisme allemand et l’OTAN comme une alternative pacifiste à Erdo&;an est ridicule. Au cours de ces 25 dernières années, l’Allemagne a participé à plusieurs reprises à des guerres d’agression de l’OTAN et des États-Unis et est de plus en plus disposée à agir contre son « allié » américain, augmentant ainsi davantage le risque de guerre.

À l’occasion de sa dernière visite à Washington, Gabriel avait averti que l’Allemagne non seulement retirerait les avions de reconnaissance Tornado stationnés à Incirlik, mais aussi les équipages allemands des avions de reconnaissance AWACS de l’OTAN déployés à Konya en Turquie. Pour lui, le conflit est bien plus qu’un « problème bilatéral ». Les Américains réalisent « parfaitement quelles graves conséquences cela aurait pour la lutte contre l’ÉI si la Bundeswehr devait être retirée de là-bas. »

Hier, Gabriel s’est livré à une dénonciation acerbe de l’offensive saoudienne contre le Qatar, qui est soutenue par le président Trump et qui vise à terme l’Iran. Gabriel a soutenu l’émirat et a mis en garde contre une « Trump-isation » au Moyen-Orient. Le « récent et considérable marché d’armement conclu par le président américain Trump avec les monarchies du Golfe » aggraverait le risque d’une nouvelle course aux armements. Il s’agit là d’« une politique totalement erronée et qui n’est certainement pas la politique de l’Allemagne. »

Alors que Trump et les Saoudiens se dirigent vers un affrontement avec Téhéran, le gouvernement allemand mise sur une ouverture du pays afin de trouver au Moyen-Orient de nouvelles sources d’énergie et des marchés destinés aux exportations allemandes. Pour imposer ses intérêts, Berlin est de plus en plus prêt à forger ses propres alliances militaires dans la région.

(Article original paru le 8 juin 2017)

 

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