Les combats font rage alors que les troupes turques progressent dans l’enclave kurde en Syrie

Les combats font rage dans le nord-ouest de la Syrie alors que l’opération Olive Branch (Rameau d’olivier) de la Turquie en était à son troisième jour lundi. Des troupes avançant depuis la ville d’Azaz à l’est et composées de forces spéciales turques et de miliciens islamistes de l’Armée syrienne libre soutenus par la Turquie ont ouvert un deuxième front dans leur assaut contre l’enclave kurde d’Afrin. L’objectif apparent est de chasser les forces des milices kurdes syriennes des YPG vers le sud et de les éloigner de la frontière turque. Des combats intenses ont déjà été signalés entre les forces turques qui progressent et les combattants des YPG qui tentent de garder le contrôle de deux villages au nord-ouest de la ville d’Afrin.

Ce nouveau front dans une guerre lancée il y a sept ans comme une opération de changement de régime soutenue par Washington et la Turquie, avec l’appui de l’Arabie Saoudite et des autres monarchies pétrolières du Golfe persique, menace maintenant de perturber toute la stratégie militaire de l’impérialisme américain dans la région, en plus d’exacerber des tensions déjà vives au sein de l’OTAN et entre les États-Unis et l’Europe.

Cette offensive menée contre des éléments d’une milice kurde qui a servi comme la principale force d’intervention de Washington dans son intervention en Syrie marque un nouveau creux dans les relations entre les alliés ostensibles de l’OTAN que sont les États-Unis et la Turquie. Ces rapports sont déjà très tendus depuis qu’Ankara s’est rapproché de la Russie et lui a acheté des systèmes de défense antiaériens avancés, ce qui a suscité les objections de l’OTAN, et des accusations selon lesquelles Washington aurait appuyé secrètement le coup d’État avorté mené contre le gouvernement du président Recip Tayyip Erdogan.

La Maison-Blanche a déclaré lundi que l’offensive turque «détourne l’attention des efforts internationaux requis pour assurer la défaite durable» de l’État islamique d’Irak et de Syrie (EIIS). L’EIIS étant déjà écrasé tant en Irak qu’en Syrie, ce que Washington veut vraiment dire, c’est que le geste de la Turquie perturbe les efforts des États-Unis pour affirmer leur hégémonie dans la région et y détruire l’influence de la Russie et de l’Iran.

Comme l’a indiqué clairement le Pentagone dans son document en matière de stratégie de défense nationale qu’il a publié la semaine dernière, la priorité de l’Armée américaine n’est plus la guerre contre le terrorisme, mais plutôt de se préparer aux confrontations de «grandes puissances», ce qui inclut notamment de mener la guerre contre la Russie et la Chine.

Dans sa déclaration de la Maison-Blanche, Washington exhorte la Turquie «à faire preuve de retenue dans ses mesures militaires et sa rhétorique, à s’assurer que ses opérations sont d’une portée et d’une durée limitées, à veiller à ce que l’aide humanitaire continue, et à éviter les pertes civiles.»

Cette déclaration est légèrement plus acerbe que les remarques précédentes du secrétaire d’État américain Rex Tillerson et du secrétaire à la Défense James Mattis. S’exprimant à Londres, Tillerson a également appelé à la «retenue» de la Turquie, mais il semblait aussi légitimer l’invasion turque en déclarant: «Nous reconnaissons et apprécions pleinement le droit légitime de la Turquie de protéger ses citoyens contre des éléments terroristes qui pourraient lancer des attaques contre ses citoyens turcs et son territoire depuis la Syrie.»

La profondeur de la crise actuelle a été révélée par la question d’un journaliste qui a demandé si le conflit syrien pouvait se transformer en une confrontation militaire directe entre deux membres de l’OTAN. «Je ne pense pas que vous allez voir deux alliés de l’OTAN s’affronter», a répondu Tillerson.

Dans le même sens, Mattis a déclaré que «la Turquie a des préoccupations légitimes en matière de sécurité», avant d’ajouter qu’Ankara «nous a prévenus avant de lancer un aéronef, le tout en consultation avec nous.»

L’OTAN a fait écho à la position américaine dans une déclaration qui n'a pu être publiée qu’avec l’approbation de Washington: «La Turquie est située dans une région instable et a beaucoup souffert du terrorisme. Tous les pays ont le droit de se défendre, mais il est important que cela soit fait de façon proportionnée et mesurée.»

Les responsables américains ont même cherché à prendre leurs distances vis-à-vis des forces kurdes à Afrin, affirmant que ce ne sont pas les mêmes que la milice kurde armée et soutenue par les États-Unis dans le nord-est de la Syrie. Mais cela n’est qu’un pur sophisme révélé par le fait que les dirigeants des Forces démocratiques syriennes, le groupe coordonnant la force mandatée par les États-Unis et qui est dominé par les YPG, ont discuté de l’envoi de renforts depuis l’est vers Afrin pour s’opposer à l’invasion turque.

Les appels américains à la modération ont semblé avoir peu d’effet sur le président Erdogan, qui a réagi par une déclaration foudroyante lundi à Ankara. La Turquie «ne reculera pas» dans son opération militaire à Afrin, a-t-il déclaré. Les États-Unis demandent instamment que l’opération ne dure pas trop longtemps et qu’elle soit menée dans un certain délai, a-t-il poursuivi. Je demande aux États-Unis: votre opération en Afghanistan, que vous avez lancée il y a plus de 10 ans, a-t-elle un certain délai? Quand sera-t-elle terminée? Vous êtes encore en Irak, n’est-ce pas? Est-ce que ces types d’opérations viennent avec un certain laps de temps?»

