Deuxième conférence sur le centenaire de la Révolution russe

L'héritage de 1905 et la stratégie de la Révolution russe

Lénine décrivait 1905 comme une « répétition générale » de 1917. Trotsky l’appelait, entre autres choses, « un magnifique prélude ». Il existe un article republié par le World Socialist Web Site dans lequel Trotsky réitère cette idée et affirme que les travailleurs doivent étudier 1905 et apprendre de cette révolution.

L’empire russe était dirigé en 1905 par un tsar, Nicolas II, qui était un despote absolu. Il gouvernait par décrets, s’appuyant sur une couche de nobles et de bureaucrates pour faire fonctionner l’énorme appareil d’État. Une imposante force armée, qui consommait une grande part de la richesse nationale, était également sous la direction du tsar.

Il n’y avait pas de liberté d’expression en Russie à cette époque. Il n’y avait pas non plus de liberté de la presse et une censure rigoureuse était imposée. Il n’y avait pas de droit de s’assembler, même pas le droit de présenter une requête au tsar. C’était illégal de même présenter une pétition au tsar — seule une poignée de nobles au sein de ses ministères avaient ce droit. Il n’y avait pas de droit de grève ni de celui de former un syndicat. Il n’y avait pas de parlement, pas de droit de vote, pas de journée de travail de 8 heures. Ainsi, à la fin du dix-neuvième siècle, une journée de travail typique pour la plupart des travailleurs durait 14 heures, 12 avec de la chance. En 1897, le tsar a magnanimement réduit le nombre d’heures de travail quotidien à 11 heures et demie, quoique ce n’était pas appliqué dans de nombreuses usines. Les travailleurs pouvaient être mis à l’amende pour la moindre infraction. S’ils étaient quinze minutes en retard au travail, ils perdaient une journée de salaire. S’ils commettaient des erreurs dans la production, ils étaient condamnés à une amende encore plus importante. Leurs salaires étaient parmi les plus bas d’Europe.

L’empire russe n’était pas entièrement russe. En fait, les Russes — les personnes d’ethnicité russe — représentaient environ 50 pour cent des sujets de l’empire. La question des nationalités comprend, à l’ère moderne, près de 150 nationalités reconnaissables. Quelques-unes des plus importantes sont mieux connues et comprises. Par exemple, il y avait des Polonais dans l’empire russe. La Pologne avait été divisée à la fin du dix-huitième siècle. Les Polonais étaient confrontés à la russification sous le joug tsariste: ils ne pouvaient étudier en polonais dans leurs écoles : ils étaient forcés d’apprendre le russe. La même chose s’appliquait aux Finlandais, puisque la Finlande faisait partie de l’empire russe. Il en était de même chose pour la population juive, à cette époque, la plus opprimée de toutes les nationalités de l’empire.

La population juive, comptant approximativement 5 millions de personnes, était contrainte de vivre dans un secteur délimité, dénommé Zone de résidence. Ils étaient bannis de plusieurs occupations. Il y avait des quotas d’admission aux universités. Bien entendu, ils n’avaient pas le droit de vote. Après 1881, lorsqu’un tsar précédent, Alexandre II, avait été assassiné, il y eut des vagues de pogroms visant la population juive. Les pogroms étaient le fait d’une bande de voyous armés, œuvrant le plus souvent délibérément et directement sous les ordres de la police, sinon du moins, avec la police qui regardait dans l’autre sens. Ces voyous pouvaient jaillir dans les quartiers juifs, y tuer, torturer, piller les maisons et détruire les commerces, etc., et en ressortir essentiellement sans conséquence. Deux des plus tristement célèbres pogroms avant la Révolution de 1905 se sont produits à Kishinev, désormais située en Moldavie.

La Russie était un pays largement composé de paysans. Les paysans étaient pour la plupart illettrés et appauvris. Ils vivaient dans 500.000 villages et hameaux éparpillés sur le territoire. Trotsky décrit le caractère « déconnecté » de la paysannerie, et comment cela causait un énorme problème politique: comment réunir des gens éparpillés sur un si vaste territoire?

La paysannerie n’était pas unifiée dans sa structure sociale. Il existait des paysans très riches. En fait, il y en avait qui étaient de grands propriétaires terriens, souvent proches de la classe capitaliste. Il y en avait d’autres qui étaient extrêmement pauvres et ne possédaient rien et qui ressemblaient aux ouvriers agricoles. Ils devaient vendre leur force de travail à des capitalistes ou à d’autres fermiers plus riches. Il y avait une couche relativement mince de propriétaires terriens très riches, souvent nobles. Ces quelque 60.000 grands propriétaires terriens contrôlaient autant de terres que 100 millions de paysans. La noblesse vivait des moments difficiles à la fin du dix-neuvième siècle et commençait à vendre ses terres à la bourgeoisie, ce qui causait son lot de frictions sociales. Malgré tout, elle demeurait beaucoup plus riche que la grande majorité des paysans.

En 1861, les serfs, qui n’étaient pas identiques aux esclaves, mais très similaires, furent émancipés, mais cette émancipation était de nature très limitée. Elle mena à un endettement extrême. Il a fallu quarante-huit ans, dans plusieurs cas, pour que les paysans «émancipés» remboursent leurs dettes. Ils faisaient face à une lourde taxation et vivaient essentiellement dans la misère. Ils désiraient ardemment une redistribution des terres et un soulagement de leurs dettes.

L’industrie avait commencé à croître assez rapidement à la fin du dix-neuvième siècle. Elle était largement financée par des prêts étrangers, surtout britanniques et français, et dans une moindre mesure, allemands. Cela a mené à ce que Trotsky nommait un « développement inégal et combiné ». Même si la Russie traînait derrière des pays plus avancés d’Occident, lorsque des capitalistes britanniques ou français venaient investir en Russie, ils importaient du capital et les techniques les plus modernes, les plus grandes usines, et la machinerie la plus récente. Ainsi, la Russie sauta par-dessus plusieurs stades de développement intermédiaires par lesquels d’autres pays durent passer. Cela mena à une importante concentration de travailleurs dans des usines employant plus de mille personnes (plus qu’aux États-Unis, qui étaient à l’époque le pays le plus avancé et le modèle pour ce genre d’usine). Dès lors, il y eut un jeune prolétariat, venant des campagnes, employé dans le secteur des textiles, la métallurgie, les mines, le tabac, etc. Il fut poussé vers des centres industriels, habituellement à la périphérie des villes. Ces usines ne grandirent pas naturellement au sein des villes.

Les trois à cinq millions de travailleurs dans les centres industriels de Pétersbourg, Moscou, Ivanovo, Kiev et d’autres villes produisaient la moitié du revenu national — l’équivalent de ce que produisait le secteur agricole en entier. Ainsi, malgré son faible poids numérique, le rôle économique du prolétariat en Russie était immense. Son poids social et économique relatif était énorme.

