Canada: La répression par les syndicats du mouvement anti-Harris de 1995-97: leçons politiques pour aujourd'hui

Partie 2: Les syndicats s'efforcent de désamorcer l'opposition croissante de la classe ouvrière

Cette série d’articles a initialement été publiée en anglais, en octobre 2018. Voici la deuxième partie de cette série en quatre parties. La première partie est disponible ici.

Quelques semaines après l'élection, en juin 1995, du gouvernement progressiste-conservateur ontarien de Mike Harris, des manifestations «Embarrassons Harris» ont éclaté dans toute la province. La Fédération du travail de l'Ontario (FTO) s'est tenue à l'écart de ces premières actions, qui étaient axées sur la brutale réduction de 21,5 % des prestations d'aide sociale des conservateurs. Cependant, à la fin de l'année, la FTO avait changé de cap et cherchait à utiliser sa puissance financière et organisationnelle pour se placer à la tête du mouvement d'opposition, pour mieux le contrôler politiquement et pour le contenir.

Les appareils syndicaux de l'Ontario avaient été amèrement divisés au cours des années précédentes au sujet de leur réaction aux politiques anti-travailleurs du gouvernement néo-démocrate de Rae, appuyé par les syndicats, qui, sous la pression des banques et des agences de crédit canadiennes et américaines, avait imposé des réductions radicales des dépenses sociales. Craignant d'être complètement discrédités aux yeux de leurs propres membres s'ils adhéraient au «contrat social» de réduction des salaires et des emplois du gouvernement, le SCFP, les autres syndicats du secteur public et les Travailleurs canadiens de l'automobile (TCA – maintenant Unifor) ont lancé une campagne de protestation inefficace contre le gel des salaires et les «journées Rae» (congés non payés) qui ont été imposées à un million de travailleurs du secteur public. Douze grands syndicats du secteur privé, dont le Syndicat des Métallos, les Travailleurs unis de l'alimentation et du commerce (TUAC) et les Machinistes (AIM), les soi-disant «syndicats du papier rose», ont ouvertement appuyé les sociaux-démocrates et dénoncé l'opposition des travailleurs à leur «contrat social»

Les bureaucrates de la FTO n'avaient aucune envie de lancer une lutte militante contre le gouvernement conservateur, mais, après l’éclatement d’importantes manifestations à la fin de l'été et à l'automne 1995, ils ont jugé nécessaire d’un minimum d’opposition pour préserver la crédibilité de leur prétention à représenter les travailleurs. En novembre, alors que se tenait un congrès de la FTO, des milliers de travailleuses en garderie ont déclenché une grève d'une journée à l'échelle de la province. Des résolutions grandiloquentes adoptées à ce congrès, et deux rassemblements subséquents de la FTO, ont donné mandat à la direction d'organiser une grève générale. Comme on pouvait s'y attendre, aucune date n'a été fixée, et aucune autre initiative organisationnelle n'a été prise pour réaliser une telle grève.

Comme un membre de l'exécutif des TCA présent au congrès de novembre 1995 l'a rapporté dans le livre de David Rapaport, No Justice, No Peace, «Le mouvement syndical y a été entrainé [dans les manifestations anti-Harris]à son corps défendant. La grande majorité d'entre eux ne voulaient rien faire d'autre que d'éduquer nos membres pour qu'ils votent simplement pour le NPD aux prochaines élections. C'était plus ou moins le consensus. Mais nous étions fermement convaincus que cela n'allait pas fonctionner. Nous avons commencé par penser que nous pourrions organiser une journée d'action, puis augmenter le nombre de journées à 3, 4 ou 5. Mais il était absolument clair que nous ne pouvions pas obtenir l'appui de la majorité des syndicats, tant publics que privés, et que ce serait un défi pour nous».

Pour apaiser les délégués qui réclamaient une position plus militante, et surtout pour s'assurer que les syndicats gardent le contrôle d'une classe ouvrière en train de se radicaliser, le président de la FTO, Gord Wilson, a soutenu une motion pour organiser une «protestation communautaire». «Faisons une [protestation] communautaire», a-t-il proposé, «et voyons quel genre de réponse nous obtenons.» Par la suite, la ville de London a été choisie pour une journée de protestation en décembre 1995. Si la participation était sporadique, comme le postulaient les dirigeants syndicaux, ils pourraient toujours soutenir que London n'avait jamais été un bastion du militantisme de la classe ouvrière.

La réaction des travailleurs et des étudiants de cette ville ontarienne de taille moyenne, un vendredi très froid deux semaines avant Noël, a stupéfié la bureaucratie syndicale. Trente mille travailleurs ont fait la grève. Des milliers d'élèves ne sont pas allés à l'école. Des piquets de grève se sont propagés dans toute la ville. Les travailleurs de GM Diesel et, dans les villes périphériques, de CAMI Ingersoll et de Ford St. Thomas ont arrêté la production. Environ 20.000 personnes ont défilé dans les rues de London.

