Racialisme et avidité: le New York Times explique pourquoi «plus de critiques de couleur» sont nécessaires

Par souci d’honnêteté, «La classe moyenne supérieure fascinée par la question de la race continue sa campagne pour acquérir plus de positions et d’argent» aurait dû être le titre de l’article d’opinion publié le 5 juillet par le New York Times. L’article d’Elizabeth Méndez Berry et Chi-hui Yang s’intitulait en fait «The Dominance of the White Male Critic» (La domination du critique blanc masculin).

Le phénomène qui aurait motivé Méndez Berry et Yang à écrire immédiatement cet article est l’insatisfaction apparente de plusieurs artistes afro-américains présents à la Biennale de Whitney de cette année à New York lors de la réception réunissant un certain nombre de critiques de renom. La Biennale est une exposition prestigieuse d’art contemporain, souvent présentée au Whitney Museum of American Art, qui présente souvent des artistes plus ou moins connus.

La chronique du 5 juillet se plaint du fait que «les commissaires étaient certes une femme noire et une femme blanche, et la majorité des artistes présents étaient des gens de couleur» la moitié étant des femmes et de nombreux étant jeunes, «mais dans les principaux médias, ce sont des critiques blancs qui écrivent les critiques, définissant du coup le discours de la principale exposition d’art contemporain du pays».

Par conséquent, un type de système de quotas ayant déjà été imposé par des institutions telles que le Whitney Museum pour les artistes et les conservateurs, et il faut maintenant l’étendre à la critique d’art.

Les critiques offensants sont pris à partie par les coauteurs du Times, ironiquement, pour leur perception générale que les œuvres d’art de la Biennale «n’étaient pas assez "radicales"», une œuvre même accusée de faire usage d’un «slogan académique usé».

Les artistes ont réagi, selon Méndez Berry et Yang, en suggérant que les critiques blancs étaient tout simplement incapables de comprendre leurs efforts. Par exemple, Simone Leigh, artiste présentée dans la Biennale, a soutenu dans Instagram que les critiques n’avaient pas «les connaissances nécessaires pour reconnaître les gestes radicaux dans mon travail. Et c’est pourquoi, au lieu de mentionner ces choses, j’ai poliment dit que les femmes noires sont mon public principal.» La critique Aruna D’Souza, citée par Méndez Berry et Yang, affirme pour sa part que beaucoup de critiques blancs ne sont «pas familiers avec les idées intellectuelles, conceptuelles et artistiques qui sous-tendent ces œuvres.»

Une autre artiste, bien que non présentée à la Biennale, Xaviera Simmons, de New York, a fait la manchette avec un commentaire dans The Art Newspaper: «La blancheur doit se déconstruire pour faire place à un tournant vraiment radical dans la culture contemporaine». Elle écrit: «Nous voulons que l’écriture de la critique blanche expose constamment les implications de sa blancheur et ses tentacules comme la force dominante qui exige un changement systémique sur tous les fronts. Comprenez le récit historique américain et voyez où vous figurez dans ce cadre; faites une autopsie culturelle, osez nommer ce qu’est la blancheur et les siècles de mal qu’elle a fait; montrez-vous les uns les autres et regardez en face les implications de ce qu’est la blancheur sur la toile, dans la performance, devant la caméra et certainement dans l’écrit; et, surtout, arrêtez de nous opprimer avec vos paroles et vos actes condescendants.» Il s’agit bien là des propos d’une couche petite-bourgeoise aspirante et mesquine qui ne peut rien voir au-delà de la question de la race et qui émet des ordres et des ultimatums découlant de ses préoccupations.

Il n’est certainement pas de notre responsabilité de défendre l’establishment critique de l’art. Mais l’un des principaux péchés de celui-ci au cours des dernières décennies a été son accommodement excessif et déraisonnable aux politiques centrées sur la race et le genre. Les divers journalistes n’ont jamais été suffisamment «critiques» à l’égard de l’autocritique et de l’apitoiement qui domine le monde de l’art contemporain. La Biennale de Whitney est une sorte de monstre de Frankenstein que les critiques d’art ont aidé à construire.

L’affirmation selon laquelle les critiques blancs ne peuvent comprendre les «artistes de couleur» conduit logiquement à une ségrégation et un tribalisme des plus effroyables. Car après tout, comment un critique afro-américain pourrait-il avoir quelque rapport avec l’art africain ou caribéen? Le résultat final d’une telle approche serait un assortiment sans fin de critiques assignés à leur «propre» allocation spéciale d’artistes basée sur des liens ethniques ou de sang. L’accent mis sur la race s’inscrit dans la tradition de l’extrême droite et encourage cette dernière. Il s’en dégage une odeur nauséabonde.