Le premier chemin de fer, entre Moscou et Pétersbourg, avait été ouvert en 1851. Autrement, ce qui régnait était ce que Trotsky appelait une «terre vierge de routes». Les routes en Russie étaient terribles. Au printemps ou en automne durant la saison des pluies, ou à la fonte des neiges, elles étaient impraticables. La boue montait littéralement à la taille, et il était difficile de faire le moindre pas. Ainsi, le chemin de fer devint le principal lien entre les villes et les centres industriels.

En 1905, l’année de la révolution, le personnel employé au chemin de fer qui allait jouer un rôle politique si important comptait environ 667.000 travailleurs. C’est une armée de prolétaires qui, comme nous le verrons plus loin, joua un rôle décisif.

Il y avait quelques libéraux, qui se trouvaient souvent dans ce qu’on appelait les zemstvos, qui étaient une forme d’administration locale dans les grandes agglomérations rurales, en charge des routes, de l’éducation, des soins médicaux, mais pas beaucoup plus. Ils possédaient peu de pouvoir politique et étaient peu nombreux. En général, les libéraux petits-bourgeois des centres urbains étaient aussi limités en nombre et avaient peu d’influence politique.

La révolution pour renverser le tsar et établir une république bourgeoise était anticipée par plusieurs. Le rêve du socialisme semblait toutefois bien loin, surtout si l’on comparait la Russie aux pays les plus économiquement avancés d’Europe occidentale.

Néanmoins, le Capital de Marx fut traduit en russe en 1872 (ce fut l’une des toutes premières traductions). Il échappa aux censeurs tsaristes parce qu’il ne leur semblait qu’être un aride recueil de statistiques économiques.

Le mouvement populiste, qui dominait jusque dans les années 1870, cherchait à introduire un socialisme sur la base de la commune paysanne, la propriété collective dans la campagne, en évitant peut-être entièrement l’étape capitaliste de développement. Ces populistes ont même écrit à Marx en 1881 pour lui demander : « Que pouvons-nous anticiper pour la Russie? Y a-t-il une base légitime pour espérer voir se former le socialisme sur la base de la commune paysanne? »

Le premier groupe marxiste russe fut formé en 1883, à Genève, par six révolutionnaires exilés, dirigés par Gueorgui Plekhanov. Il s’impliqua dans d’importantes traductions, rédigea des travaux popularisant Marx et participa à la Deuxième Internationale en Europe, qui avait été fondée en 1889. Cette même année, Plekhanov fit cette déclaration qui allait devenir célèbre : « Le mouvement révolutionnaire en Russie ne triomphera qu’à titre de mouvement ouvrier, ou bien il ne triomphera jamais ! »[1]. Une telle déclaration à propos d’une classe ouvrière écrasée en nombre par la masse paysanne semblait proche de l’absurde pour un grand nombre de ses détracteurs.

Quelques petits groupes ouvriers furent formés dans les années 1870 et 1880, par exemple la Ligue du Nord et la Ligue du Sud.

Toutefois, la prochaine étape importante eut lieu avec la formation en 1895, à Pétersbourg, de « l’Union de Lutte pour la libération de la classe ouvrière ». Deux de ses membres dirigeants étaient Vladimir Oulianov (qui sera connu plus tard en tant que Lénine, chef du parti bolchévique) et Julius Martov, qui deviendra plus tard un menchévik en vue.

La grève des travailleurs du textile à Pétersbourg, la capitale de l’Empire russe, de mai à juin 1896, eut un grand impact sur l’Union de Lutte. Celle-ci avait des contacts et faisait du travail politique dans plusieurs usines. Peu après la formation de l’Union de Lutte, une vague de grèves par des travailleurs du textile eut lieu. Ce fut une grève presque générale, qui donna une forte impulsion au développement du mouvement ouvrier en Russie.

Ce n’était pas un phénomène limité à Pétersbourg; il y avait de nombreuses villes où l’Union de Lutte avait des membres et des contacts, distribuait de la littérature et des tracts et menait un travail soutenu. L’un des thèmes que je désire aborder est: « Qui a organisé la classe ouvrière? Comment la classe ouvrière en est-elle venue à la révolution? » Le travail fait dans les années 1890, le travail fait par Plekhanov depuis 1883, le travail fait par les révolutionnaires dans les grandes villes, c’était là un élément absolument indispensable dans le cheminement vers la révolution.

Nous devons garder à l’esprit que toutes ces activités étaient illégales. Il était interdit d’organiser des réunions publiques. Si on voulait célébrer le Premier mai, et c’était l’un des événements annuels, il fallait se rassembler dans un petit bois ou peut-être sur les rives d’une rivière. On ne pouvait pas louer une salle, mais on pouvait peut-être trouver un entrepôt vide. La police était partout. Les espions étaient partout. Si quelqu’un prenait la parole, il fallait s’attendre à voir arriver les Cosaques ou la police dans 10 ou 15 minutes. Les gens étaient souvent abattus. On pouvait se faire arrêter. Un travailleur employé dans une usine pouvait être congédié. Le travail effectué par ces révolutionnaires était totalement illégal à cette époque. Lénine avait déjà été arrêté en décembre 1895. Lorsque vous étiez arrêté, la police secrète [Okhrana] ouvrait un dossier, prenait une photo et conservait ces informations aussi longtemps qu’elle le pouvait.

En 1898, le congrès de fondation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) fut tenu à Minsk. Il y avait neuf délégués au total, et en quelques jours, ils furent tous arrêtés.

En décembre 1900, le journal social-démocrate Iskra [l’Étincelle] fut fondé à l’étranger et acheminé illégalement en Russie afin de contribuer à la construction d’un parti national de la classe ouvrière. Ce n’était pas une mince affaire. Le faire imprimer à Munich, ou dans l’une des grandes villes européennes, pour ensuite le faire passer clandestinement en Russie en grande quantité, était une tâche extrêmement difficile. C’était compliqué par le fait que la police secrète était partout. Elle avait infiltré le mouvement social-démocrate. En fait, la personne responsable de faire passer clandestinement l’Iskra en Russie pendant quelques années était elle-même un agent de la police. Elle savait où tout allait, elle connaissait toutes les adresses, elle connaissait tous les contacts et elle organisait la livraison du journal.

Bien que la Russie était vue comme le bastion de la réaction pendant tout le dix-neuvième siècle, un des marxistes les plus perspicaces en Europe, Karl Kautsky, suggéra en 1902 que quelque chose de nouveau se dessinait dans ce vaste empire. Il écrivit alors qu’«ayant absorbé tant d’initiatives révolutionnaires de l’Occident, la Russie elle-même peut être maintenant prête à devenir une source d’énergie révolutionnaire pour l’Occident»[2].