En janvier 1996, 40.000 enseignants ont manifesté devant l'Assemblée législative provinciale à Toronto. En février, une deuxième Journée d'action a eu lieu dans le bastion syndical de Hamilton, la «ville de l'acier» du Canada. Quelque 30.000 travailleurs ont cessé le travail pour la journée, dont de nombreux membres des Métallos, qui s'étaient opposés à toute mesure de pression par les travailleurs. Le lendemain, plus de 100.000 personnes ont défilé dans la ville de 520.000 habitants. La foule scandait, «Mike. Mike. Que dirais-tu d'une grève générale ?»

Les travailleurs de l'automobile de la gigantesque usine de montage de Ford à Oakville, tout près, ont demandé l’approbation syndicale pour participer à la grève, mais les TCA, qui s'étaient joints à la FTO pour s'opposer à l'élargissement des «Journées d'action» en grèves régionales, ont réprimé la mobilisation. Les bureaucraties syndicales, espérant depuis le début «chevaucher le tigre», étaient de plus en plus inquiètes que le «tigre» puisse échapper à leur contrôle et les chevaucher.

En février, 55.000 fonctionnaires du Syndicat des employées et employés de la fonction publique de l'Ontario (SEFPO) ont entamé ce qui est devenu une grève de cinq semaines contre les demandes draconiennes du gouvernement Harris de concessions contractuelles et de réductions d'emplois. La grève a été le théâtre de l'infâme émeute policière «Whack'em and Stack'em» en mars visant à briser les lignes de piquetage devant l'Assemblée législative de l’Ontario. Craignant que la recrudescence massive de la classe ouvrière ne se transforme en un combat pour faire tomber le gouvernement Harris, la FTO a laissé les fonctionnaires se battre seuls. Au début d'avril, le SEFPO a mis fin à la grève, ayant capitulé devant les principales revendications du gouvernement. Deux semaines plus tard, 10.000 travailleurs ont reçu un avis de mise à pied permanente.

Deux décennies plus tard, alors que les travailleurs s'engagent à nouveau dans une lutte décisive contre un gouvernement conservateur, la pseudo-gauche, dans le cadre de ses efforts pour réhabiliter les syndicats discrédités et leur fournir une couverture «de gauche», falsifie délibérément leur rôle criminel dans le mouvement anti-Harris. Inversant complètement la réalité, Sam Gindin, ancien directeur de recherche des TCA et principal dirigeant, avec Leo Panitch, universitaire «marxiste», du Projet socialiste (Socialist Project), soutient dans un article récent intitulé «Le mouvement syndical ontarien reviendra-t-il à la lutte de classe» que la bureaucratie syndicale a dirigé le mouvement anti-Harris et qu’elle a dû convaincre la masse des travailleurs, réticente, de la suivre. «Bien que les protestations contre Harris aient commencé parmi les mouvements sociaux», écrit Gindin, «seul [le mouvement ouvrier] pouvait effectivement interrompre le fonctionnement quotidien des lieux de travail et des villes et la FTO s'est montrée particulièrement habile à organiser ces fermetures.»

Plus tard, nous réfuterons les affirmations de Gindin selon lesquelles les «Journées d'action de la FTO se sont essoufflées» et que le mouvement anti-Harris ne doit pas être vu comme une défaite, même si, comme il le reconnaît lui-même, il a laissé Harris et ses réformes «néolibérales» en place.

Pour l’instant, il faut simplement noter que, malgré certaines critiques de «gauche» à l'égard des syndicats contemporains qui ne parviennent pas à articuler «une vision sociale... ou une stratégie pour faire face au pouvoir de l'État», Gindin adopte la même attitude hostile que Gord Wilson, lorsqu’il était président de la FTO, à l’égard du défi de la classe ouvrière envers le gouvernement Harris.

Afin de rassurer Harris et l'élite du monde des affaires sur le fait que les syndicats menaient un mouvement de protestation dans le double but de garder le contrôle de la classe ouvrière et de parvenir à un compromis avec Harris – et non de développer une offensive politique indépendante de la classe ouvrière – Wilson a déclaré avec insistance, alors même que l'opposition ouvrière aux conservateurs augmentait dans la première moitié de 1996, que les syndicats ne voulaient pas que le gouvernement Harris tombe. «J'accepte», a dit Wilson, que Harris «ait le mandat constitutionnel de gouverner».

