Le silence du président allemand sur l'Holocauste aux commémorations du début de la Seconde Guerre mondiale

Le 7 décembre 1970, le chancelier allemand Willy Brandt s’agenouilla devant le mémorial du ghetto de Varsovie, en pénitence pour l'extermination des Juifs par le régime nazi allemand. Bien que cette « génuflexion de Varsovie » fût teintée d’opportunisme - l’« Ostpolitik » de Brandt a permis aux grandes entreprises allemandes d'accéder aux marchés et matières premières de l'Europe de l'Est - elle marquait un tournant politique. Après des années au cours desquelles l’État allemand avait systématiquement dissimulé et banalisé ses crimes historiques, l’Allemagne prenait enfin ses responsabilités.

Près de cinquante ans plus tard, le président allemand Frank-Walter Steinmeier (un social-démocrate, comme Brandt) a pris la parole à Varsovie lors d'une cérémonie marquant le 80e anniversaire du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Il a évité toute mention des Juifs ou de l'Holocauste. Ce silence n'est pas moins symbolique que la génuflexion de Brandt. C’est une indication manifeste que les crimes des nazis sont minimisés à des fins politiques bien précises.

Tout d’abord, le silence de Steinmeier sur l'Holocauste était une concession faite au parti gouvernemental Droit et Justice (PiS) et à son chef Jaroslav Kaczynski, profondément ancrés dans les traditions antisémites de l'Église catholique et qui glorifient le dictateur polonais Josef Pilsudski. Le PiS a systématiquement cherché à réécrire l'histoire ces dernières années et a adopté des lois qui menacent de criminaliser tout chercheur ou journaliste effectuant des recherches ou écrivant sur l'antisémitisme en Pologne.

Mais le silence de Steinmeier à propos de l'Holocauste était surtout une concession faite au parti d’extrême droite Alternative pour l' Allemagne (AfD) dans son propre pays. Dans le cadre du retour de l'Allemagne à une politique étrangère impérialiste agressive, la classe dirigeante renforce et promeut systématiquement ce parti fascisant. Le même jour où Steinmeier prononçait son discours à Varsovie, l'AfD arrivait en deuxième position dans deux élections régionales, en Saxe et dans le Brandebourg.

Le discours de Steinmeier n'était pas une méprise. C'est un politicien expérimenté qui sait ce qu'il fait. Le bureau de la présidence fédérale emploie environ 180 personnes, qui préparent soigneusement chacun de ses discours et en discutent au sein de l'appareil gouvernemental.

Le matin du 1er septembre, Steinmeier s'est rendu avec le président polonais Andrzej Duda dans la petite ville de Vieluń, dont les habitants avaient été les premiers à subir les bombardements aériens lors de l’invasion de la Pologne, il y a quatre-vingts ans. Là déjà, il n’a fait qu’évoquer en passant les Juifs et l'Holocauste, et n’a explicitement fait des excuses qu’aux «victimes polonaises du règne de terreur allemand». Et cela en dépit du fait qu'un tiers environ des 16 000 habitants de Vielun était juifs et que dix-mille Juifs seraient par la suite déportés du ghetto de la ville vers le camp d’extermination de Kulmhof.

Puis, s’adressant dans l'après-midi à plus de 250 invités de 40 pays, il n'a plus mentionné l'Holocauste du tout. Pourtant, les nazis ont assassiné quelque 1,6 million de Polonais ethniques et environ 3 millions de Juifs, c’est à dire 90 pour cent de la population juive polonaise. Les seules victimes des crimes de guerre allemands mentionnés par Steinmeier étaient «des hommes et des femmes polonais», ainsi que « la Pologne, sa culture, ses villes et ses habitants».

Monika Krawczyk, la dirigeante de la Ligue de la communauté juive de Pologne fut indignée: «Comment a-t-il pu ne pas se résoudre à prononcer le mot Juif? Qu'est-ce qui l'empêchait de parler de l'Holocauste et de la résistance juive? Un professionnel, qui devrait connaître l'histoire de l'occupation de la Pologne, ne présente ses excuses qu'à certaines des victimes et oublie les autres. Je suis sans voix. »

Le Tageszeitung, le seul journal allemand à rapporter le silence de Steinmeier, a exprimé son incrédulité. Il a qualifié de « totalement incompréhensible » le fait de ne pas avoir demandé pardon aux Juifs polonais.