Le deuxième congrès du POSDR se tint à Bruxelles et à Londres (il ne pouvait être tenu légalement en Russie) en juillet-août 1903. À ce congrès, une scission eut lieu dans le parti où les principales fractions étaient les bolchéviks et les menchéviks. Pour de nombreux membres du parti, la scission était vue comme temporaire et les raisons sous-jacentes n’étaient pas tout à fait claires. Trotsky, par exemple, estimait qu’il serait possible de surmonter les divergences politiques et de réunir le parti.

Trotsky revint sur le deuxième congrès dans sa description de l’ambiance en Russie à l’aube de 1905. Il rappela la célèbre grève de Rostov de novembre 1902 et les journées de juillet 1903, qui touchèrent tout le sud industriel et préfigurèrent toutes les actions futures du prolétariat :

Dès l’époque du congrès de Londres, tout le Midi de la Russie était en proie à un puissant mouvement de grèves. Les soulèvements chez les paysans devenaient de plus en plus fréquents. Les universités bouillonnaient. La guerre russo-japonaise arrêta pour un temps le mouvement, mais la débâcle des armées du tsar donna bientôt une formidable impulsion à la révolution. La presse devenait plus hardie, les actes de terrorisme étaient plus fréquents, les libéraux s’ébranlèrent, une campagne de banquets fut ouverte. Les questions essentielles de la révolution furent posées nettement.[3]

Je ne vais pas m’attarder sur le terrorisme dans cette conférence, mais je vais expliquer la référence de Trotsky aux « actes de terrorisme ». Entre 1893 et 1917, des terroristes, qui venaient pour la plupart du vieux mouvement populiste comme Narodnaya volya [La volonté du peuple] et dont plusieurs d’entre eux allaient ensuite rejoindre les rangs du parti socialiste-révolutionnaire, tuèrent approximativement douze mille fonctionnaires tsaristes. Ces assassinats étaient souvent commis par un étudiant, ou un jeune travailleur, qui aurait marché à la rencontre d’un gouverneur, d’un chef de police ou d’un haut dignitaire pour l’abattre à bout portant. Parfois ils pouvaient lancer une bombe et faire sauter la victime et eux-mêmes. Ils frappèrent des personnages très en vue. En 1904, ils tuèrent Plehve, le ministre de l’Intérieur, responsable de toutes les opérations policières en Russie. Une bombe lancée par un jeune socialiste révolutionnaire le réduisit en morceaux. L’oncle du tsar fut assassiné. Plusieurs autres figures importantes survécurent à des tentatives d’assassinats, tel que le tristement célèbre adjoint au ministre de l’Intérieur, Dimitri Trepov. Mais ils vivaient dans la peur constante d’un assassinat. Le parti bolchévique et les menchéviks n’acceptaient pas le terrorisme individuel en tant que tactique. Ils ne croyaient pas que cela ferait plier le tsar. Tuez un fonctionnaire tsariste, et ils le remplacent par un autre, peut-être même plus féroce. Cependant, le terrorisme était un phénomène répandu durant toute la période qui nous intéresse.

Trotsky fait également référence à la guerre russo-japonaise qui avait éclaté en février 1904. L’ère des guerres impérialistes avait commencé depuis au moins la guerre hispano-américaine (1898), qui vit l’invasion brutale des Philippines par les États-Unis, et la guerre des Boers en Afrique du Sud (1899-1902), où la Grande-Bretagne était le principal prédateur impérialiste.

L’empire russe ne voulait pas être laissé de côté dans les guerres impérialistes de pillage et d’expansion territoriale, et avait les yeux tournés sur la Pologne, la Turquie, la Perse (Iran), la Chine et le Japon. Comme la Russie et le Japon convoitaient tous deux la Mandchourie et la Corée et préparaient un autre dépècement de la Chine (dans lequel ils étaient en compétition avec la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et les États-Unis), le tsar voulait vaincre le Japon sur le terrain de la guerre, et s’attendait à des conquêtes faciles.

Comme base de lancement pour ces plans, la Russie avait loué de force Port-Arthur à la Chine en 1895 et l’avait transformé en forteresse et base navale supposément imprenable, avec un chemin de fer passant par Harbin dans le nord-est de la Chine. Le Transsibérien n’était pas encore achevé à ce moment et le passage par la Mandchourie était loin d’être garanti.

Lors des premiers jours de la guerre, toutefois, la marine japonaise infligea des pertes considérables à la flotte russe. Après un siège de plus de 300 jours, Port-Arthur tomba aux mains des Japonais et le gros de la flotte russe du Pacifique fut détruit dans le port, non pas lors d’une bataille navale, mais bombardée depuis les collines surplombant le port.

La choquante reddition de Port-Arthur causa une agitation considérable en Russie. Le tsar et ses forces armées étaient de plus en plus perçus comme corrompus et incompétents. L’agitation antiguerre se répandit dans la classe ouvrière et même dans quelques cercles libéraux.

La prochaine étape menant à la Révolution de 1905 apparaît quelque peu anodine. Quatre travailleurs furent congédiés à l’usine Poutilov, une installation sidérurgique aux abords de Pétersbourg. Lorsque les négociations ne parvinrent pas à obtenir leur réintégration, une grève fut déclenchée le 3 janvier 1905.

Comme Fyodor Dan, un menchévik en vue, devait écrire : « Personne n’aurait pu s’attendre à ce que cette grève, qui avait au départ comme objectif modeste de réintégrer quatre employés congédiés par l’administration, s’empare en une semaine à peine de la capitale au complet et se transforme en un gigantesque mouvement politique du prolétariat de Pétersbourg »[4].

En une semaine, le dimanche 9 janvier, une manifestation de masse fut planifiée, au cours de laquelle le père Gapon devait diriger un cortège de 150.000 à 200.000 pétitionnaires, dont de nombreux ouvriers, étudiants, femmes et enfants, pour demander de l’aide à «notre père le tsar».

Leurs revendications comprenaient: la journée de travail de huit heures; la liberté de réunion pour les travailleurs et la terre pour les paysans; la liberté d’expression et de la presse; la séparation de l’église et de l’État; la fin de la guerre; et la convocation d’une Assemblée constituante pour jeter les fondations d’une nouvelle république parlementaire.

Lorsque le cortège s’approcha de la place en face du Palais d’Hiver, où résidait le tsar, il ne fut pas accueilli par Nicolas II, mais par une salve de coups de feu tirés par les troupes tsaristes et la police. Le cortège était composé de délégations venant de différents sites de la ville, mais elles convergeaient toutes vers la place du palais. La foule fut alors chargée par les cosaques, dont les sabres firent plusieurs victimes. Plusieurs personnes furent abattues. On n’a pas les chiffres exacts, mais environ 1000 personnes furent tuées et 2000 blessées (peut-être plus). Un grand nombre de corps furent traînés ailleurs. La police les jeta dans des fosses communes. Le nombre exact des victimes ne fut jamais établi. Le 9 janvier serait dès lors connu comme le « Dimanche sanglant ».

