Marchands de mort: les pharmaceutiques, le Congrès et l’épidémie américaine des opioïdes

Un aperçu de la corruption et des machinations politiques à l’origine de l’épidémie mortelle de drogue aux États-Unis a été fourni récemment par une enquête produite par le Washington Post et l’émission télévisée «60 Minutes» sur CBS News.

L’enquête expose les manigances bipartites dirigées par le représentant républicain au Congrès Tom Marion visant à empêcher la Drug Enforcement Administration (DEA) de restreindre la vente illicite d’opioïdes. La vente massive d'analgésiques à base d’opioïdes dans les communautés ouvrières économiquement dévastées a donné des milliards de dollars aux entreprises de distribution de médicaments tout en tuant des centaines de milliers de personnes à travers les États-Unis et causant la dépendance chez des millions d'autres.

La tentative d’éviscérer les pouvoirs de supervision déjà inadéquats de la DEA a commencé en 2014 et a culminé dans la loi intitulée Ensuring Patient Access and Effective Drug Enforcement Act de 2016, qui a été adoptée par une grande majorité au Congrès et ratifiée par le président à ce moment, Barack Obama.

Le but principal de la loi était d’empêcher le Bureau du contrôle des détournements de la DEA d’arrêter la livraison de ventes extraordinairement volumineuses et inexpliquées. Auparavant, par exemple, quand plusieurs pharmacies Walgreens en Floride ont vendu plus d’un million de pilules d'opiacés en une année, comparativement à la moyenne nationale de 74.000, le Bureau du contrôle des détournements pouvait imposer des amendes et suspendre la distribution, empêchant les drogues de pénétrer le marché noir en attendant les résultats d’une enquête. La loi de 2016 a effectivement mis fin au pouvoir de la DEA de suspendre de telles livraisons.

La campagne menée par Marion et ses collègues visait à purger l’agence de supervision de tout représentant ou employé qui pouvait prendre son mandat au sérieux: lutter contre l’épidémie de drogues. À la fin de la campagne secrète de deux ans, Joe Rannazzisi, après avoir auparavant été remplacé à la direction du Bureau du contrôle des détournements, avait été tassé à la retraite, la DEA avait effectué un changement dans sa haute direction, et le projet de loi dans sa forme finale était adopté sans difficulté par le Congrès.

Rannazzisi, le lanceur d’alerte principal dans l’exposé du Post et de «60 Minutes», a été questionné comme suit: «Vous comprenez les implications de ce que vous dites, que ces grandes entreprises savaient qu’elles inondaient les communautés américaines de drogues qui tuaient des gens.» Il a répondu: «Ce n’est pas une insinuation, c’est un fait. C’est exactement ce qu’elles ont fait.»

Les relations entre les monopoles géants et les institutions du pouvoir d’État qui sont révélées dans le cas particulier des distributeurs de drogues opioïdes sont des relations qui dominent entièrement la «démocratie» bourgeoise américaine. La fusion entre l’État capitaliste et les entreprises et banques géantes est une caractéristique de ce que Lénine décrivait en 1916 comme le «capitalisme monopoliste d’État», la forme décadente du capitalisme à son stade suprême:le stade de l’impérialisme.

La domination complète de la société et de tout le système politique par la grande entreprise; la corruption omniprésente de «représentants élus» ainsi que les supposés «régulateurs» des entreprises et des banques; le pillage généralisé de la société pour l’enrichissement d’une toute petite élite oligarchique: ces caractéristiques se sont développées et propagées depuis l'époque de Lénine. Ce qui est peut-être nouveau est le degré de criminalité de l’élite dirigeante, qui condamne consciemment des millions de personnes à la dépendance de drogues et des centaines de milliers d'autres à la mort afin d’encaisser des profits toujours plus grands.

Trois entreprises importantes dans le top 20 du Fortune 500 dominent la distribution d’opioïdes: McKesson, Cardinal Health et AmerisourceBergen. Elles ont des revenus combinés annuels de plus de 450 milliards de dollars. Le directeur et PDG de McKesson John Hammergren a le plus gros fonds de pension, au montant de 160 millions de dollars, de tout patron d’entreprise américaine.

