Le meurtre de Walter Lübcke et les réseaux terroristes de droite dans l'appareil d'État allemand

Deux semaines après l'assassinat de l'homme politique régional allemand Walter Lübcke, le président administratif du district de Kassel, tout porte à croire que l'homme politique de la CDU a été abattu par un néonazi, connu des services de sécurité depuis 25 ans, qui avait une longue histoire criminelle et des liens avec des groupes terroristes extrémistes de droite.

Samedi matin, Stephan E., 45 ans, a été arrêté, soupçonné d'avoir tué Lübcke avec une balle dans la tête dans la nuit du 1er au 2 juin 2019. Avant l'arrestation, le procureur de la République de Kassel et la commission d'urgence de 50 personnes chargée d'enquêter sur le meurtre ont affirmé à plusieurs reprises qu'ils soupçonnaient une personne ayant des liens personnels avec Lübcke. Mais après que des traces de l'ADN de Stephan E. eurent été trouvées sur les lieux du crime, cette version des faits n'a pu être maintenue.

Lundi, le procureur fédéral de Karlsruhe a repris l'affaire. Le bureau de Karlsruhe est chargé d'enquêter sur les actes terroristes qui mettent en danger la sécurité intérieure ou extérieure de la République fédérale. Il est évident que la décision visait également à dissimuler les liens intimes entre les organisations terroristes, les services de renseignement et l'État. Jusqu'à présent, «rien n'indiquait que l'accusé ait pu être impliqué dans une organisation terroriste de droite», a déclaré le procureur fédéral dans une première déclaration.

Dans le procès qui a duré cinq ans contre le Nationalsozialistischer Untergrund(Parti national-socialiste souterrain)- un groupe terroriste néonazi responsable de 10 meurtres, de deux attentats à la bombe et d'une série de braquages de banques - le procureur général fédéral a tout fait pour ne pas examiner le rôle des services de sécurité dans ces événements, même si ce sont d'abord les actions des services secrets qui ont permis ces assassinats.

Dans le cas de Stephan E., il a déjà été établi qu'il a un long passé de criminalité néonazie, qu'il a des liens étroits avec des groupes d'extrême droite et qu'il est connu des autorités depuis de nombreuses années.

A l'âge de 20 ans seulement, en 1993, il a attaqué avec une bombe artisanale un centre d'hébergement pour demandeurs d'asile à Hohenstein-Steckenroth. La bombe a été dissimulée dans une voiture en feu, que les habitants du centre ont pu éteindre juste avant l'explosion. En conséquence, il a été condamné à six ans d'emprisonnement, dans une prison pour mineurs, pour tentative de meurtre et tentative d'attentat à la bombe.Avant cela, Stephan E était connu comme un extrémiste de droite. Il avait été reconnu coupable de lésions corporelles graves et d'un autre cas d'incendie criminel, dirigé contre des étrangers, ainsi que d'infraction à la législation sur les armes à feu. En novembre 1992, il a attaqué un homme à Wiesbaden avec un couteau, causant des blessures mortelles.

En 2009, il a été condamné à sept mois de prison pour avoir attaqué une manifestation syndicale à Dortmund avec 300 nationalistes autonomes. Néanmoins, malgré ses condamnations antérieures, sa peine a été suspendue. Selon Spiegel Online, il n'y a pas eu d'enregistrement public de son implication dans des activités extrémistes depuis lors, ce qui pourrait bien signifier qu'il a été recruté comme informateur.

Stephan E. entretenait des liens étroits avec des réseaux d'extrême droite et des réseaux terroristes. Selon Spiegel Online, il était non seulement actif au sein du NPD de Hesse, un parti néonazi, et des nationalistes autonomes, mais il avait également des relations avec des membres du groupe actif néonazi Combat 18.

Combat 18 est apparu en Grande-Bretagne dans les années 1990. Le chiffre 18 se réfère aux première et huitième lettres de l'alphabet, les initiales d'Adolf Hitler. En Allemagne, c'était l'un des groupes d'extrême droite les plus importants au début du siècle. Il était proche du Réseau Sang et Honneur, qui a joué un rôle crucial dans le soutien du NSU.

Combat 18 a été interdit il y a 17 ans, mais ces dernières années, il a accru son activité sans que cela ne déclenche aucune intervention des autorités. Combat 18 est un exemple classique de la manière dont des groupes terroristes de droite peuvent opérer sans entrave, avec le soutien évident de l'État.

Lorsque le Parti de gauche a posé une question à ce sujet le 21 décembre 2016, le gouvernement fédéral a répondu qu'un réseau appelé Combat 18 existait depuis 2013, avec des membres de Rhénanie du Nord-Westphalie, Hesse, Bavière, Bade-Wurtemberg, Rhénanie-Palatinat et Basse-Saxe.

Néanmoins, ni le procureur fédéral ni la police criminelle fédérale n'ont ouvert d'enquête sur ses structures ou ses membres actifs. Aucune preuve concrète d'enquête n'est connue dans ces États. Seul l'Office fédéral pour la protection de la Constitution, l'agence fédérale de renseignement nationale allemande, a observé le groupe, suggérant que les informateurs étaient et demeurent actifs dans le groupe. Spiegel Online a publié plusieurs articles détaillés sur Combat 18, et l'émission Panorama du diffuseur public ARD a produit l'année dernière un reportage cinématographique qui a montré des membres de Combat 18 qui s'exerçaient au tir en République tchèque. Le film a également montré certains de ses membres lors d'un procès pour s'être emparés illégalement de munitions. Selon Panorama, 25 personnes de toute l'Allemagne ont transféré de l'argent sur un compte bancaire à la Kasseler Spaarkasse (caisse d'épargne de Kassel) pour soutenir Combat 18. Le titulaire du compte, connu pour être un nazi, Stanley R., a été reconnu coupable d'extorsion, de lésions corporelles graves et de vol.

