Conflit diplomatique entre le Canada et l’Arabie saoudite après les remontrances d’Ottawa sur les droits de la personne

L’impasse diplomatique entre le Canada et l’Arabie saoudite qui a été déclenchée par un message sur Twitter lancé plus tôt ce mois-ci par la ministre canadienne des Affaires étrangères Chrystia Freeland ne montre aucun signe d’apaisement.

Riyad a annoncé des mesures radicales pour punir Ottawa pour les critiques hypocrites de Freeland à l’égard des violations des droits de la personne commises par le régime absolutiste. La véhémence de la réaction saoudienne a stupéfait l’élite et le gouvernement libéral dirigé par Justin Trudeau. Mais ce qui a le plus perturbé, pour ne pas dire bouleversé Ottawa, c’est le refus de Washington de prendre des mesures pour calmer son allié saoudien.

Le conflit a éclaté lorsque Freeland a tweeté qu’elle avait été alarmée d’apprendre que les forces de sécurité saoudiennes avaient arrêté des militants des droits des femmes, dont Samar Badawi, la sœur du blogueur emprisonné Raif Badawi, dont l’épouse est citoyenne canadienne.

Le message de Freeland s’inscrit dans le prolongement des efforts déployés par le gouvernement libéral pour dissimuler les liens économiques substantiels entretenus par le Canada avec la dictature saoudienne, ainsi que son appui politique – qui s’exprime notamment par des ventes massives d’armes d’une valeur de 15 milliards de dollars – derrière une propagande creuse sur les droits de la personne.

Au grand choc et à la consternation d’Ottawa, le régime saoudien a toutefois choisi de s’offusquer du message de Freeland. Dénonçant le gouvernement Trudeau pour ingérence dans ses «affaires intérieures», Riyad a expulsé l’ambassadeur du Canada hors du pays, ordonné à 7000 étudiants étrangers saoudiens de quitter le Canada, suspendu les vols vers le pays de la compagnie aérienne nationale saoudienne, juré d’empêcher de futurs accords commerciaux avec des entreprises canadiennes et ordonné une vente précipitée des actifs canadiens appartenant à des Saoudiens.

Pendant plusieurs jours, nul ne savait si les 75.000 barils de pétrole que l’Arabie saoudite exporte quotidiennement au Canada seraient touchés. Mais jeudi, le ministre saoudien de l’Énergie Khalid al-Falih a déclaré que Riyad a une «politique ferme et de longue date» selon laquelle les différends politiques ne doivent pas avoir d’impact sur ses ventes de pétrole.

Proche alliée de l’impérialisme américain dans ses guerres prédatrices au Moyen-Orient et ses préparatifs de guerre avec l’Iran, l’Arabie saoudite est l’une des dictatures les plus brutales et les plus répressives du monde. Elle décapite régulièrement des prisonniers et arrête des dissidents au pays, tout en menant une guerre quasi génocidaire au Yémen voisin qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de civils et déplacé des millions de personnes.

La réaction agressive de Riyad aux remontrances diplomatiques du Canada reflète le pouvoir croissant du prince héritier Mohammed ben Salman. Par le militarisme et la promotion d’un nationalisme saoudien virulent, Ben Salman cherche à renforcer le rôle de Riyad en tant que puissance hégémonique régionale alliée de Washington.

Cela dit, la tentative d’Ottawa de se faire passer pour un défenseur des droits de la personne pue l’hypocrisie et le cynisme. En réalité, le gouvernement Trudeau, comme ses prédécesseurs libéraux et conservateurs, n’a cessé d’invoquer les «droits de la personne» pour justifier une série d’interventions militaires impérialistes canadiennes violentes dans le monde entier. Celles-ci ont commencé avec la participation du Canada au bombardement de la Yougoslavie par l’OTAN en 1999, et elles se poursuivent encore aujourd’hui avec la participation du Canada à la guerre menée par les États-Unis en Syrie et en Irak et son rôle de premier plan dans la campagne de l’OTAN visant à menacer et à encercler stratégiquement la Russie.

