Perspectives

Le vote sur l'avortement en Irlande: un coup porté à la réaction

Le «oui» écrasant au référendum irlandais sur le droit à l'avortement, avec 1.429.981 voix pour et 723.632 voix contre, est une victoire historique pour la classe ouvrière irlandaise et pour la défense des droits démocratiques au niveau international. Dans un pays qui pendant des siècles a été synonyme de domination par le retard médiéval de l'Église catholique romaine, où il y a à peine 20 ans la contraception et le divorce étaient illégaux, les deux tiers des suffrages exprimés dans une forte participation ont soutenu la légalisation de l'avortement. C'est une démonstration du fait que, tandis que les partis officiels de l'Europe bourgeoise virent à droite, la classe ouvrière et des sections de la classe moyenne se déplacent vers la gauche.

Le vote de vendredi dernier est un renversement exact du référendum de 1983 qui a promulgué le huitième amendement à la constitution irlandaise, interdisant formellement l'avortement en donnant au fœtus des droits juridiques égaux à ceux d'une femme enceinte. Ce référendum, soutenu par la hiérarchie catholique et les principaux partis irlandais, était passé à deux contre un. Le référendum sur l’abrogation du huitième amendement a été combattu par la hiérarchie, mais les évêques ont évité un rôle public important en raison d'une série de scandales majeurs qui ont brisé les prétentions à l'infaillibilité et à la supériorité morale de l'Église: de la violence sexuelle commise par des prêtres, l'asservissement de femmes dans les entreprises de couvents et la découverte d'une fosse commune d'au moins 800 enfants nés en dehors du mariage au cours de nombreuses années dans le Tuam rural, jetés dans la fosse septique d'un foyer catholique pour mères célibataires.

Les principaux partis bourgeois – Fine Gael, Fianna Fail, le Parti travailliste et Sinn Fein – ont officiellement soutenu un «oui», bien que les deux partis les plus importants, Fine Gael et Fianna Fail, étaient profondément divisés. En tout cas, comme certains l’ont fait remarquer, ces partis n'ont pas dirigé la campagne pour légaliser l'avortement, ils ont été à la traîne d'un mouvement populaire qui s'est manifesté par un afflux important d'électeurs, le financement participatif de la campagne pour le «oui» sur Internet, et la participation enthousiaste des jeunes, en particulier des jeunes femmes.

Le décompte des votes a révélé que seulement un district sur 40, Donegal, à la frontière avec l'Irlande du Nord, a enregistré un vote «non», et ce par une faible majorité. Même les zones les plus rurales et conservatrices, comme Roscommon et Mayo, ont affiché des majorités pour le «oui ». Les sondages effectués à la sortie des bureaux de vote ont révélé que le soutien aux droits de l'avortement a remporté une majorité parmi tous les groupes d'âge, sauf des personnes de plus de 65 ans (80 % ou plus parmi les jeunes ont voté «oui»), et parmi les électeurs urbains, suburbains et ruraux. Les agriculteurs irlandais ont voté à 52,5% pour défier l'Église catholique, qui avait condamné chaque «oui» comme péché qui exigeait la confession et la repentance.

Il y a des facteurs sociaux à court et à long terme à l'œuvre dans l'évolution de l'opinion publique en Irlande. Comme l'a noté un commentateur irlandais, la campagne visant à abroger le huitième amendement a été menée par les jeunes: «cette campagne a été largement gagnée par une génération qui avait de bonnes raisons d'abandonner l'Irlande. C'est la génération de 2008, la génération qui a hérité de l’immense dette bancaire, la génération à laquelle on a dit qu'il n'y avait pas d'emplois, qui a vu ses salaires et prestations sociales amputés, qui s’est fait dire, de tellement de façons, que ce serait grandement apprécié si elle pouvait s'éclipser.»

Les salaires réels en Irlande ont chuté après le krach financier de 2008, qui a mis fin aux illusions répandues en Irlande sous le nom de «Tigre celtique», mais se sont quelque peu redressés depuis 2012. Pendant ce temps, le coût de la vie a continué sa hausse incessante. Il en coûte maintenant plus cher de vivre à Dublin, qui compte un quart de la population du pays, qu’à Londres. Les inégalités économiques en Irlande, comme dans tous les grands pays capitalistes, ont atteint des niveaux inédits. Depuis que les propriétaires terriens anglo-irlandais vivaient d’abondance pendant que leurs paysans mouraient de faim durant la Grande Famine de 1847-1848, le fossé entre les riches et le reste de la population n’a jamais été aussi vaste.

