Un professeur allemand fait l'éloge de militaires de la Première Guerre mondiale

Le 3 août, un étonnant commentaire du politologue Ralph Rotte apparaissait dans le journal conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung. Sous le titre « [Baron von] Richthofen au lieu de Rommel, » le titulaire de la chaire des relations internationales à l'Université RWTH d’Aix-la-Chapelle plaide pour que les soi-disant héros de guerre de la Reichswehr allemande (Forces armées impériales) de la Première Guerre mondiale serve de modèle à l’actuelle Bundeswehr (armée allemande).

Le point de départ de la chronique est le scandale qui entoure le premier lieutenant d’extrême-droite, Franco A., membre d'un réseau néo-nazi au sein de l'armée qui a planifié des attentats terroristes contre des politiciens de haut rang. Il voulait faire porter la responsabilité des attentats aux réfugiés. Quand la ministre de la Défense Ursula von der Leyen a déclaré que la Wehrmacht (l’armée de Hitler) ne pouvait servir de modèle à la Bundeswehr, elle devint la cible de critiques sévères de la part de hauts gradés de la Bundeswehr et des médias.

La chronique de Rotte souligne le véritable enjeu de ce « débat sur les traditions » au sein de la classe dirigeante. Plus de 70 ans après la fin du régime nazi qui a réduit l'Europe et la moitié du monde en cendres en tuant d'innombrables millions de gens, la bourgeoisie tente à nouveau de créer les conditions nécessaires au retour à une politique mondiale indépendante. La promotion de supposés héros de guerre du passé sert à la fois à banaliser les crimes impérialistes antérieurs et à préparer l’opinion publique à de nouvelles atrocités.

D’après Rotte, le problème principal est que depuis des décennies, on a présenté une image faussée de la Bundeswehr à l’opinion, qui a également marqué durablement les soldats. « L'image du soldat dans la République fédérale [d'Allemagne] a été systématiquement coupée du phénomène de la guerre, » se désole le professeur. La perception de la Bundeswehr dans l’opinion « ne se concentrait pas sur sa capacité de combattre, mais sur ses fonctions sociales, humanitaires et économiquement pertinentes. » Rotte qualifie d’« étape fatidique » le fait que « peu à peu le risque de blessures et de décès, ainsi que la possibilité d’avoir à combattre et à tuer ait disparu de la mémoire collective. »

L'argument de Rotte est clair: pour ses futures guerres, la Bundeswehr a besoin de modèles historiques pour combattre, tuer et mourir. Comparé à l’historien militaire de Potsdam, Sönke Neitzel, Rotte s'intéresse moins à invoquer les traditions de la Wehrmacht, « problématiques » du fait de la nature criminelle de la Seconde Guerre mondiale. Il préfère glorifier l'armée allemande qui a causé des pertes innombrables pendant la Première Guerre mondiale.

Rotte cite le major général Max Hoffmann, « qui a poursuivi des buts de guerre relativement modérés en tant que chef d'état-major du Commandement suprême de l’armée de l'est de 1914 à 1918 et qui a servi brillamment le tristement célèbre duo de Hindenburg et Ludendorff. »

Si l'on examine de plus près le rôle joué par Hoffmann, l'intention du Professeur Rotte se précise: le professeur cherche à réhabiliter l’un des plus grands criminels ayant été au service du militarisme allemand au courant de la Première Guerre mondiale.

Hoffmann est considéré comme le véritable initiateur de nombreux combats sur le front de l'Est, dont la propagande officielle attribuait les succès aux deux chefs du Commandement suprême de l'armée (OHL). Il s'agit des batailles de Gumbinnen (plus de 30 000 victimes des deux côtés), Tannenberg (environ 35 000 victimes et 95 000 prisonniers de guerre russes) et des lacs de Mazurie (environ 165 000 morts et blessés au total). Dans ses mémoires, Hoffmann écrit avec mépris à propos de Hindenburg: « Ce type est un camarade trop triste, ce grand seigneur de guerre et idole du peuple. [...] Jamais un homme n’était devenu aussi célèbre en fournissant si peu d’efforts intellectuels et physiques. »

Hoffmann quant à lui avait fait des efforts considérables pour projeter l'impérialisme allemand vers l'est. Sa stratégie prétendument « modérée » consistait à élargir la sphère d'influence du Reich allemand en Europe de l'est non pas principalement par des annexions ouvertes, mais par la création d'Etats satellites censés être totalement tributaires de Berlin.

Lors des pourparlers de paix à Brest-Litovsk début 1918, il a farouchement affirmé que la délégation soviétique d'Adolph Joffe et de Léon Trotsky n'avait aucun droit de vote sur le sort des territoires où étaient stationnées les troupes allemandes. En février 1918, les troupes allemandes ont envahi l’Ukraine et enlevé au jeune gouvernement soviétique les plus importantes sources de charbon et de céréales.

Mais Hoffmann voulait aller bien plus loin. Il voulait que le Reich annexe directement la Crimée – qu'il appelait la « Côte d'azur allemande » - qui servirait de base pour projeter l’influence allemande de la mer Noire jusqu'au Caucase et au Moyen-Orient. Dans les années 1920, il développa, en collaboration avec l'industriel Arnold Rechberg, le soi-disant « Plan Hoffmann » qui prévoyait une attaque allemande contre l'Union soviétique en association avec la Grande-Bretagne et la France, pour renverser les bolcheviks.

Ceci fait surgir deux questions: si de nos jours, un professeur allemand qualifie ces objectifs de « modérés, » que seraient des objectifs « ambitieux » ? Et si un général qui a réclamé l'expansion du Reich jusqu'au Caucase et au Moyen-Orient doit servir de modèle, quelles sont alors les perspectives militaires actuelles de l'armée? Le naturel avec lequel Rotte propose que Hoffmann serve de modèle à la Bundeswehr laisse entrevoir quels genres de projets militaires effrayant sont d’ores et déjà en discussion dans les milieux dirigeants.

Le major général Hoffmann n'est pas le seul soldat de la Première Guerre mondiale dont Rotte veut faire un modèle pour la Bundeswehr. Outre le vice-amiral Maximilian Reichsgraf von Spee, qui avait mené une bataille vaine contre des unités britanniques au large des îles Malouines et qui fit naufrage en trouvant la mort avec plus de 2.200 autres marins allemands, Rotte donne aussi en exemple le « baron rouge » Manfred von Richthofen. Le pilote de chasse a abattu le plus grand nombre d’avions ennemis de tous les États belligérants.

La contribution de Rotte au débat sur les traditions de la Bundeswehr est un avertissement très sérieux. Elle montre que les professeurs allemands perçoivent la banalisation et la glorification des crimes allemands commis lors des deux guerres mondiales comme chose acquise.

À l'Université Humboldt à Berlin, l’IYSSE (International Youth and Students for Social Equality, Etudiants et jeunes Internationalistes pour l’Egalité sociale) a démontré que les professeurs Herfried Münkler et Jörg Baberowski minimisent et justifient les crimes commis par l'impérialisme allemand durant les deux guerres mondiales. Tous deux entretiennent d’étroits liens avec les hauts dirigeants politiques et militaires. La chronique de Rotte démontre que ce processus ne se limite pas à l'Université Humboldt ; il s’étend à tout le milieu universitaire. Comme avant la Première et la Seconde Guerre mondiale, les professeurs allemands jouent à nouveau un rôle décisif dans la justification idéologique des guerres.

(Article original paru le 9 août 2017)

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