«Cette campagne antirusse est horrible» – Un entretien avec l'activiste antiguerre Cindy Sheehan

Le 19 octobre dernier, David Walsh, journaliste du WSWS, s'est entretenu avec Cindy Sheehan, l'activiste antiguerre dont le fils de 24 ans, Casey, a été tué durant la guerre d'Irak au début du mois d'avril 2004.

Un peu plus d'un an après cette tragédie, en août 2005, Sheehan s'est fait connaitre lorsqu'elle a érigé un camp antiguerre, le Camp Casey, à l'extérieur du ranch de George W. Bush à Crawford au Texas. Le mois de protestation a attiré l'attention de nombreuses personnes, à travers les États-Unis et le monde, sur le coût humain de l'invasion et de l'occupation néocoloniale d'Irak.

Cindy Sheehan

Lorsqu'en mai 2007 les démocrates au Congrès ont facilité l'autorisation de 100 milliards de dollars additionnels pour financer les guerres en Irak et en Afghanistan, Sheehan était furieuse. Dans une lettre ouverte adressée le 26 mai aux démocrates du Congrès pour annoncer qu'elle quittait le parti, elle écrivait: «Vous croyez que c’est une politique rentable de lui donner [à Bush] plus d'argent, mais c'est une abomination morale et chaque seconde de plus que dure l'occupation de l'Irak, vous avez tous plus de sang sur les mains».

Récemment sur son blogue, Sheehan a dénoncé l'acteur/directeur Rob Reiner et l'acteur Morgan Freeman pour leur vidéo annonçant la formation d'un «comité pour une enquête sur la Russie». Cette organisation, qui comprend des partisans de l'extrême-droite et d'autres va-t-en-guerre de ce genre, a été formée, selon la grossière vidéo, pour aider «les Américains à comprendre la gravité des attaques continuelles de la Russie sur la démocratie». Freeman déclare: «Nous avons été attaqués, nous sommes…en guerre», et il part de là.

Dans son commentaire, Sheehan relate son expérience avec Reiner et sa femme, Michele, qui l'ont abordée en 2005 et ont tenté de l'entrainer dans le camp en faveur de la présidence d'Hillary Clinton. Comme elle l'a noté sur son blogue et plus bas, lorsqu'elle a rejeté cette tentative, ils ont finalement renié leur promesse de l'aider.

Sheehan conclut son billet en écrivant: «Reiner et compagnie sont les ennemis de la vérité; ils sont les ennemis de la paix; ils sont les ennemis de la vraie démocratie; ils devraient être démasqués et déshonorés».

* * *

David Walsh : Peux-tu expliquer à nos lecteurs ton expérience avec Rob et Michele Reiner en 2005?

Cindy Sheehan : En août 2005 lorsque j'étais à Crawford au Texas, Rob Reiner a envoyé sa femme Michele et quelques personnes de son équipe de production au Camp Casey pour filmer une publicité télévisée. Elle me représentait parlant de mon fils Casey, de la guerre et des mensonges de Bush. J'ai demandé de parler à Bush.

Bien sûr, je pensais que c'était parce que les Reiner étaient préoccupés par la guerre. Mais c'était en réalité parce qu'ils voulaient faire avancer leur agenda anti-George Bush au bénéfice des démocrates. J'ignorais ce fait à l'époque. Ils ont également filmé d'autres familles «Gold Star» (familles de soldats tués au combat) puis leur publicité fut diffusée.

Lorsque le Camp Casey fut terminé, je fus invitée chez Rob et Michele Reiner. Je n'avais jamais rencontré Rob avant cela, seulement Michele. Ainsi nous y sommes allés et Stephen Bing y était également. Je ne connaissais pas ce dernier. C'est un producteur de films, homme d'affaires et multi, multimillionnaire – et un grand donateur du parti démocrate. La rencontre ne portait pas tellement sur la guerre en Irak; elle portait surtout sur comment je pourrais soutenir Hillary Clinton lors de la présidentielle de 2008.

DW : Parce que tu avais beaucoup de gens derrière toi…

CS : J'ai dit: «Je ne peux soutenir Hillary Clinton, elle est pro-guerre. J'ai promis que je ne soutiendrais plus aucun politicien pro-guerre». Elle n'a pas seulement voté pour les guerres en Irak et en Afghanistan, elle était en fait une des principales partisanes des guerres. Elle a fourni au parti démocrate couverture et crédibilité, si on peut parler ainsi, pour les mensonges qui ont justifié la guerre. Mais il s'agissait de mensonges, peu importe qui les disait.