Dans un choix typique de l’administration actuelle, le président Trump a nommé le républicain Marino, un complice de l’industrie pharmaceutique, pour diriger le contrôle des drogues. Mais l’exposé du Washington Post et de «60 Minutes» l’a forcé à refuser le mandat. Cette décision a été motivée par les considérations politiques les plus opportunistes. Trump s’est présenté en tant que champion de communautés ouvrières ravagées par la désindustrialisation, le chômage de masse et la pauvreté endémique, tel que d’anciens centres de mines de charbon comme les Appalaches, où l’épidémie a provoqué le plus de décès. Il a dénoncé avec démagogie la prévalence d’analgésiques illégaux et l’a liée à ses dénonciations de rivaux étrangers et leur «vol» supposé d’emplois et de richesse américains.

L’exposé s'est concentré sur la dévastation des régions minières telles que Mingo County, en Virginie occidentale, et présente des données révélatrices sur la vente massive d’opioïdes dans les communautés appauvries orchestrée par les entreprises pharmaceutiques, avec l'aide des lois appuyées par Marino et ses co-conspirateurs républicains et démocrates. À Mingo County, population de 25.000 personnes, le distributeur pharmaceutique basé en Ohio, Miami-Lugen, a livré 11 millions de doses d’oxycodone et d'hydrocodone en cinq ans: assez pour donner deux pilules par semaine à chaque homme, femme et enfant du comté.

Ces politiques ont conduit au renversement historique de l’espérance de vie à long terme aux États-Unis. Pour les blancs d’âge moyen, en particulier ceux vivant dans les régions rurales, l’espérance de vie décline et le taux de mortalité augmente, en grande partie à cause de l’impact de l’abus d’opioïdes et la dépendance.

Plus de 52.000 personnes aux États-Unis sont décédées de surdose de drogue en 2015. 20,101 de ces morts sont directement reliées aux analgésiques à prescription.

Débordant de profits, les entreprises pharmaceutiques achètent régulièrement des politiciens afin de s’assurer des conditions d’affaires idéales. Des comités d’action politique représentant l’industrie pharmaceutique ont donné au moins 1,5 million de dollars aux 23 législateurs qui ont parrainé ou coparrainé quatre versions de la loi de Marino. En tout, l’industrie pharmaceutique a dépensé 102 millions $ pour faire du lobbying au Congrès en appui à cette loi et d’autres lois connexes entre 2014 et 2016.

La DEA illustre le fait que les agences fédérales censées être chargées de contrôler la grande entreprise – la Commission des valeurs mobilières, l'Agence des produits alimentaires et médicamenteux, l'Agence de protection de l'environnement, l'Agence de santé et sécurité au travail – sont au service des grandes entreprises et de leurs émissaires politiques. Les relations de corruption sont flagrantes.

Au moins 46 enquêteurs et avocats de la DEA, incluant 32 qui proviennent directement du Bureau du contrôle des détournements, ont été embauchés par des entreprises pharmaceutiques depuis que les fournisseurs de médicaments sont sous surveillance en 2014. Mike Gil, l’ancien chef de cabinet pour un administrateur de la DEA, a été embauché par l’une des plus grandes entreprises du domaine de la santé. Jason Hadges, avocat en chef de la DEA supervisant l’application de la loi, est à présent dans une position dirigeante dans la division pharmaceutique d’un puissant cabinet d’avocats à Washington.

Comme écrivait Lénine en 1916: «La différence entre la bourgeoisie impérialiste démocratique républicaine, d'une part, et réactionnaire monarchiste, d'autre part, s'efface précisément du fait que l'une et l'autre pourrissent sur pied. … La réaction politique sur toute la ligne est le propre de l'impérialisme.» La réaction et la criminalité politiques: voilà l'essence de la «démocratie» sous le capitalisme.

(Article paru en anglais le 19 octobre 2017)

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