En 2011, c’est un général canadien qui a commandé la guerre de «changement de régime» de l’OTAN en Libye qui a renversé le régime de Kadhafi – une guerre justifiée au nom de la protection de la population civile, mais dans laquelle l’OTAN a utilisé des islamistes alignés sur Al-Qaïda comme troupes de choc et qui a laissé en ruines ce pays nord-africain riche en pétrole. Les troupes canadiennes déployées en Libye se décrivaient, selon le Ottawa Citizen, comme «l’armée de l’air d’Al-Qaïda». Le Canada a également collaboré avec des forces d’extrême droite dans le cadre d’opérations de changement de régime orchestrées par les États-Unis en Haïti en 2004 et en Ukraine en 2014.

Alors que Trudeau fait aujourd’hui face aux représailles saoudiennes en clamant qu’Ottawa ne s’excusera jamais de défendre les droits de la personne, la réalité est que le Canada et son gouvernement sont bien des alliés inébranlables du régime saoudien, y compris dans son invasion du Yémen.

L’entente de 15 milliards de dollars conclue par le Canada pour vendre des véhicules blindés de fabrication canadienne à l’Arabie saoudite n’est entrée en vigueur que parce que le gouvernement Trudeau l’a approuvée. Les hauts responsables canadiens continuent toujours de défendre cette entente comme respectant les idéaux du Canada en matière de défense des «droits de la personne». Ottawa ignore délibérément toute preuve que ces véhicules sont utilisés pour réprimer violemment la minorité chiite de l’Arabie saoudite dans l’est du pays, ainsi que dans la guerre illégale au Yémen.

Bien que le gouvernement canadien adopte publiquement un air défiant, il est impatient de rétablir ses liens avec Riyad afin de s’assurer que les intérêts des grandes entreprises canadiennes ne soient pas lésés. En coulisse, on rapporte que Freeland serait déjà en contact avec son homologue saoudien. On dit aussi qu’elle a approché plusieurs pays européens, dont la Suède et l’Allemagne, dans l’espoir qu’ils puissent servir de médiateur pour mettre fin au conflit.

Cependant, la plus grande préoccupation de l’élite canadienne au sujet de l’évolution de la semaine dernière est qu’elle a fourni une preuve supplémentaire que Washington a bien l’intention de redéfinir ses relations avec Ottawa.

Lorsqu’on lui a demandé de commenter le conflit entre le Canada et l’Arabie saoudite, le département d’État américain, dans une déclaration soigneusement rédigée, a décrit les deux pays comme des partenaires importants et a refusé de critiquer Riyad pour l’emprisonnement de militantes des droits des femmes ou de l’exhorter à retirer toute mesure de rétorsion. Cela a été interprété dans les médias canadiens comme une gifle pour le Canada, compte tenu du partenariat stratégique qu’Ottawa entretient avec l’impérialisme américain depuis des décennies, notamment dans le cadre de l’OTAN et du NORAD, et avec son rôle prépondérant dans les offensives militaires et stratégiques américaines actuelles au Moyen-Orient, ainsi qu’à l’encontre de la Russie et de la Chine. Le Globe and Mail, le «journal de référence» du Canada, a publié à la une de son édition de mercredi dernier en première page: «Les États-Unis refusent de soutenir le Canada dans son conflit avec l’Arabie saoudite.»

Le refus de Washington de donner son appui aux critiques hypocrites de Freeland sur le bilan des Saoudiens en matière de droits de la personne reflète le fait que sous Trump, l’impérialisme américain a pratiquement renoncé à toute tentative de dissimuler ses ambitions prédatrices mondiales derrière un voile de propagande «humanitaire». Plus fondamentalement, Washington voit clairement qu’il n’est pas dans son intérêt de prendre Riyad à rebrousse-poil. Les États-Unis s’attendent à ce que l’Arabie saoudite joue un rôle vital dans leur poussée militariste contre l’Iran, à la fois en augmentant sa production de pétrole pour compenser l’embargo unilatéral des États-Unis sur les exportations pétrolières iraniennes et pour diriger une coalition militaire d’États arabes sunnites contre Téhéran.