Le massacre envoya une onde de choc à travers toute la Russie. Les travailleurs se mirent en grève dans de nombreuses zones industrielles. Des étudiants fermèrent nombre d’universités. Il y eut une vague de gigantesques manifestations et de grèves en Géorgie, à Baku, Odessa, Ivanovo-Voznessensk, Lodz (en Pologne), Nijni Novgorod, Sormovo, et ailleurs. Il y eut même des manifestations, mais pas aussi répandues, dans certaines unités militaires pendant le printemps, l’été et l’automne de 1905.

Les membres de l’intelligentsia libérale bourgeoise accusèrent le tsar d’être un boucher. Les libéraux s’opposaient à l’absolutisme, mais il leur manquait la force ou volonté politique pour renverser le tsar.

Il y eut un flux et un reflux de grèves importantes durant les mois suivants. Parmi les centaines qui éclatèrent, une en particulier mérite notre attention.

À Ivanovo-Voznessenk, une ville avec d’imposantes fabriques de textiles à environ 250 km de Moscou, les travailleurs firent l’une des plus longues grèves, qui dura plus de 100 jours. Au cours de la grève, qui impliqua des dizaines de milliers d’ouvriers, une nouvelle forme d’organisation vit le jour: un soviet, ou conseil, fut élu par les travailleurs pour diriger la grève et présenter toutes les revendications. La plupart des revendications étaient économiques, mais il y avait aussi des appels pour le renversement du tsar, la convocation d’une Assemblée constituante, et d’autres revendications politiques. Les ouvriers d’Ivanovo allaient revendiquer plus tard l’honneur d’avoir formé le premier soviet de Russie, le premier conseil ouvrier. Même si c’est techniquement vrai, son rôle fut grandement éclipsé par le soviet de Pétersbourg qui allait être fondé en octobre 1905.

Des manifestations de masse eurent lieu dans d’autres parties de l’empire, y compris la Lettonie, en mai 1905.

Alors que la grève d’Ivanovo prenait place, d’autres mauvaises nouvelles venaient du front. Le tsar croyait toujours que sa marine pouvait vaincre la flotte japonaise. Puisqu’une grande partie de la flotte du pacifique avait été anéantie, au mois d’octobre la flotte de la Baltique se vit ordonner de naviguer jusqu’à Port-Arthur. Ils couvrirent d’octobre à mai une distance totale de 33.000 kilomètres. Sur leur chemin, ils eurent des nouvelles du désastre militaire à la bataille de Mudken (février-mars 1905), où l’armée russe perdit 90.000 soldats. Malgré un moral bas à bord des navires, ils continuèrent leur périple; l’amiral, Rojestvenski, fut contraint de pendre plusieurs matelots qui fomentaient une mutinerie pour rebrousser chemin. Ils savaient qu’ils étaient condamnés s’ils continuaient, mais l’amiral ordonna de continuer malgré tout et plusieurs furent exécutés.

Depuis que leur destination initiale de Port-Arthur était tombée, les navires comptaient se rendre à Vladivostok, plus au nord. Alors qu’ils approchaient du détroit de Tsushima, une île près du Japon, ils furent attaqués par la marine japonaise et anéantis. Les Russes perdirent huit navires de guerre, plusieurs petits vaisseaux ainsi que plus de 5000 marins. Seuls trois navires importants survécurent dans toute la flotte. Ainsi, en quelques heures, les 28 et 29 mai, la flotte russe fut essentiellement décimée. Les Japonais, par contre, ne perdirent que trois torpilleurs et 116 hommes, ce qui engendra une consternation majeure chez une large portion de la population en Russie. Comment un tel désastre avait-il pu se produire?

Trotsky écrivit un tract à propos de la débâcle de Tsushima qui fut diffusée à Pétersbourg. En voici des extraits :

À bas l’infâme carnage!

Après la bataille près de l’île de Tsushima, la flotte russe n’existe plus. Les vaisseaux de guerre russe ont péri de façon peu glorieuse et amené avec eux des milliers de nos frères au fond de l’Océan pacifique, tombés victimes des crimes du tsarisme... La flotte russe, achetée à prix si élevé, n’est plus. Chaque mât et chaque boulon sont le sang et la sueur des travailleurs. Chaque navire de guerre est de nombreuses années de travail pour des familles paysannes. Tout est parti, coulé dans les profondeurs de l’océan : les hommes infortunés et la richesse inutile créée de leurs mains...

À bas ce massacre éhonté! Que cet appel, élevé par les travailleurs politiquement conscients depuis les premiers jours de la guerre, trouve un ferme appui au sein de tous les travailleurs, parmi tous les citoyens honnêtes.

À bas les coupables de cet infâme massacre: le gouvernement tsariste!

À bas les bouchers sanguinaires! Nous demandons justice et liberté![5]

Le prochain événement qui capta l’attention fut la mutinerie sur le cuirassé Potemkine à Odessa en juin 1905, immortalisé en 1925 par le film de Serguei Eisenstein. Pendant toute l’année 1905, la majorité de l’armée et de la marine demeura loyale au tsar; le fait d’une mutinerie sur l’un des meilleurs navires au sein de la flotte de la Mer noire causa certainement, dans les cercles tsaristes, la crainte que cet exemple soit suivi par d’autres. La plupart des marins sur le Potemkine survécurent quand le navire se glissa à travers les autres de la flotte et se rendit au port de Constanța en Roumanie.

Le prochain événement majeur de cette année révolutionnaire fut la grève générale d’Octobre. Dans une certaine mesure, la grève ne fut pas planifiée. Des chefs de parti dans le mouvement ouvrier avaient l’intention de faire une grève majeure en janvier 1906 pour l’anniversaire du Dimanche sanglant. Mais, une simple grève dans une imprimerie de Moscou déclencha les événements beaucoup plus tôt. 