Mais il y a une autre transformation sociale, à plus long terme et plus profonde, qui se manifeste dans le vote irlandais. Jadis un pays composé essentiellement d'agriculteurs pauvres, généralement des métayers à la merci du propriétaire et du prêtre, l'Irlande a connu un développement industriel et une modernisation économique au cours du dernier demi-siècle. En 1960, seulement 46% des 2,8 millions d'habitants de l'Irlande vivaient dans les zones urbaines, tandis que 54% étaient ruraux. En 2018, 67% des 4,8 millions d'habitants de l'Irlande vivent dans des zones urbaines, et seulement 33% vivent en campagne. La transformation en chiffres bruts est encore plus remarquable: la population urbaine irlandaise a augmenté de 150%, passant de 1.288.000 en 1960 à 3.216.000; la population rurale n'a augmenté que de 11% au cours de la même période, passant de 1.512.000 à 1.684.000.

Ce que signifie en termes de classe la rentrée des investissements dans les usines, les bureaux et les centres de recherche est indéniable: la classe ouvrière urbaine, relativement petite dans l’Irlande d’autrefois, quoique dotée d'une histoire révolutionnaire remarquable, est aujourd'hui la plus grande force sociale du pays. Les métayers et les fermiers, longtemps dominés par l'Église catholique, sont devenus une minorité et c'est bien la classe ouvrière, de toutes les classes de la société capitaliste moderne, qui est le fondement de la défense des droits démocratiques.

Au cours du dernier quart de siècle, dans une série de référendums qui ont permis au peuple de passer outre les partis bourgeois qui se prosternent devant l'Église, l'Irlande a légalisé la contraception, le divorce, le mariage homosexuel et maintenant l'avortement. Comme l'a noté le New York Times lundi, «La culture du silence et de soumission envers l'autorité religieuse qui a longtemps dominé l'Irlande est révolue.»

Il est instructif de comparer les progrès des droits démocratiques enregistrés dans ce qui était le pays le plus arriéré d'Europe occidentale, avec l'assaut frontal contre ces droits aux États-Unis, le pays capitaliste le plus riche et le plus puissant du monde. Une fois la législation adoptée par le parlement irlandais – déjà présentée sous forme de projet de loi avant le référendum – les femmes dans les petites villes et les régions rurales irlandaises auront un meilleur accès aux soins de santé génésique, y compris l'avortement, que leurs homologues de régions équivalentes aux États-Unis.

En 2014, selon l'Institut Guttmacher, il n'y avait pas de fournisseur d'avortement dans 90% des comtés américains, comptant pour 39% des femmes en âge de procréer. Cela comprenait 99% des comtés du Missouri, 98% dans les Dakota et au Kentucky, 97% en Arkansas et 96% au Wisconsin. Le quart des femmes ayant besoin de services d'avortement ont dû parcourir au moins 40 km pour trouver une clinique. Dans certaines parties du Texas et des Grandes Plaines, la distance à parcourir est de plusieurs centaines de kilomètres.

Le droit à l'avortement est en train d'être détruit furtivement, par le harcèlement des cliniques, tels les exigences selon lesquelles elles doivent être affiliées à des hôpitaux (même lorsque l'hôpital est catholique), et les obstacles rencontrés par les femmes, tels que l'exigence de visites multiples pour recevoir des «conseils» avant d'obtenir la procédure. Une forte pression a été exercée sur les compagnies d'assurance, plus récemment par l'administration Trump, pour ne pas couvrir les services d'avortement dans un régime d'assurance lié au gouvernement, comme Obamacare. Medicaid ne paiera pas pour la procédure, et le financement du plus grand fournisseur de services d'avortement, Planned Parenthood, est sous attaque systématique.

Cette attaque contre les droits démocratiques touche avant tout les femmes de la classe ouvrière. Les femmes qui ont un revenu élevé et une position sociale n'ont pas de problème pour obtenir un avortement et d'autres services de santé reproductive quand elles en ont besoin. Cela explique l'indifférence avec laquelle les défenseurs bien nantis de la campagne #metoo envers la destruction des droits à l'avortement en Amérique. Alors que le New York Times, le New Yorker, les chaînes de télévision et de Hollywood sont obsédés par les prétendus crimes contre les actrices millionnaires et les «personnalités» de la télévision, ils n'ont que faire des difficultés des travailleuses auxquelles est nié ce droit fondamental de la libre disposition de leur propre corps.

Cette indifférence se retrouve aussi dans la couverture du référendum irlandais par les médias américains. Il a été retiré des gros titres des journaux après seulement un jour. Il est à peine mentionné dans les journaux télévisés. Le World Socialist Web Site voit cette question différemment. Nous saluons les actions de la population irlandaise qui a porté un coup à la réaction. Ce vote renforce notre conviction que la défense des droits démocratiques et de tous les développements progressistes de la société moderne exige la mobilisation de la classe ouvrière en tant que force politique indépendante.

(Article paru en anglais le 29 mai 2018)

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