En réalité, cela n'est pas incompréhensible. Par son discours à Varsovie, Steinmeier montrait à l'AfD qu'il était fondamentalement d'accord avec elle quand ses dirigeants décrivent l'Holocauste comme une « fiente d’oiseau » et traitent le mémorial de l'Holocauste à Berlin de «monument de la honte». Alors qu’il ne se lasse jamais d’exprimer de façon hypocrite son horreur envers les nazis, son silence sur l'Holocauste et sa tentative de s’attirer les bonnes grâces du PiS d’extrême droite, montre où il se positionne réellement sur le plan politique.

La montée de l'extrême droite est un phénomène international. La classe dirigeante en a besoin, dans des conditions de conflits entre grandes puissances et de tensions sociales grandissants, pour renforcer l’appareil répressif de l’État, faire avancer sa politique militariste et réprimer toute forme d’opposition sociale.

Steinmeier a joué un rôle de premier plan dans la promotion de l'extrême droite en Allemagne. En tant que chef de cabinet de la chancellerie sous le mandat de Gerhard Schröder (SPD), il a été responsable pendant sept ans d’agences de renseignement allemandes qui ont systématiquement développé et couvert des réseaux d'extrême droite.

En tant que ministre des Affaires étrangères, Steinmeier a soutenu le coup d'État dirigé par les fascistes en Ukraine en 2014, collaborant avec des forces d’extrême droite comme le parti Svoboda d'Oleh Tyahnybok, un antisémite notoire, qu'il a personnellement rencontré. Au cours de la même année, lors de la Conférence de Munich sur la Sécurité, il a appelé au réarmement de l'Allemagne en tant que puissance militaire. L'Allemagne était « trop grande pour se contenter de commenter la politique mondiale depuis la touche », avait-t-il déclaré.

Après les élections fédérales de 2017, Steinmeier a joué un rôle clé dans la décision du SPD de poursuivre le gouvernement de grande coalition, faisant de l'AfD la dirigeante de l'opposition au parlement. En novembre 2017, il a même invité les dirigeants de l'AfD, Alexander Gaulland et Alice Weidel, à une consultation personnelle au château de Bellevue, le siège de la présidence.

Le discours de Steinmeier en Pologne s'inscrit parfaitement dans cette tradition politique. Tout en versant des larmes de crocodile sur les crimes de l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale, il a demandé une hégémonie allemande sur l’Europe et un programme de réarmement massif. «Je suis bien conscient que mon pays a une responsabilité particulière envers cette Europe », a-t-il déclaré. «Le fait que l'Allemagne ait été, malgré son histoire, autorisée à retrouver une nouvelle force en Europe signifie que nous, les Allemands, devons faire plus pour l'Europe. Nous devons contribuer davantage à la sécurité européenne. »

La Pologne a une importance stratégique pour Berlin, tant sur le plan économique que militaire. Avec des échanges commerciaux annuels de 120 milliards d’euros (2018), la Pologne a dépassé la Grande-Bretagne en tant que sixième partenaire commercial de l’Allemagne. C'est une région importante pour le déploiement massif de troupes et comme allié militaire contre la Russie.

Alors que le vice-président américain Mike Pence, la chancelière allemande Angela Merkel et le président ukrainien Vlodomyr Zelensky participaient à la cérémonie, le gouvernement polonais avait tenu à ne pas inviter le président russe Vladimir Poutine. Et ce, malgré le fait que c’est l' Union soviétique qui a porté la principale charge de la guerre contre l'Allemagne nazie.

Steinmeier a également falsifié honteusement cette histoire dans le but de former une alliance avec les nationalistes polonais. Il n'a fait qu'indirectement référence à l'armée rouge et a nié son rôle décisif dans la victoire sur les nazis. « En cet anniversaire, nous sommes tous reconnaissants envers les Etats-Unis », a-t-il déclaré pour flatter le vice-président américain Mike Pence, qui représentait Trump. « La force de ses armées, associée à ses alliés occidentaux et orientaux, a vaincu le national-socialisme. »

Le discours de Steinmeier à Varsovie montre que le SPD et tous les autres partis établis sont d'accord avec l'AfD sur toutes les questions essentielles. Seul un mouvement indépendant de la classe ouvrière internationale, alliant la lutte contre le militarisme, le renforcement de l'appareil répressif de l'État et les inégalités sociales à la lutte contre leur source, le système de profit capitaliste, peut s’opposer au danger représenté par l'extrême droite.

(Article paru en anglais le 4 septembre 2019)

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