Voici comment Trotsky décrivit les événements dans son livre 1905

Le 19 septembre, les compositeurs de l’imprimerie Sytine, à Moscou, se mettent en grève. Ils exigent une diminution des heures de travail et une augmentation du salaire aux pièces basé sur mille caractères, y compris les signes de ponctuation : et c’est cet événement mineur, ni plus ni moins, qui a pour résultat d’ouvrir la grève politique générale de toute la Russie; on commençait par des signes de ponctuation et l’on devait, en fin de compte, jeter à bas l’absolutisme. ...[6]

Les événements se succédèrent à un rythme effréné:

  • Dans la soirée du 24 septembre, cinquante imprimeries étaient déjà en grève. ... Les boulangers de Moscou se mirent en grève ...
  • Le 2 octobre, les compositeurs des imprimeries de Pétersbourg décidèrent de prouver leur solidarité avec les camarades de Moscou par une grève de trois jours.
  • Une assemblée des députés ouvriers de l’imprimerie, de la mécanique, de la menuiserie, du tabac et d’autres métiers adopta la résolution de constituer un conseil général [soviet] de tous les ouvriers de Moscou.
  • Le jour décisif fut le 7 octobre. … Les cheminots de la ligne Moscou-Kazan entrèrent en grève [suivis par ceux d’autres lignes ferroviaires de Moscou].
  • Le 9 octobre, lors d’une assemblée extraordinaire du congrès des délégués du personnel ferroviaire de Pétersbourg, les slogans de la grève du rail furent formulés et immédiatement disséminés par télégraphe à toutes les lignes : journée de huit heures, libertés civiques, amnistie [pour les prisonniers politiques], Assemblée constituante.
  • Les revendications révolutionnaires de classe prirent le dessus sur les revendications économiques de métiers séparés. S’étant détachée du cadre corporatif et local, la grève commença à sentir qu’elle était une révolution — ce qui lui donna une audace inouïe.
  • Toute l’armée des cheminots était en grève: sept cent mille hommes.[7]

Le 13 octobre, le Soviet des députés ouvriers de Pétersbourg était formé. L’étendue de la grève était à couper le souffle. Pratiquement toutes les villes importantes étaient fermées; les voies ferrées étaient paralysées; le télégraphe et la poste étaient entre les mains des travailleurs.

Des manifestations de masse eurent lieu dans d’autres régions de l’empire: à Varsovie (Pologne) en octobre; à Tachkent, en Asie centrale, aujourd’hui l’Ouzbékistan; et une manifestation de masse en Finlande. Toutes les trois régions résistaient à la politique de russification du tsar, mais le tsar, comme toujours, restait fidèle à la politique officielle du tsarisme — « autocratie, nationalisme (c’est-à-dire chauvinisme grand-russe) et orthodoxie (l’Église orthodoxe russe) » — avec la baïonnette, si nécessaire.

La grève générale révéla le pouvoir énorme de la classe ouvrière. Mais, comment une grève pouvait-elle mener à une révolution? Qui pourrait organiser et diriger une rébellion à l’échelle nationale? La formation du soviet de Pétersbourg est ici cruciale: il représentait, dans sa forme embryonnaire, comment un futur gouvernement des travailleurs pouvait voir le jour.

Trotsky explique qu’une grève générale peut être menée seulement sur une certaine période de temps. Si les voies ferrées sont fermées, rien ne bouge. Si le télégraphe est fermé, il n’y a pas de communications possibles. Les boulangeries sont fermées et la nourriture ne peut être préparée. Combien de temps les gens peuvent-ils tenir? Sans nourriture, sans communication, sans transport de ville en ville?

Trotsky décrivit ce qu’était le soviet dans son livre 1905 : 

L’histoire du soviet des députés ouvriers de Pétersbourg, c’est l’histoire de cinquante journées. Le 13 octobre, l’assemblée constitutive du soviet tenait sa première séance. Le 3 décembre, la séance du soviet était interrompue par les soldats du gouvernement.

Il n’y avait à la première séance que quelques dizaines d’hommes; dans la seconde moitié de novembre, le nombre des députés s’élevait à 562, dont 6 femmes.[8]

Quant aux députés, et cela est important, il y a eu un appel pour que chaque usine élise un député, un délégué, pour chaque tranche de 500 travailleurs. Ce n’était pas rigoureusement respecté, mais s’il y avait une grande usine, disons de 20.000 travailleurs, il y aurait un représentant pour 500 travailleurs. Si quelqu’un travaillait dans une usine qui avait deux cents ou trois cents travailleurs et n’atteignait pas le seuil des 500 travailleurs, l’usine pouvait quand même envoyer un délégué. Trotsky poursuit: 

Ces personnes représentaient 147 fabriques et usines, 34 ateliers et 16 syndicats. La majorité des députés — 351 personnes — représentait l’industrie métallurgique. Elles jouaient un rôle décisif dans le soviet. L’industrie textile donna 57 députés, celle du papier et de l’imprimerie 32; les employés de commerce étaient représentés par 12 députés, les comptables et les pharmaciens par 7. Le comité exécutif du soviet lui servait de ministère.

Lorsque ce comité fut constitué, le 17 octobre, il se composa de 31 membres: 22 députés et 9 représentants des partis (6 pour les deux fractions de la social-démocratie, 3 pour les socialistes-révolutionnaires).

Le soviet organisait les masses ouvrières, dirigeait les grèves et les manifestations, armait les ouvriers, protégeait la population contre les pogroms.[9]

Pendant ce temps, le tsar commençait à organiser ses forces réactionnaires, et encourageait les pogromistes à attaquer les travailleurs.

Si les prolétaires d’une part et la presse réactionnaire de l’autre donnèrent au soviet le titre de « gouvernement prolétarien », c’est qu’en fait cette organisation n’était autre que l’embryon d’un gouvernement révolutionnaire. Le soviet personnalisait le pouvoir dans la mesure où la puissance révolutionnaire des quartiers ouvriers le lui garantissait; il luttait directement pour la conquête du pouvoir, dans la mesure où celui-ci restait encore entre les mains d’une monarchie militaire et politique.[10]

Cette situation ne pouvait perdurer. Comment le soviet pouvait-il être toléré par les forces tsaristes? Le 17 octobre, le tsar avait émis son célèbre, ou tristement célèbre, Manifeste, qui était une capitulation troublante, du point de vue de la noblesse, devant la grève générale, mais qui était aussi trompeur.

Seulement deux jours avant le Manifeste, Trepov, l’adjoint au ministre de l’Intérieur du tsar qui était responsable de réprimer les masses, avait recommandé d’abattre les grévistes. Il fit savoir qu’il ne fallait pas concéder quoi que ce soit, et simplement abattre les grévistes. Le jour suivant, il changea d’avis. Mais, le 15 octobre, il émit l’infâme déclaration que personne n’oublia : « Pas de cartouches à blanc [pour les soldats]. N’économisez pas les balles. »

D’habitude lorsque la police, l’armée ou les Cosaques faisaient face aux grévistes ou à une manifestation de masse, ils les attaquaient parfois avec des fouets. Parfois, ils en attaquaient quelques-uns avec des sabres. Ensuite, ils tiraient généralement une volée de balles à blanc pour effrayer la foule. Si la foule restait sur place, ils rechargeaient avec des balles réelles et ouvraient simplement le feu. Les recommandations de Trepov étaient: oubliez les tirs à blanc, utilisez directement les balles réelles.

