Le témoignage de la plaignante Jessica Mann dans le procès Weinstein: un Voyage au bout de la nuit

Le témoignage de Jessica Mann, 34 ans, dans le procès du producteur hollywoodien Harvey Weinstein à New York, s’est heureusement terminé mardi après-midi. Mann accuse Weinstein de l’avoir violée dans un hôtel en mars 2013 et à des occasions ultérieures.

Les trois jours d’interrogatoire ont permis de découvrir des faits et des détails surprenants. Notamment, l’existence d’un grand nombre de communications amicales entre les deux à la suite du viol prétendu, ce qui a affaibli l’affirmation de Mann selon laquelle elle était la victime du «prédateur» Weinstein.

Harvey Weinstein quitte un tribunal de Manhattan, mercredi 5 février 2020, à New York [Crédit: AP Photo/John Minchillo]

Bizarrement, le seul interrogatoire du procès jusqu’à présent qui a contenu, d’une manière terrible et tordue, un élément de vérité, est celui de Mann. Mais ce n’est pas le genre de vérité qu’espèrent les procureurs et les médias, c’est-à-dire une vérité qui soutiendrait un verdict «coupable». Au contraire, plus on lit son témoignage, plus cela devient évident que ces deux êtres humains blessés étaient, et sont toujours, piégés dans un processus labyrinthique inéluctable de dégradation et de destruction mutuelles.

Aucun des médias n’a fourni de compte rendu complet du contre-interrogatoire de Mann en particulier. Donc, nous sommes obligés de rassembler, de manière quelque peu disjointe, une image des événements à partir de rapports fragmentaires et souvent offerts à contrecœur.

Mann, coiffeuse et aspirante actrice, a grandi dans une ferme laitière de l’État de Washington dans une «secte pentecôtiste [protestante évangélique]», selon ses propres termes. Ses parents ont divorcé quand elle était jeune et elle a raconté au tribunal, écrit Variety, «une série de beaux-parents et le temps passé à vivre avec ses grands-parents». Elle a continué: «Elle était pauvre. Elle travaillait chez McDonald’s, faisait des boulots de serveuse et, à un moment donné, elle vivait dans sa voiture.»

Mann a rencontré Weinstein, a-t-elle déclaré à la cour vendredi, lors d’une fête de l'industrie du cinéma à Los Angeles, où elle avait déménagé pour poursuivre une carrière d’actrice. Mann affirme que le producteur l’a agressée à l’hôtel de New York en 2013. Cela, après une période pendant laquelle il s’était lié d’amitié avec elle, lui avait donné un scénario de film et l’avait invitée à des fêtes pour des événements tels que les Oscars.

Lors du contre-interrogatoire, l’avocate de la défense, Donna Rotunno, a lu à haute voix certains des e-mails et messages de Mann à Weinstein lui témoignant de l’affection, réelle ou feinte, qui a continué après qu’il l’aurait agressée en mars 2013.

Lors de l’interrogatoire par Rotunno, Mann a «reconnu qu’elle a rencontré Weinstein volontairement deux fois à New York dans les heures et les jours» après l’incident allégué, a rapporté CNN.

«Rotunno a posé une longue série de questions sur la décision de Mann de changer son vol afin de voir Weinstein ces deux fois, y compris le lendemain de l’attaque alléguée, qui était aussi l’anniversaire de Weinstein. Mann a également reconnu qu’elle avait demandé à la compagnie de Weinstein d’organiser son transport à l’aéroport de New York et à son domicile une fois qu’elle serait rentrée à Los Angeles après ce voyage.»

Deadline a noté que dans certains des courriels «Mann a écrit à Weinstein dans les mois et même les années qui ont suivi les agressions présumées (“des tonnes de courriels”, a déclaré Rotunno). Elle a accepté des invitations à des fêtes. Elle a exprimé sa gratitude (“Je me sens si fabuleuse et si belle, merci pour tout”). Elle a même cherché à se consoler avec lui après une autre rupture romantique (“Dure journée”, a-t-elle écrit, “Quand reviens-tu à Los Angeles, mon ami?”). D’autres courriels envoyés par Mann à divers amis mentionnaient Weinstein en termes amicaux ou professionnels».

En avril 2013, le mois suivant le viol allégué, Mann a écrit à Weinstein après il a demandé à ses employés de lui réserver une «lecture» pour un rôle au cinéma. Elle a dit: «J’apprécie tout ce que vous faites pour moi, ça se voit.»