Hillary Clinton as US Senator from New York

Bing m'a alors regardé et a dit: «Cindy, elle est notre seul espoir». J'ai rétorqué: «Je ne sais pas de qui vous voulez parler lorsque vous dites qu'elle est notre dernier espoir, mais je ne peux la soutenir, et si elle constitue notre dernier espoir, nous sommes dans un sale pétrin. Tout comme le sont les gens à travers le monde». Il me dit alors: «Elle est réellement contre les guerres, et elle s'y opposera le moment opportun».

À ce moment, j'ai commencé à pleurer. J'ai dit: «Je ne peux croire que vous venez de dire cela. Elle croyait que c'était opportun de soutenir les guerres en 2001, 2002, 2003 et maintenant mon fils a été tué. Vous dites que l'opportunité politique est plus important qu'une vie humaine».

Nous avons mis fin à la rencontre chez les Reiner plus ou moins de cette manière. Ils continuaient à nous soutenir, moi et mon organisation, Gold Star Families for Peace, à cette époque. Notre bureau principal était à Los Angeles. Ma sœur, Dede, travaillait là-bas et elle a travaillé avec Reiner et son équipe. Ils nous aidaient à avoir notre «501c3», notre statut d'organisme à but non lucratif, ils payaient pour cela et faisaient le travail légal.

J'étais à Brooklyn pour faire un discours peu de temps après, qui faisait bien sûr partie de la circonscription de Clinton parce qu'elle était une des sénatrices de New York. J'ai dit à un rassemblement anti-guerre ce que Bing m'avait dit. Il n'avait pas indiqué que cela était un secret. Et s'il l'avait dit, j'en aurais parlé malgré tout. J'ai dit que nous avions à lui mettre de la pression puisqu'elle ne s'opposerait aux guerres que si cela lui était avantageux. Je connaissais mon auditoire, je savais qu'ils ne l'aimaient pas.

Puis, peu de temps après, j'ai pris part à une rencontre avec Hillary Clinton. Elle était vraiment froide et dure. J'étais avec une autre mère «Gold Star» et ma sœur. Nous étions toutes trois très émotionnelles. Après la rencontre, Clinton a parlé à une journaliste du Village Voice et a dit: «Oui, j'ai entendu ce qu'elles avaient à dire, mais j'ai rencontré d'autres familles ''Gold Star'' avant leur arrivée, et elles voulaient que nous continuions la mission afin d’honorer le sacrifice de leurs êtres chers». Elle a ensuite ajouté: «Je suis d'accord avec les autres familles».

En novembre 2005, il y avait une collecte de fonds pour Hillary Clinton à Los Angeles, et j'allais y aller pour protester. Michele Reiner m'a contactée ce matin-là et a dit: «Cindy, s'il te plait, ne va pas manifester». J'avais prévu prendre un vol à partir de la Californie et y aller. Michele m'a supplié de ne pas y aller. J'ai dit: «Par respect pour l'aide que tu as apportée à Gold Star Families for Peace, je n'y irai pas».

Par contre, ma sœur et d'autres militants anti-guerre y sont tout de même allés. Rob et Michele Reiner y sont allés et leur ont fait un doigt d'honneur. Ça s'est passé samedi. Lundi, un assistant de Reiner a appelé ma sœur et lui a dit: «Nous ne soutenons plus Gold Star Families for Peace».

Rob Reiner (Photo by Neil Grabowsky/Montclair Film Festival)

DW : Ils ont retiré leur financement, et leur soutien?

CS : Oui. Nous étions à mi-chemin d'obtenir notre «501c3». Après que Rob et Michele aient traité de sœur de manière aussi rude, j'ai écrit un article portant sur les raisons pourquoi le mouvement anti-guerre ne devrait pas soutenir Hillary Clinton. Il fut publié par le Huffington Post. Ce fut le dernier contact que j'ai eu avec les Reiner ou Bing.

Ce fut une des premières expériences à m’ouvrir les yeux.

Quand mon fils fut tué, je n'étais pas une activiste, ni une personne politique. J'ignorais qui était réellement opposé à la guerre ou simplement contre les républicains, ou simplement contre Bush. Parce qu'il ne semble pas que ces gens soient contre les guerres maintenant que Trump est président. En tout cas, ils n’organisent pas des manifestations.

Je ne savais pas. Je croyais que si des gens venaient nous aider, c'était parce qu'ils partageaient le même objectif que nous, et qu'il s'agissait de mettre fin aux guerres en Irak et en Afghanistan. La plupart de ces gens n'étaient là que pour mettre fin au règne des républicains.

DW : Essentiellement, ils ont remisé le mouvement anti-guerre en 2006, lorsque les démocrates ont repris le Congrès. Il n'y a eu aucune grande manifestation depuis ce jour. Et l’élection de Barack Obama a amené le processus à son terme.