Mais, encore une fois, rien n'a été fait. Bien que Combat 18 ait été officiellement interdit, les autorités ont continué de le laisser fonctionner.

Bien que des preuves qui ont été révélées jusqu'à présent indiquent une attaque terroriste d'extrême droite contre Lübcke, le gouvernement fédéral cherche à minimiser l'importance de ces événements. «Les enquêteurs ont maintenant en garde à vue une personne très soupçonnée, et nous ne devrions pas surcharger leur travail de spéculations supplémentaires», a insisté le porte-parole du gouvernement, Stefan Seibert, lors d'une conférence de presse. «Une évaluation politique n'est pas ce dont nous avons besoin en ce moment.»

La chancelière allemande Angela Merkel a tout simplement déclaré qu'elle espérait «que l'on clarifierait rapidement qui a tiré sur M. Lübcke et pourquoi». Les partis d'opposition ont exigé une séance d'urgence du Comité parlementaire de l'intérieur. «Compte tenu de l'évolution dramatique et troublante de l'affaire Lübcke», cela était inévitable, a déclaré Constantine von Notz, leader parlementaire adjoint du Parti Vert. Le gouvernement fédéral avait refusé trop longtemps de «présenter ouvertement au parlement les structures et le potentiel de violence au sein de la scène d'extrême droite», a commenté Benjamin Strasser, expert des affaires intérieures des Libres Démocrates.

En réalité, c'est toute la classe dirigeante qui est responsable de la montée de l'extrême droite et du climat politique réactionnaire dans lequel ce meurtre a pu se produire. Les partis au pouvoir n'ont pas seulement adopté les politiques et l'agitation de l'extrême droite contre les réfugiés. Ils ont également soutenu de plus en plus explicitement les politiques du parti d'extrême droite, l'AfD. Une cellule terroriste néonazie s'est même formée dans l'armée autour de l'officier Franco A.

Fait significatif, la veille de l'arrestation de Stephan E., Der Spiegel a publié un entretien avec l'ancien président allemand Joachim Gauck, qui appelait à «plus de tolérance envers la droite». Il s'agissait d'une référence explicite à l'AfD et au mouvement Pegida. Les représentants de ces deux organisations avaient mené une campagne de haine effrénée contre Lübcke, après qu'il eut pris la parole pour défendre les droits des réfugiés lors d'un forum public en 2015.

Parmi les agitateurs se trouvait l'ancienne politicienne de la CDU et présidente de la Ligue des Persécutés, Erica Steinbach, qui dirige maintenant la Fondation Desiderius Erasmus de l'AfD. Steinbach a affiché une série de critiques à l'encontre de Lübcke plus tôt cette année et a retardé la suppression des commentaires d'autres personnes qui l'ont menacée de meurtre.

Parmi les amis de Steinbach sur Facebook figure le professeur Jörg Baberowski, de l'université Humboldt, qui est connu pour sa banalisation des nazis et son agitation contre les réfugiés à la manière de l'AfD. Malgré cela, le gouvernement fédéral a soutenu le professeur d'extrême droite à la fin du mois de mai en publiant une déclaration officielle dans laquelle il déclarait que toute critique à son égard était «une attaque contre l'ordre démocratique libre».

Le même esprit d'extrême droite imprègne l'actuel rapport des services secrets, supervisé par la grande coalition au pouvoir. Alors que l'AfD, avec ses partisans d'extrême droite, n'est que la «victime» d'un prétendu «extrémisme de gauche», toute opposition au capitalisme, au nationalisme, au militarisme et à l'impérialisme est désormais dénoncée comme «extrémiste de gauche» et «inconstitutionnelle».

Le meurtre de Lübcke doit être considéré comme un avertissement sérieux. En dernière analyse, c'est le résultat de la réhabilitation systématique de la politique fasciste par la classe dirigeante. Dans les conditions de la crise capitaliste la plus profonde depuis les années 1930, des tensions croissantes entre les grandes puissances et l'opposition sociale aux inégalités sociales et au militarisme, des cercles influents au sein du gouvernement, de l'armée, des agences de renseignement et des universités travaillent systématiquement à renforcer les extrémistes de droite

Les conséquences sanglantes de ces politiques ne les arrêteront pas. Comme cela s'est produit pendant la République de Weimar, lorsque l'appareil d'État a été renforcé, à la suite des assassinats de Matthias Erzberger, politicien du Parti du centre, et de Walther Rathenau, ministre libéral des affaires étrangères, par des organisations terroristes de droite, cette situation sera exploitée pour intensifier la répression contre la gauche. Le porte-parole de l'AfD pour la politique intérieure, Martin Hess, a déjà exigé que la commission parlementaire des affaires intérieures soit utilisée «pour combattre l'extrémisme, quelle que soit sa forme».

(Article paru en anglais le 18 juin 2019)

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