Méndez Berry et Yang soutiennent que le fait d’avoir des «critiques de couleur» importe «car la culture est un champ de bataille où certains récits gagnent et d’autres perdent... À l’heure où les inégalités et la suprématie blanche sont en plein essor, l’opinion collective naît dans les monuments, les musées, sur les écrans et les scènes – bien avant qu’elle ne soit confirmée par les urnes.»

Tout d’abord, les politiques violemment réactionnaires de l’administration Trump – qui sont profondément impopulaires – sont ici confondues avec un prétendu «plein essor» de la suprématie blanche. L’idée que «certains récits gagnent et d’autres perdent» sépare cyniquement l’art de sa tâche qui est d’établir une vérité objective. Le monde de l’art devient alors une arène de chacun contre tous, où se joue dans un combat constant et débilitant «votre vérité [ou votre mythe] contre la mienne», alimentant inévitablement du coup l’essor du nationalisme, du chauvinisme et des préparatifs de guerre partout.

L’art durable a un caractère objectif et universel. Un tel travail est totalement contraire à quelconque art qui ne serait accessible qu’à un seul sexe ou une seule ethnie. Encore une fois, ce n’est pas une défense sans critique des journalistes d’art éminents que de suggérer que leur scepticisme à l’égard de la Biennale de Whitney est bien fondé et qu’ils devraient, en fait, aller beaucoup plus loin. L’art obsédé par la race et le genre, dont certaines œuvres sont vues comme relevant du «radicalisme» et même de «la gauche» à l’heure actuelle, a certes une signification et un impact idéologique et politique, mais il reste largement sans valeur du point de vue de la mise en lumière véritable des conditions de vie à notre époque.

Une lutte féroce se déroule au sein de la petite-bourgeoisie aisée pour acquérir des revenus, des privilèges et des positions. Le caractère presque dérangé de l’article du Times et la réaction d’une partie des artistes ne peuvent être abordés indépendamment de ce fait social.

Méndez Berry et Yang ne sont pas seulement intéressées, et encore moins des spectatrices innocentes, elles s’investissent aussi fortement et professionnellement dans la réorganisation du monde de l’art, en remplaçant principalement les figures blanches par des «gens de couleur».

Méndez Berry est la directrice de Voice, Creativity and Culture à la Fondation Nathan Cummings, fondée par la fondatrice de Consolidated Foods, par la suite Sara Lee et qui, lors de son décès en 1985, a laissé une succession de quelque 200 millions de dollars. Yang est agente de programme au sein de la division Creativity and Free Expression/JustFilms de la Fondation Ford. La Fondation Ford est l’une des fondations privées les plus puissantes au monde. Entretenant des liens étroits avec les militaires et les agences de renseignement des États-Unis, l’organisation dépense des centaines de millions de dollars annuellement (526 millions de dollars en 2018) en subventions pour la défense du système de profit.

Les coauteures expliquent: «En 2017, nous avons lancé une initiative appelée Critical Minded pour aider à faire rayonner le travail des critiques de couleur et abattre les barrières auxquelles ils sont confrontés... Nous avons aidé des gens de couleur qui dirigent des médias indépendants à embaucher des éditeurs. Nous avons soutenu des pigistes afin qu’ils puissent couvrir des festivals et des biennales de films influents, et financé des recherches sur la démographie du monde de la critique et sur la façon dont celui-ci façonne l’analyse.»

Il n’y a aucune preuve que le remplacement de critiques blancs égocentriques de la classe moyenne supérieure par des critiques noirs ou latinos égocentriques de la même classe moyenne supérieure améliorera les choses d’un iota. Déterminée toutefois à prouver son point, Méndez Berry, dans un article publié le 3 mai 2018 sur le site Hyperallergic consacré au projet «Critical Minded», a étonnamment placé Black Panther (le film Panthère noire de 2018 de Ryan Coogler) au centre de son plaidoyer pour plus de critiques noirs, affirmant que le débat sur ce film de super héros était l’«un des moments culturels les plus significatifs de mémoire récente.»