Gindin, pour sa part, justifie cyniquement l'opposition des syndicats au «terrain particulièrement incertain» d'une «grève générale». Il affirme que l'appel à la grève générale manquait de «traction» puisque l'«unité» entre les syndicats qu’«une telle stratégie exige était tout simplement absente» et que, dans tous les cas, la classe ouvrière n'avait pas donné «de mandat pour une mesure aussi radicale».

Tandis qu’elle s’opposait à toute lutte pour forcer Harris à démissionner ou à tenir de nouvelles élections, la direction de la FTO a cherché à donner l'impression que les politiques réactionnaires du gouvernement de l'Ontario étaient simplement le produit des tendances et de la personnalité politiques de Harris. La diabolisation de Harris, qui a été décrit dans la propagande syndicale comme la source de toutes les attaques contre les travailleurs de l'Ontario, a joué un rôle important dans les efforts de la bureaucratie syndicale pour saper politiquement le mouvement d'opposition.

En se concentrant entièrement sur Harris, les syndicats ont masqué les véritables enjeux de la lutte et cherché à isoler politiquement les travailleurs ontariens de plus en plus militants de leurs frères et sœurs de classe ailleurs au Canada. Les attaques des conservateurs étaient sans précédent, mais elles n'étaient que la colonne avancée d'une offensive d’envergure de la grande entreprise dans laquelle des partis de toutes allégeances politiques ont été enrôlés.

Elles se sont produites au moment où le gouvernement libéral de Chrétien et Martin imposait les plus importantes compressions des dépenses sociales au niveau fédéral de l'histoire canadienne. De plus, alors que des syndicats comme les TCA et le SCFP se sont donné des airs, en Ontario, d’opposants aux attaques de Harris, au Québec, ils ont ouvertement appuyé le gouvernement du Parti québécois dirigé par Lucien Bouchard dans sa campagne «déficit zéro». Cette campagne consistait notamment à l'élaboration d'un programme de «retraite anticipée» qui a entrainé l'élimination permanente de dizaines de milliers d'emplois dans les secteurs de l'éducation et de la santé.

Dans une tentative d’apaiser le mouvement en plein essor de la classe ouvrière, les appels à une grève générale ont été ignorés par la FTO. Au lieu de cela, deux villes plus petites ont été choisies pour des «Journées d'action», Kitchener à la mi-avril et Peterborough en juin 1996. Mais comme le Parti conservateur provincial prévoyait tenir son congrès à Toronto en octobre et que les travailleurs réclamaient toujours à grands cris une intensification de leur lutte, les syndicats ont organisé, à contrecœur, deux jours de manifestations, dont une journée de grève, à Toronto, la plus grande ville du pays. Les dirigeants de la FTO espéraient que cette ultime manœuvre ramènerait Harris à la table de négociation avec les syndicats où il serait discuté de la stabilisation de la situation.

Entre-temps, une grève de trois semaines des travailleurs de l'automobile chez General Motors du Canada a été sciemment tenue à l'écart de la mobilisation générale contre Harris. Les TCA ont mis fin à ce conflit deux jours avant le début de la manifestation prévue à Toronto.

Allant au-delà des plans des syndicats pour la première journée de protestation, les grévistes ont provoqué la fermeture de tout le réseau de transport en commun du Toronto métropolitain le vendredi 25 octobre, tandis que des dizaines de milliers de travailleurs se sont mis en grève, ont utilisé un congé de maladie ou pris du temps libre. Les agences gouvernementales, y compris les opérations de tri dans la principale installation de tri postal du pays, se sont arrêtées. Des convois de camionneurs se sont déplacés sur les autoroutes en roulant «au ralenti». Selon les estimations, plus d'un million de travailleurs qui font la navette vers Toronto, incapables d’aller travailler ou ne le souhaitant pas, sont restés à la maison. Les institutions financières du pays dont le siège social se trouve à Toronto, ainsi que les hôpitaux de la ville, ont été réduits à des services essentiels. La couverture télévisée a comparé les rues du centre de Toronto à une «ville fantôme». Tant pis pour les bêtises de Gindin et de la bureaucratie syndicale quant au manque de désir de grève générale chez les travailleurs!

Le lendemain, l'une des plus grandes manifestations de l'histoire du Canada s'est déroulée dans la ville. Les estimations de foule ont varié entre 150.000 et un quart de million de participants. De son perchoir au Centre des congrès de Toronto, Harris a pris la mesure de la bureaucratie syndicale. «C'était un bon spectacle», a-t-il dit aux journalistes, «un bon défilé». Pour sa part, le président de la FTO, Wilson, s'est tenu à l'écart du rassemblement de Toronto pour assister à une activité de financement du NPD dans le nord de l'Ontario.

(Article paru en anglais le 8 octobre 2018)

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