CS : Tout à fait. Bien sûr, je me suis fait dire par les démocrates en 2006, y compris Nancy Pelosi, que si le mouvement anti-guerre les aidait à reprendre le pouvoir aux élections de 2006, ils nous aideraient à mettre fin aux guerres. Puis, en 2007, ils ont été assermentés et ce ne fut pas à leur agenda. Ils avaient leurs dix priorités, et mettre fin aux guerres n’en faisait pas partie. Howard Dean m'a alors dit: «Cindy, les guerres sont si difficiles». Je t'emmerde. Mon fils est mort, et tellement d'autres le sont également.

En 2008, lors du cinquième anniversaire de l'invasion en Irak, plusieurs organisations «anti-guerre» ont affirmé que nous ne devrions pas manifester à Washington D.C. parce que cela embarrasserait les démocrates. L'une de celles-ci, United for Peace and Justice, était notablement soutenue par le parti communiste et nous savions qu'elle était acquise aux démocrates. Je dirais normalement que j'emmerde les démocrates, mais je tenterai d'être plus polie dans cette entrevue. La soi-disant gauche...!

Cette campagne antirusse est horrible. Préféreriez-vous avoir une guerre nucléaire plutôt que d'admettre que votre candidate, Clinton, a perdue parce que c'est une personne exécrable, qu'elle a fait une mauvaise campagne et que plusieurs personnes la détestent?

DW : Parlons justement de la campagne antirusse. De notre point de vue, il s'agit de divergences sur la politique étrangère au sein de l'élite dirigeante et de tentatives pour détourner la colère sociale dans une direction réactionnaire. Les démocrates n'ont pas défié Trump sur son programme d'extrême-droite, mais l'ont principalement accusé d'être trop «mou» envers la Russie, ou d'être une marionnette des Russes.

CS : En effet. Ils ne peuvent non plus l'attaquer sur la poursuite de la guerre, puisque les démocrates en sont partie prenante. Pour moi, la propagande à propos de la Russie, c’est clairement de la foutaise. Les gens veulent s'y accrocher.

Dans la vidéo du «Comité pour une enquête sur la Russie», Morgan Freeman dit: «Depuis 241 ans notre démocratie a été un exemple rayonnant de ce à quoi nous pouvons aspirer». Vraiment? Tu es un homme noir, comment peux-tu dire une telle chose? Un descendant d'esclaves. Et le génocide des populations autochtones? Un exemple de démocratie pour qui?

Morgan Freeman

Freeman donne du sérieux à la démarche. Peu importe s'il en possède ou non, il peut faire semblant d’en avoir. Les gens voient cela et se disent qu'il était président des États-Unis dans un film, donc on le croit quand il dit que la Russie et Trump détruisent la démocratie américaine. Bla-bla-bla …

DW : La campagne de propagande a atteint les plus hauts niveaux d'absurdité. Ils affirment maintenant qu'essentiellement tout signe de mécontentement aux États-Unis est provoqué par des agents russes. Franchement, je ne crois pas que la plupart des gens croient cela.

CS : J'espère que non. Ça me rendrait très triste. Je suis très active sur les réseaux sociaux et beaucoup de personnes acceptent cela. Rachel Maddow en fait la promotion.

DW : C'est toute la pseudo-gauche et la misérable gauche libérale, tous ces gens font déjà partie du camp pro-guerre ou sont en voie de l'être.

CS : Il y a des centaines de ces personnes, grâce à elle ...

DW : Il ne faut pas être trop impressionnée. Il y a des écervelés et des grandes gueules, ou des gens qui ne voient pas encore les choses. C'est un grand pays. Mais les conditions en Amérique sont terribles. Je ne crois pas que beaucoup de personnes croient que la colère aux États-Unis est une fabrication de la Russie! Ils savent d’où la colère provient et ce qu'il en est.

CS : Bon, ils font tout pour semer la confusion.

DW : Bien sûr. Maintenant, ton «amie» Clinton a accusé Wikileaks d'être un instrument du renseignement russe. Ils demandent tous à ce que l'internet soit censuré. Ce qu’ils qualifient de «fausses nouvelles» et ne veulent pas que les gens entendent, c’est que le capitalisme américain est un désastre.

Tu as mentionné un autre fait dans ton article: «La vidéo [Reiner-Freeman] était évidemment conçue pour nous faire replonger dans les bas-fonds de la chasse aux sorcières maccarthyste et de l'hystérie du HUAC (House Un-American Activities Committee), et en tant qu'enfant de la Guerre froide, ''Je ne trouve plus ces choses amusantes'' (Paul Simon, Graceland)». Peux-tu en parler un peu, d'être un «enfant de la Guerre froide»?

CS : Je crois que les États-Unis après le 11 septembre 2001 sont peut-être encore plus soumis à la propagande et à l'intimidation du gouvernement et des médias officiels que durant la Guerre froide. Mais, oh mon Dieu! Du temps où j'étais en première année jusqu'en sixième, chaque vendredi nous avions des exercices en cas de bombe nucléaire au cours desquels une sirène résonnait et nous devions nous cacher sous nos bureaux. On nous disait comment l'Union soviétique était méchante et violente, tout comme la «Chine rouge». Vous ne pouviez pas simplement dire «Chine», vous deviez dire «Chine rouge».