Au moment où le Tsar faisait imprimer son Manifeste, le soviet de Pétersbourg publiait son propre journal, Izvestiia. Quelques mots pour expliquer comment il était imprimé. Il était illégal, alors que fit le soviet? Il n’avait pas sa propre imprimerie, car elle aurait été immédiatement saisie par la police du tsar. Alors, le soviet organisait un groupe de travailleurs armés qui se rendaient à une imprimerie, qui produisait trois ou quatre journaux dans la ville, peut-être des journaux bourgeois, ou des documents pour le régime. Ils s’en emparaient, peut-être vers 10 h le soir, y entraient armés et disaient : « La presse est à nous pour les quelques prochaines heures. Vous allez imprimer notre journal. » Plusieurs des typographes pouvaient être sympathiques et auraient pu coopérer avec enthousiasme, mais ils disaient : « Au moins pointez vos fusils sur nous et dites que vous nous avez forcés à le faire. » Ils faisaient imprimer leur journal, Izvestiia, et, quelques jours plus tard, s’emparaient d’une autre imprimerie. Ils ne pouvaient avoir la leur.

Le tsar aussi avait des problèmes d’impression. Toutes les imprimeries étaient en grève et les imprimeurs en grève refusaient de publier le Manifeste du tsar — le grand tsar, souverain de tous. Il réussit à le faire imprimer cependant. L’armée fut appelée en renfort pour faire l’ouvrage et le document fut imprimé en vitesse.

Le Manifeste du tsar promettait des réformes limitées, peut-être aboutissant à quelques droits électoraux et à une Douma, un corps législatif ayant des pouvoirs très limités. Les réactions étaient mitigées. Certains travailleurs le dénoncèrent rapidement, imprimant une affiche du Manifeste du tsar avec les mains ensanglantées de Trepov. Les étudiants de l’Université de Pétersbourg déclenchèrent une grève le jour suivant.

Cependant, la bourgeoisie libérale jubilait. Elle pensait qu’un parlement démocratique bourgeois était à portée de main.

Le Soviet de Pétersbourg eut une réaction différente. Un article majeur de Izvestiia affirmait: 

Ainsi, nous avons obtenu une constitution. Nous avons la liberté de nous réunir, mais nos réunions sont cernées par les troupes. Nous avons la liberté de nous exprimer, mais la censure n’a pas changé. Nous avons la liberté d’apprendre, mais les universités sont occupées par les soldats. Nos personnes sont inviolables, mais les prisons sont bondées. On nous a donné Witte [le premier ministre qui promettait des réformes libérales], mais [le féroce chef de la police de Moscou] Trepov est toujours là. Nous avons une constitution, mais l’autocratie demeure. Nous avons tout... et nous n’avons rien.[11]

Cette situation ne pouvait perdurer. Le régime tsariste organisait ses forces pour une répression de masse.

Un jour environ après que le Manifeste du tsar a été publié, des pogroms furent perpétrés: le plus horrible de tous eut lieu à Odessa, le port sur la mer Noire. Pendant trois jours, du 18 au 20 octobre, des groupes de Cent-Noirs parcouraient les quartiers juifs, tuant, battant et torturant des gens, pillant les maisons et les boutiques. Quatre cents personnes furent tuées et jusqu’à 50.000 durent fuir leurs demeures. Des escouades de défense juives furent organisées par les travailleurs qui limitèrent, mais n’empêchèrent pas, le carnage.

La situation devenait de plus en plus hors de contrôle. La grève de Moscou prit fin le 19. Le Soviet de Pétersbourg décida de mettre fin à sa grève le 21 octobre.

Cependant, le Soviet de Pétersbourg continua son travail. En plus du journal Izvestiia, qui était très lu, un nouveau journal fit son apparition le 13 novembre: Nachalo (Le Commencement). Son titre encadré affirmait fièrement que c’était un journal du Parti social-démocrate ouvrier russe. Un de ses principaux contributeurs, et pratiquement son rédacteur en chef, était Léon Trotsky, qui était retourné à Pétersbourg de la Finlande le 14 octobre, le deuxième jour de l’existence du soviet. D’autres contributeurs étaient Parvus, Martov, Dan et d’autres écrivains, surtout menchéviques. Seulement 14 numéros de ce journal furent imprimés, car il fut fermé lors de l’arrestation du soviet le 3 décembre.

En février 1905, alors que les événements révolutionnaires se déroulaient, Trotsky revint secrètement en Russie en provenance d’Europe, allant d’abord à Kiev, puis à Pétersbourg. Le premier mai à Pétersbourg, il y eut la manifestation de la journée des travailleurs dans laquelle sa femme, Natalia, fut arrêtée. Trotsky s’enfuit dans un village reculé de Finlande. Tandis qu’il était là-bas, il élabora plusieurs des thèmes essentiels de sa théorie de la révolution permanente. Le soviet de Pétersbourg fut formé le 13 octobre. Trotsky était là le jour suivant.

Le Soviet adopta une décision d’une importance énorme: il appela toutes les usines à introduire la journée de huit heures de leur propre initiative. Personne ne leur accorda ce droit. À la fin de la journée de huit heures, ils déposaient simplement les outils et quittaient l’usine. Les employeurs, les patrons, les propriétaires d’usines capitalistes menacèrent un lock-out de masse. Pour l’instant, les travailleurs durent battre en retraite. Trotsky écrit : « En se heurtant à la résistance organisée du capital derrière lequel se dressait le pouvoir de l’État, la masse ouvrière revint à l’idée de la révolution, de l’inéluctable insurrection, de l’armement indispensable »[12]. Que ferons-nous après? Il fallait répondre à cette question.

La dernière étape de 1905 fut le soulèvement armé de décembre à Moscou.

Le 4 décembre, le soviet de Moscou endossa un « manifeste financier », écrit par Parvus, qui menaçait le système banquier et de taxation du tsar. Le 6 décembre, directement influencé par les troubles majeurs dans la garnison de Moscou, le soviet qui, à ce moment, représentait 100.000 travailleurs à Moscou, décida, avec les partis révolutionnaires, de proclamer une grève générale politique à Moscou le jour suivant, le 7 décembre, et de faire de son mieux pour transformer la grève en insurrection armée. La déclaration de l’Izvestiia de Moscou se lisait ainsi:

Le Soviet des députés ouvriers de Moscou, le comité et le groupe du Parti ouvrier social-démocrate russe et le comité du Parti des socialistes-révolutionnaires DÉCRÈTENT: déclarer à Moscou, le mercredi 7 décembre à midi, une grève générale politique et tenter de la transformer en une insurrection armée.[13]

La première ville à entrer en grève fut Moscou le 7 décembre. Le jour suivant, il fut rejoint par Pétersbourg, Minsk et Taganrog; le 10 par Tiflis; le 11, Vilna; le 12, Karkhov, Kiev et Nizhniy Novgorod; le 13, Odessa et Riga; le 14, Lodz; et le 15, Varsovie, pour ne mentionner que les grands centres. En tout, 33 villes, comparées à 39 en octobre, se joignirent à la grève.