Cinq mois après l’inffraction alléguée, Mann a envoyé à Weinstein un courriel de Los Angeles. Elle lui a dit qu’elle était «toujours heureuse de voir ton sourire et j’espère te voir plus tôt que tard […] J’espère que ton génie déteindra sur moi». Selon USA Today, au tribunal, Mann «a reconnu que sa flatterie était allée au-delà de ses attentes, mais a déclaré qu’elle considérait cela comme un “tampon” contre sa colère redoutée.»

CBS News a raconté que Rotunno «a fait pression sur Mann au sujet de communications dans lesquelles elle a fourni à Weinstein son nouveau numéro de téléphone et l’a encouragé à la contacter.»

«Un d’entre eux était écrit: “J’ai un nouveau numéro. Je voulais juste que tu l’aies. J’espère que tu vas bien et que tu m’appelles quand tu veux, c’est toujours bon d’entendre ta voix”, selon les documents du tribunal. La défense a fait référence à des e-mails entre Mann et Weinstein qui semblaient montrer que Mann coupait toujours les cheveux de Weinstein au début de 2014. Dans un courriel de janvier 2014, il lui a écrit: “C’est la meilleure coupe de cheveux que j’ai jamais eue. J’ai reçu un million de compliments. Merci”. Elle lui a répondu: “C’est toi qui la fait ressortir si bien avec ton sourire et tes beaux yeux! Mais merci à toi qui me rend si heureuse de l’entendre :)”».

Rotunno s'est également enquise d’un courriel envoyé en 2014 au producteur dans lequel Mann demandait si elle pouvait le présenter à sa mère. Mann a expliqué que «ma mère me mettait beaucoup de pression pour le rencontrer.»

La plaignante a reconnu, selon le New York Post, qu’en février 2015, «elle s’est rendue chez Weinstein pour obtenir de l’aide afin de devenir membre du club réservé aux membres du Soho House à Los Angeles. Mann a déclaré que c’était strictement pour le travail. “Vous voulez que les membres du jury croient que la personne dont vous vouliez le parrainage pour ce club exclusif était votre violeur?” a demandé Rotunno à Mann. L’avocat de la défense a accusé Mann d’avoir manipulé Weinstein pendant plusieurs années.

Mann a également admis au tribunal, rapporte le Post, «qu’elle a passé quatre heures terrée avec lui [Weinstein] dans une chambre d’hôtel en 2016 — trois ans après qu’elle ait dit qu’il l’avait attaquée là-bas — puis qu’elle lui a envoyé un courriel dans lequel elle lui disait: “Je me sens si fabuleuse et si belle”. Merci pour tout», a ajouté l’actrice Jessica Mann, alors en pleine ascension, au magnat du cinéma, aujourd’hui déshonoré.»

«Je t’aime, je t’aime toujours. Mais je déteste me sentir comme un plan cul. :)» Mann a écrit dans un message de février 2017.

Rotunno, selon le Huff Post, a dit à Mann au tribunal que ce dernier savait que ses mots «posaient un problème dans votre témoignage […] Vous lui avez envoyé des e-mails qui lui disaient à quel point il était merveilleux. Vous lui avez envoyé des courriels pour le remercier. Vous lui avez envoyé des courriels qui lui demandaient des choses… Vous avez fait le choix d’avoir des relations sexuelles avec Harvey Weinstein alors qu’il ne vous attirait pas sexuellement. Vous aimiez les fêtes et vous aimiez le pouvoir.»

L’avocat de la défense a souligné que «vous n’avez pas dit une seule fois: “Je ne suis pas intéressée tant que cela”.»

L’un des moments les plus troublants du procès jusqu’à présent s’est produit lundi, lorsque l’avocat avait invité Mann à lire à haute voix un long courriel de mai 2014. Elle l’avait envoyé à son petit ami, l’acteur kényan américain, Edi Gathegi, pour tenter d’expliquer sa relation avec Weinstein.

«Mon secret et ma peur», avait écrit Mann, «c’est de savoir qu’une partie de la dynamique que j’avais avec Harvey [Weinstein] signifierait que vous ne me parleriez plus jamais… J’étais assez proche de lui pour vous dire qu’il n’a plus de pénis qui fonctionne. Sur la moitié inférieure de son corps, il a subi une sorte d’opération ou de brûlure et il a encore la chance de même avoir ses parties», a lu Mann. Elle avait précédemment évoqué les prétendues déformations des organes génitaux de Weinstein.