Lorsque j'étais en deuxième année, mon enseignante nous a demandé (imaginez, nous n'étions que des enfants de sept ou huit ans) ce que nous ferions si un «communiste rouge» arrivait et nous demandait de ne pas réciter le Serment d'allégeance, et que si nous le faisions quand même, il nous ferait sauter la cervelle? J'ai alors levé ma main, elle m’a donné la parole, et j’ai dit: «je ne le dirais pas!» Ce n'était pas la réponse qu’elle voulait entendre.

DW : Vaut mieux mort que rouge.

CS : Elle m'a trainé jusqu'au coin et m'a qualifiée de traitresse et d'antiaméricaine. Je me tenais dans un coin, et je me disais: «je me fiche de ce que tu dis, je ne veux quand même pas une balle dans la tête». C'était vraiment de maltraiter les enfants que de nous terroriser ainsi.

Après que mon fils ait été tué, je suis allé au Venezuela et à d'autres endroits, j'ai parlé à des gens qui ont été lésés par le gouvernement américain et ses politiques, et j'ai creusé sur ce que ce pays fait. Mais lorsque je suis allé à Cuba en janvier 2007, je demeurais légèrement inquiète à cause de toute la propagande à propos de Cuba. Si vous vivez 45 ans d'un côté, on vous a entré dans le crâne comment Castro et la révolution cubaine étaient maléfiques, c'est assez difficile de se libérer de cela.

DW : Tu as également mentionné que c'est le centenaire de la révolution russe et que tu es en train de l'étudier. Je suis curieux, quels sont les livres que tu lis ou comment l'étudies-tu.

CS : Je viens de terminer sur l'émancipation de la femme de Lénine. J'ai lu des pamphlets de Lénine et des travaux d'autres auteurs.

DW : Tu devrais lire l’Histoire de la révolution russe de Trotsky.

CS : J'ai lu un peu de Trotsky. J'aime l’analyse du World Socialist Website.

Je tente d’aller plus loin sur le contexte et l'héroïsme de la Révolution bolchévique, parce que j'ai été tellement soumise à la propagande toute ma vie sur l'Union soviétique. On m'a appris comment l'Amérique avait sauvé le monde du fascisme, alors qu'en réalité c'est principalement les sacrifices faits par la population soviétique qui ont permis de battre Hitler.

DW : Donc tu lis le WSWS?

CS : Oh, tout le temps. Je partage aussi beaucoup d'articles sur ma page Facebook. J'ai beaucoup appris des analyses du site.

DW : Heureux de l'entendre.

J’aimerait te poser une autre question, une question difficile. Cela fait maintenant 13 ans que ton fils est décédé. C'est une chose dont on ne se remet jamais. Comment cette douleur a-t-elle changé au cours des années, si elle a effectivement changé?

CS : J'ai beaucoup réfléchi à cela, parce que ma soeur est décédée en janvier. Ç’a été un autre coup dur pour notre famille.

Récemment, quelques soldats des forces spéciales américaines ont été tués au Niger, en Afrique de l'Ouest. Il y a une grande controverse, parce que la famille affirme que Trump les a choqués. Trump a dit quelque chose comme quoi il [le soldat mort] savait ce pour quoi il s’était engagé.

C'est vraiment difficile parce que Casey et des millions d'autres pourraient encore être en vie. Les libéraux sont en colère envers Trump pour avoir choqué la famille du défunt, mais ils ne demandent pas ce que font les troupes spéciales américaines au Niger? Il y a eu tellement de morts et de destruction, et dès lors ma douleur devient globale et plutôt que seulement locale.

En ce qui concerne la mort de Casey, on apprend à vivre avec, mais on demeure bombardé en tout temps par les événements actuels, les nouvelles et les mensonges. En tant qu'activiste, c'est quelque chose de constant. Parfois je dois prendre du recul, «je vais me plonger dans des séries sur Netflix pour le reste de la journée, regarder quelque chose de plus amusant». Je dois me retirer de cela occasionnellement, parce que ça n'arrête jamais.

Je dois également mentionner mes cinq petits-enfants, âgés de neuf à deux ans. Ils m'ont aidé à passer à travers la terrible situation de ma sœur. J'ai été son aidante naturelle pendant deux ans. Ils vivent simplement leur vie. Ils m'ont redonné une grande partie de ma joie de vivre. Puis je me sens mal, parce que je me questionne sur quelle sorte de monde nous leur léguons? Un monde de merde.

DW : Nous allons le changer.

CS : Oui, nous essayons.

Loading