Parlant de cette production kitsch, grossière et commerciale, elle fait remarquer que «lorsqu’une œuvre importante fait l’objet d’une critique réfléchie et engagée, elle gagne en profondeur et en traction. Et lorsque chaque écrit puissant sur celle-ci résonne comme jamais auparavant – partagé, aimé et débattu sur les médias sociaux – le critique a ainsi de nouvelles occasions pour façonner notre discours culturel de plus en plus toxique... La conversation autour de Black Panther est un exemple de ce que les critiques de couleur de la culture pop peuvent faire lorsqu’ils ont des ressources et des moyens.»

L’éloge mal placé de Méndez Berry à l’endroit de Black Panther l’an dernier prend un nouveau sens à la lumière du fait que tant elle que Yang font tout leur possible dans le Times pour exprimer leur vive désapprobation à l’égard du film Green Book (Sur les routes du Sud ) de Peter Farrelly (2018). Elles caractérisent ce dernier film, basé sur la relation qui s’est développée au cours d’une tournée dans le Sud entre le pianiste noir Don Shirley (Mahershala Ali) et le chauffeur et garde du corps italo-américain Frank «Tony Lip» Vallelonga (Viggo Mortensen), comme «un autre exemple banal de l’appétit insatiable du pays pour les récits de sauveurs blancs» et l’une de ces «histoires superficiellement bien intentionnées susceptibles en fait de renforcer la hiérarchie raciale qui a bâti ce pays.»

Le film Green Book a certes des limites, mais son argument attachant en faveur de la capacité des membres de différentes races à s’entendre et même à prendre soin les uns des autres l’élève dans un univers artistique et moral différent de celui de Black Panther, qui est insipide et nationaliste.

Le récent article du Times de Méndez Berry et Yang est un appel direct à l’establishment des médias pour qu’il veille à ce qu’une plus grande partie de son abondance en liquidités aille dans les poches de critiques «non-blancs» et autres.

C’est ce qu’écrivent les auteurs: «Les médias dirigés par des gens de couleur doivent obtenir le capital de risque et le soutien philanthropique qu’ils ont toujours mérités, mais qu’ils ont rarement reçus…» Et «Twitter et Instagram ne paient pas leurs utilisateurs. Dans une économie où plus de la moitié des critiques d’arts visuels gagnent en moyenne moins de 20.000 $ par année en écriture artistique, les voix les plus nécessaires sont les moins susceptibles d’émerger...»

Enfin, et de façon très effrontée: «Les critiques blancs de la vieille école devraient se retirer et faire de la place pour les écrivains de couleur émergents et pleinement accomplis qui captivent des audiences dans de petites publications et en ligne depuis des années... Les journaux grand public et leurs départements culturels doivent engager des personnes de couleur comme éditeurs et critiques.»

L’article d’opinion de Méndez Berry et Yang reflète la pensée d’une couche sociale déjà prospère, engagée dans une concurrence féroce pour les emplois, l’argent, l’influence, etc. Méndez Berry a laissé sortir le chat du sac dans son article sur Hyperallergic en soulignant qu’avec «les journaux de partout au pays qui vident leurs sections artistiques et que les hebdomadaires alternatifs... diminuent en visibilité, moins d’artistes émergents de couleur seront découverts ou correctement couverts. Le discours est de plus en plus dominé par les rares écrivains qui ont la chance d’obtenir un emploi dans les médias, ou qui ont des chaires universitaires, ou qui peuvent se permettre d’écrire pour moins cher.»

Les articles racialistes et ignobles comme cette chronique du 5 juillet sont toutefois promus par le Times et par des groupes comme les fondations Ford et Nathan Cummings pour des raisons politiques précises. Dans la mesure du possible, ces organisations visent à désorienter et à distraire les artistes, les intellectuels et les jeunes qui se considèrent «dissidents» et «oppositionnels», mais qui peuvent encore être manipulés à ce stade parce qu’ils ont peu ou pas de cadre historique avec lequel travailler, ou encore une compréhension très limitée des questions de classe en jeu. L’objectif est de creuser tous les écarts possibles entre les artistes, les jeunes et les travailleurs blancs et noirs.

Il y a un demi-siècle de cela, ce type de nationalisme culturel, avec des revendications de séparatisme et de réparation, était présenté par une frange relativement restreinte de nationalistes noirs radicaux, la plupart couvrant leur programme de rhétorique «anti-impérialiste». Aujourd’hui, ces appels sont lancés dans un langage ouvertement pro-impérialiste et procapitaliste, essayant de montrer que ces éléments peuvent être utiles pour la classe dirigeante dans son ensemble.

(Article paru en anglais le 9 juillet 2019)

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