Le président turc a également déclaré que la campagne à Afrin serait étendue à Manbij, une ville syrienne située sur la rive ouest de l’Euphrate prise à l’État islamique par les milices des YPG avec l’aide des forces d’opérations spéciales américaines qui sont encore déployées dans région. Dans un discours prononcé samedi, le président turc a promis d’«anéantir le couloir de la terreur jusqu’à la frontière irakienne», et des échanges de tirs ont été rapportés lundi au-dessus de la frontière dans l’est de la Syrie.

L’objectif déclaré de la Turquie est de créer une zone tampon s’étendant sur 30 kilomètres à l’intérieur du territoire syrien. Erdogan a également parlé du retour des 3,5 millions de réfugiés syriens qui sont en Turquie dans cette zone, évoquant du coup le spectre d’une opération de nettoyage ethnique visant à expulser la population kurde.

«Il faut être idiot pour ne pas comprendre que l’objectif visé dans ce projet perfide est la Turquie,» a déclaré Erdogan à propos de l’utilisation des troupes des YPG par les États-Unis. Les Américains «ont refusé de nous vendre des armes alors que nous avons de l’argent pour payer, mais ils en donnent gratuitement à cette organisation terroriste. Pourquoi sommes-nous des partenaires stratégiques? Pourquoi sommes-nous des alliés stratégiques?»

L’offensive turque a été déclenchée par l’annonce de Washington de la création d’une force de sécurité frontalière de 30.000 hommes en Syrie pour prendre le contrôle de la frontière nord donnant sur la Turquie et de la frontière est donnant sur l’Irak, et dont le gros des troupes sera constitué des YPG.

Face aux protestations turques, Washington s’est rétracté de façon peu convaincante, affirmant ne pas mettre sur pied une force frontalière, mais de garder indéfiniment en Syrie ses troupes qui totalisent plus de 2000 militaires. La mission de cette force sera de poursuivre la guerre pour renverser le régime du gouvernement du président Bachar al-Assad et de contrer l’influence de l’Iran et de la Russie.

Le quotidien turc Hurriyet rapportait lundi que «si le secrétaire d’État américain Rex Tillerson avait donné un message plus clair de soutien à la Turquie le 17 janvier, au lendemain de sa rencontre avec le ministre turc des Affaires étrangères Çavuşoğlu, les choses auraient pu se dérouler autrement. L’indifférence apparente des États-Unis vis-à-vis des préoccupations turques en matière de sécurité a poussé Ankara à rechercher le soutien de la Russie pour agir contre ce qu’elle perçoit comme une menace existentielle.»

Moscou a également pointé les États-Unis du doigt pour le geste de la Turquie, qualifiant ce dernier de réaction au projet américain d’occupation du territoire syrien par une force frontalière dominée par les Kurdes. «Washington a activement encouragé et continue d’encourager le sentiment séparatiste parmi les Kurdes», a déclaré lundi le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. Il s’agit là d’un manque total de compréhension de la situation ou d’une provocation absolument délibérée.»

Erdogan a pour sa part déclaré que le gouvernement turc a parlé de l’offensive avec «nos amis russes» avec lesquels «nous avons un accord».

Sans confirmer l’existence d’un tel accord, Moscou a tout de même retiré les quelques troupes qu’elle avait sur le terrain à Afrin et ne s’est pas opposé à ce que les avions militaires turcs y procèdent à des bombardements en dépit du fait que la Russie y contrôlait effectivement l’espace aérien.

La Turquie aurait également utilisé Moscou comme intermédiaire pour communiquer ses intentions au gouvernement Assad. Selon certains rapports, Ankara aurait offert de rétablir les relations diplomatiques rompues en 2011 et de reconnaître le gouvernement Assad en échange d’avoir les coudées franches à la frontière syrienne. Il semblerait que Moscou et Damas soient prêts à appuyer les objectifs réactionnaires d’Ankara afin de contrer les plans des États-Unis pour la création de leur propre zone de contrôle en Syrie.

Les mesures unilatérales des États-Unis en Syrie et ailleurs au Moyen-Orient, combinées à leurs menaces de guerre de plus en plus belliqueuses contre la Russie, ont également ouvert une brèche sérieuse entre eux et leurs anciens alliés d’Europe occidentale.

Cette division a été soulignée simultanément lundi par la visite du vice-président américain Mike Pence à la Knesset israélienne, où il a promis que l’ambassade américaine serait transférée à Jérusalem l’année prochaine, et par celle du président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas à Bruxelles, où les ministres de l’Union européenne ont réitéré leur appui de Jérusalem comme étant la «capitale partagée» dans le cadre d’une soi-disant solution à deux États.

La profondeur de la crise de la politique impérialiste de Washington en Syrie a trouvé son expression indubitable dans la réaction d’une partie de la pseudo-gauche. Un groupe de «militants» et d’universitaires, dirigé par Noam Chomsky, professeur émérite de linguistique au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et supposé critique radical de la politique étrangère américaine, a publié une déclaration condamnant le geste de la Turquie en Syrie et «l’inaction des États-Unis pour y mettre fin». La portée de cet appel est que l’impérialisme américain doit lancer une autre guerre au nom des droits de la personne, ce coup-ci pour affirmer sa domination sur un allié formel et rival régional de facto qui le défie – un geste qui pourrait mener à une escalade massive du carnage au Moyen-Orient.

(Article paru en anglais le 23 janvier 2018)

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