Moscou, cependant, était au centre du mouvement de décembre. Quelque 100.000 hommes arrêtèrent le travail le premier jour. Le deuxième jour, le nombre de grévistes passa à 150.000; la grève à Moscou devint générale et s’étendit aux usines dans la région immédiate autour de Moscou. De grandes réunions furent tenues partout. Bientôt, des barricades furent érigées et des combats éclatèrent. Le soulèvement avait commencé.

Les barricades ne servaient pas tant à protéger les ouvriers armés qui se cachaient derrière, mais à empêcher les troupes tsaristes d’entrer dans la ville. Quelques barricades étaient surveillées par des insurgés, par des travailleurs, mais ce n’était qu’une minorité.

À quoi ressemblaient les combats? Pour les travailleurs, cela prenait la forme d’une guerre de guérilla, plutôt que des échanges de tirs derrière les barricades. Trotsky décrit comment la plupart des combats avaient lieu. 

Voici un exemple pris entre mille. Un groupe de 13 ouvriers armés, embusqués dans un édifice, essuya pendant 4 heures le feu de 500 ou 600 soldats qui disposaient de 3 canons et de 2 mitrailleuses. Après avoir tiré toutes leurs cartouches et infligé des pertes considérables à l’armée, les ouvriers armés s’éloignèrent sans une blessure. Mais les soldats démolirent à coups de canon plusieurs pâtés de maisons, brûlèrent quelques habitations en bois, massacrèrent bon nombre de gens inoffensifs et affolés, tout cela pour tenter, en vain, de vaincre une dizaine de révolutionnaires.[14]

C’est essentiellement de cette façon que les travailleurs se battaient. Ils avaient ordre de former de petits groupes (de deux, trois, ou peut-être quatre), de faire feu des cours intérieures, de positions surélevées, de se déplacer rapidement, de ne pas rester au même endroit très longtemps. 

Dubasov, qui avait l’ordre de mater l’insurrection, rapporta à Pétersbourg que seulement 5.000 des 15.000 hommes de la garnison de Moscou pouvaient être mis à contribution. Le reste n’était pas fiable. Il contacta le tsar directement et déclara qu’il ne pouvait garantir que « l’autocratie demeurerait intacte » à moins que le tsar n’envoie plus de troupes. L’ordre fut immédiatement donné d’envoyer à Moscou le régiment de la garde d’élite de Semyonovsky. En fait, il fut presque stoppé. Les cheminots tentèrent de saboter la voie dans certaines régions, mais l’armée les en empêcha et les troupes purent passer. 

Le 16 décembre, le Soviet et le parti décidèrent de mettre fin à la grève le 19. 

Le coût humain du soulèvement de Moscou fut de 1000 morts et environ autant de blessés. Il y eut plusieurs centaines de soldats tués. 

À un moment lors des affrontements, dans le quartier de Presnya, les travailleurs durent essuyer des tirs d’artillerie sans arrêt, de six heures le matin à quatre heures l’après-midi, à un taux de sept bombardements à la minute. On peut imaginer les dégâts causés dans une zone urbaine peuplée de civils et, oui, de quelques travailleurs armés. Les bombardements réduisirent la zone, et certaines usines de ce secteur, en ruines.

Même si le soulèvement de Moscou était le plus important, d’autres régions connurent des affrontements armés. Des soviets furent formés dans plusieurs autres villes: Odessa, Novorossiisk, Kostroma, et d’autres.

La révolution de 1905 fut d’une immense ampleur. Des grèves de masse et des soulèvements eurent lieu dans des villes et des villages de toute la Russie. Le mouvement toucha largement les chemins de fer.

Une période de répression de masse suivit: la répression sanglante du tsar de 1905 à 1907. Le tsar organisa des expéditions punitives, particulièrement le long des voies ferrées, où, bien sûr, les cheminots avaient joué un rôle si important. Les troupes se rendaient à une gare et commençaient à tirer sur n’importe qui se trouvait là: femmes, enfants, cheminots. Peu importe qui étaient là, on les abattait. Certains étaient pendus le long de la voie, pour terrifier les gens.

Sur ces expéditions punitives, Trotsky devait écrire:

Dans les provinces baltiques, où l’insurrection éclata quinze jours avant celle de Moscou, ... des Lettons, ouvriers et paysans, furent fusillés, pendus, battus avec des verges et des bâtons jusqu’à ce que mort s’ensuive, exécutés au rythme de l’hymne des tsars. En deux mois, dans les provinces baltiques, d’après des renseignements fort incomplets, 749 personnes furent mises à mort, plus de 100 fermes furent brûlées ou détruites, d’innombrables victimes périrent sous le fouet.[15]

Du 9 janvier 1905 jusqu’à la convocation de la première Douma d’État qui eut lieu le 27 avril 1906, d’après des calculs approximatifs, mais certainement pas exagérés, le gouvernement du tsar fit massacrer plus de 14.000 personnes; en exécuta plus de 1000; en blessa plus de 20.000 (et beaucoup d’entre elles en moururent); et en arrêta, déporta et incarcéra 70.000. Ce prix ne semblait pas trop élevé, car l’enjeu n’était autre que la survie même du tsarisme.[16]

Tous ne furent pas exécutés. Des membres de premier plan du soviet de Pétersbourg, y compris Trotsky, furent arrêtés, traduits en justice en 1906, et «seulement» condamnés à l’exil dans des régions reculées de la Sibérie. Ils ne furent cependant pas pendus à ce moment.

Le régime tsariste, même s’il fut ébranlé, réunit ses forces afin de consolider davantage son régime. Les nobles sentaient que l’insurrection avait été matée, et que c’était maintenant le moment de prendre vraiment la direction des affaires.

Dans la période d’avant et d’après la révolution de 1905, des débats avaient fait rage sur la révolution dans le mouvement social-démocrate. Trois conceptions importantes du déroulement de la révolution furent défendues par Plekhanov, Lénine et Trotsky.

Plekhanov avait défendu l’idée d’une révolution bourgeoise, dans laquelle le rôle dirigeant du prolétariat s’appliquerait dans le cadre d’une alliance avec la bourgeoisie libérale. L’objectif serait d’établir une démocratie parlementaire avec le suffrage universel, direct et égalitaire. La révolution socialiste en Europe occidentale précéderait la révolution en Russie. Et il fit cette déclaration en 1905, en réponse aux événements qui avaient eu lieu, particulièrement l’insurrection armée à Moscou: « Les travailleurs n’auraient pas dû prendre les armes »[17]. Il fut vraiment discrédité aux yeux de nombreux travailleurs et sociaux-démocrates lorsqu’il fit cette déclaration.