En jouant la carte de la neutralité dans le conflit entre le Canada et l’Arabie saoudite, l’administration Trump a réitéré son message qu’elle avait déjà énoncé lors de la «renégociation» de l’ALÉNA et lorsqu’elle a exigé qu’Ottawa augmente ses dépenses militaires bien au-delà de la hausse de 70 % prévue par les libéraux d’ici 2026, à savoir: si la bourgeoisie canadienne veut continuer de jouir d’un partenariat privilégié avec Washington, elle devra être encore plus accommodante aux intérêts américains.

Le fossé croissant entre le Canada et les États-Unis s’inscrit dans le cadre du démantèlement beaucoup plus vaste de l’ordre mondial capitaliste de l’Après-Guerre dominé par les États-Unis.

Dans des conditions d’aggravation de la crise économique, toutes les puissances impérialistes, y compris le Canada, cherchent à faire valoir agressivement leurs intérêts, par des intrigues, des jeux de pouvoir diplomatiques, des mesures protectionnistes, le réarmement et la guerre, dans une lutte pour les marchés et les profits qui est menée de plus en plus ouvertement chacun pour soi.

Fait significatif, aucun des prétendus alliés européens du Canada n’a apporté son soutien dans le conflit avec le régime absolutiste saoudien.

Le conflit diplomatique avec Riyad a également mis en évidence les divisions présentes dans les cercles dirigeants canadiens. Encouragés par les critiques croissantes des entreprises canadiennes à l’endroit du gouvernement Trudeau, des chefs de file du Parti conservateur ont dénoncé Freeland et Trudeau pour avoir laissé les préoccupations en matière de droits de la personne entraver les considérations de «sécurité nationale».

Le syndicat Unifor a également exprimé sa préoccupation, de peur que le conflit n’ait un impact sur l’accord de 15 milliards de dollars de vente d’armes à Riyad. Unifor est l’agent négociateur des travailleurs de l’usine de General Dynamics de London, en Ontario, où sont construits les véhicules blindés. En 2015, après que le chef du NPD Thomas Mulcair eut critiqué la vente d’armes à l’Arabie saoudite dans l’espoir de relancer la campagne électorale de son parti, les responsables d’Unifor ont convaincu les sociaux-démocrates de laisser tomber la question au plus vite.

Réagissant à la menace de Riyad de couper les liens commerciaux avec le Canada, Jim Reid, président de la section locale 27 d’Unifor a déclaré la semaine dernière qu’«il y a un danger immédiat pour les emplois».

Loin de s’inquiéter du sort des travailleurs de General Dynamics, Unifor, qui a passé les trois dernières décennies à imposer des concessions et des suppressions d’emplois brutales aux travailleurs de l’automobile et d’autres secteurs, craint plutôt l’impact que le démantèlement de la vente d’armes à l’Arabie saoudite aurait sur ses revenus de cotisations.

D’autre part, le gouvernement Trudeau a reçu les applaudissements du NPD pour son attitude de défenseur des «droits de la personne». Le chef du NPD, Jagmeet Singh, a déclaré à CBC/Radio-Canada: «Il y a d’autres pays que nous pouvons envisager en ce qui concerne l’accès au pétrole. Je pense que nous devrions regarder pour une solution de rechange compte tenu des rapports que nous entretenons avec un pays qui a de sérieux antécédents en matière de violations des droits de la personne...»

La suggestion de Singh selon laquelle l’impérialisme canadien peut être un protagoniste des droits de la personne sur la scène mondiale est à la fois absurde et profondément réactionnaire. Elle vient du chef d’un parti qui a appuyé toutes les interventions militaires impérialistes canadiennes des deux dernières décennies. Les remarques de Singh soulignent à quel point le NPD est un élément clé pour la défense de la politique étrangère impérialiste canadienne et des intérêts d’une partie importante de l’élite dirigeante qui considère la propagande sur les droits de la personne comme un moyen utile de promouvoir ses intérêts économiques et géostratégiques au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde.

(Article paru en anglais le 11 août 2018)

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