Lénine avait une position différente. Il disait, oui, il faut parachever la révolution bourgeoise. Il appelait à une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». Il disait qu’il ne devait y avoir aucune alliance avec la bourgeoisie libérale et appelait à une résolution radicale de la question agraire en s’alliant avec la section la plus pauvre de la paysannerie. Il sentait que la révolution socialiste en Europe occidentale aiderait la révolution en Russie; il disait qu’ils vont « nous apprendre comment la faire ».

Trotsky appelait à la dictature du prolétariat, appuyé par la paysannerie. Il était d’accord qu’il ne devait pas y avoir d’alliance avec la bourgeoisie libérale et que la révolution ne devait pas se limiter à un cadre bourgeois, mais qu’elle devait être ininterrompue et permanente, et poursuivre une politique socialiste. La révolution socialiste en Russie déclencherait la révolution socialiste en Europe de l’ouest. Ce n’était pas la position communément acceptée.

En janvier 1922, Trotsky élabora sa position sur la révolution permanente:

C’est précisément dans l’intervalle qui sépare le 9 janvier de la grève d’octobre 1905 que l’auteur arriva à concevoir le développement révolutionnaire de la Russie sous l’aspect qui fut ensuite fixé par la théorie dite de la « révolution permanente ».

Cette désignation quelque peu abstruse voulait exprimer que la révolution russe, qui devait d’abord envisager, dans son avenir le plus immédiat, certaines fins bourgeoises, ne pourrait toutefois s’arrêter là. La révolution ne résoudrait les problèmes bourgeois qui se présentaient à elle en premier lieu qu’en portant au pouvoir le prolétariat. Et lorsque celui-ci se serait emparé du pouvoir, il ne pourrait s’en tenir aux limites d’une révolution bourgeoise. Tout au contraire et précisément pour assurer sa victoire définitive, l’avant-garde prolétarienne devrait, dès les premiers jours de sa domination, pénétrer profondément dans les domaines interdits de la propriété aussi bien bourgeoise que féodale. Dans ces conditions, elle devrait se heurter à des démonstrations hostiles de la part des groupes bourgeois qui l’auraient soutenue au début de sa lutte révolutionnaire, et de la part aussi des masses paysannes dont le concours l’aurait poussée vers le pouvoir.

Les intérêts contradictoires qui dominaient la situation d’un gouvernement ouvrier, dans un pays retardataire où l’immense majorité de la population se composait de paysans, ne pourraient aboutir à une solution que sur le plan international, dans l’arène d’une révolution prolétarienne mondiale.[18]

Ainsi, il n’y avait pas de résolution à cette contradiction dans les frontières de la Russie.

Rosa Luxemburg, qui avait brièvement participé à la révolution de 1905 avant d’être arrêtée à Varsovie, écrivit un livre important en 1906, qui analysait ce qui s’était passé en Russie et exigeait un débat sur le rôle de la grève générale dans le parti social-démocrate allemand. Les chefs syndicaux résistèrent, et il y eut un bâillon sur toute discussion de la question. Au Congrès de Londres du Parti ouvrier social-démocrate de Russie en 1907, elle appuya l’analyse de 1905 faite par Trotsky.

Les événements de 1905 eurent une immense ampleur. Plusieurs la qualifièrent de demi-victoire et demi-défaite. Le tsarisme était resté au pouvoir, mais il était blessé à mort. La classe ouvrière était apparue comme la force révolutionnaire la plus puissante jamais vue en ce début de vingtième siècle. De nouveaux partis, de nouveaux programmes et de nouvelles formes d’organisations avaient surgi. La social-démocratie russe prouvait en pratique qu’elle pouvait organiser et diriger la classe ouvrière. La grève de masse et sa relation à l’insurrection armée et à la prise du pouvoir devait être étudiée et ses leçons assimilées.

Internationalement, ces événements eurent un impact particulièrement puissant sur les mouvements révolutionnaires dans trois pays: la Chine, la Turquie et la Perse (aujourd’hui l’Iran). Aux États-Unis, l’IWW (Industrial Workers of the World) fut formé en 1905; en France, le syndicalisme connut un immense élan.

Les leçons apprises par la classe ouvrière russe en 1905 étaient un élément crucial de la préparation pour Octobre 1917. Trotsky résuma 1905 dans son autobiographie, écrite 25 ans plus tard: 

La demi-victoire de la grève d’octobre, indépendamment de son importance politique, eut pour moi une inappréciable signification théorique. Ce ne furent ni l’opposition de la bourgeoisie libérale, ni les soulèvements spontanés des paysans, ni les actes de terrorisme des intellectuels qui forcèrent le tsarisme à s’agenouiller: ce fut la grève ouvrière. L’hégémonie révolutionnaire du prolétariat s’avéra incontestable. J’estimai que la théorie de la révolution permanente venait de sortir avec succès de sa première grande épreuve. De toute évidence, la révolution ouvrait au prolétariat la perspective de la conquête du pouvoir. Les années de réaction qui allaient bientôt suivre ne purent m’obliger à abandonner ce point de vue. Mais j’en tirais aussi des conclusions pour l’Occident. Si telle était la force du jeune prolétariat en Russie, quelle ne serait pas la puissance révolutionnaire de l’autre prolétariat, celui des pays les plus cultivés?[19]

Notes

[1] Georges Plékhanov, « Discours au congrès socialiste international de Paris », Œuvres philosophiques, Tome 1 (Moscou: Éditions du Progrès), p. 371.

[2] Traduit de l’anglais, Karl Kautsky, “The Slavs and Revolution,” Witnesses to Permanent Revolution, eds. Richard B. Day and Daniel Gaido, (Brill, 2009), p. 64.

[3] Léon Trotsky, Ma vie, (Éditions Gallimard, 1953), pp. 203-204

[4] Traduit de l’anglais, Theodore Dan, The Origins of Bolshevism, ed., tr., Joel Carmichael, (New York: Schocken Books, 1970), pp. 299–300.

[5] Traduit de l’anglais, “An Anti-War Leaflet,” The Russian Revolution of 1905: Change Through Struggle, Revolutionary History, Vol. 9, no. 1, pp. 85–87.

[6] Traduit de l’anglais, Leon Trotsky, 1905, tr., Anya Bostock, (New York: Vintage Books, 1971), p. 85.

[7] Ibid., pp. 86–92.

[8] Ibid., p. 250.

[9] Ibid., pp. 250-251.

[10] Ibid., p. 251.

[11] Ibid., p. 123.

[12] Ibid., p. 186.

[13] Traduit de l’anglais, selon la traduction originale depuis le russe par Fred Williams.

[14] Traduit de l’anglais, Trotsky, 1905, p. 241.

[15] Ibid., p. 248.

[16] Ibid., p. 249.

[17] Traduit de l’anglais selon une citation dans Grigorii Zinoviev, History of the Bolshevik Party (London: New Park Publications, 1973), p. 127.

[18] Traduit de l’anglais, Trotsky, 1905, pp. vi–vii

[19] Trotsky, Ma vie, p. 219

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