Le courriel envoyé à Gathegi disait ensuite que «parfois je me sentais désespérée et que je devrais être avec un vieil homme parce que je suis une cause perdue… J’acceptais que mon père soit cet homme plus âgé qui sortait avec des femmes plus jeunes que moi et que je deviendrais à mon tour ce genre de femme.»

Mann, dans la même communication, a indiqué qu’elle avait essayé de faire de Weinstein un «pseudo-père». Elle a poursuivi: «Harvey m’a validé. Il m’a toujours proposé de m’aider d’une manière que mes parents n’avaient pas faite. J’ai senti l’approbation de poursuivre dans cette carrière parce qu’il m’encourageait… Harvey avait l’âge de mon père et il m’a donné toute la validation dont j’avais besoin.»

Les mots de Mann sont devenus «inintelligibles» lorsqu’elle a atteint une partie du courriel à Gathegi dans lequel, selon Deadline, «elle semble avoir fait référence à un cas d’abus sexuel dans son passé. Le juge a alors demandé une courte pause et a renvoyé le jury et le témoin en pleurs. Après une pause de cinq minutes, Mann est rentrée dans la salle d’audience, toujours en sanglotant». Finalement, comme Mann n’a pas pu continuer, le juge a suspendu l'audience pour la journée.

Après la fin du contre-interrogatoire de Mann mardi après-midi, les procureurs, «dans un geste inhabituel», a noté le New York Post, «ont refusé de l’interroger à nouveau à la barre».

Le Post a cité le commentaire de l’avocat de la défense pénale Mark Bederow, un ancien procureur de Manhattan. Il a observé: «Il est très surprenant que l’accusation n’ait même pas essayé de réparer les dommages causés par des incohérences flagrantes [dans le témoignage de Mann]… Cela suggère qu’ils voulaient que le témoin quitte la barre dès que possible et qu’ils espèrent s'en sortir en plaidoirie.»

Dans l’un des rares commentaires perspicaces des médias («Jessica Mann est crue, blessée et en colère. Son témoignage va-t-il condamner Harvey Weinstein?»), Variety a noté mercredi que pour condamner Weinstein «le jury devra se faire à l’idée de la relation profondément complexe et tourmentée de Mann avec Weinstein. La question cruciale est de savoir si elle a “consenti” à avoir des relations sexuelles avec Weinstein et, dans la négative, si ce dernier a eu recours à la “contrainte” pour commettre l’acte. Ce ne sera pas une question facile à résoudre.»

Variety a également cité Jeffery Greco, un avocat de la défense, qui a suggéré qu’il pensait que «l’accusation va trouver que c'est une manœuvre incroyablement difficile que de montrer que les relations sexuelles étaient non consensuelles… Vous avez quelqu’un qui a eu une histoire avec un homme où un quiproquo s’y trouvait tout le long… C’est un saut de proportions épiques pour aller de cela et arriver à “on m’a violé, c’était non consensuel”. A quel moment êtes-vous capable de les distinguer?»

En effet, au milieu de tout ce qui est déformé, émotionnellement pathologique et purement bizarre dans la relation entre Weinstein et Mann. Comment peut-on prétendre que l’accusation a satisfait à la norme juridique requise par la loi — «au-delà de tout doute raisonnable» — pour déclarer Weinstein coupable de viol?

Le témoignage de plusieurs témoins étrangers a l’affaire était censé établir un modèle de «mauvais comportement» de la part de Weinstein. Leurs comparutions n’ont pas eu de rapport avec les faits de l’affaire. Sauf dans la mesure où elles ont révélé le désir apparent de ces victimes autoproclamées de tirer parti d’une relation avec Weinstein pour faire carrière dans le cinéma.

Les institutions politiques et médiatiques sont déterminées à voir le producteur condamné. Les titres récents et tendancieux en témoignent: «Un témoin affirme qu’Harvey Weinstein lui a offert des rôles dans 3 films pour un plan de sexe à trois». «l'une de celles qui accusent Harvey Weinstein de viol dit qu’il a essayé de les filmer en train de faire l’amour». «Un témoin dans le procès Weinstein: je veux que le jury sache qu’il est mon violeur». «Jessica Mann prétend que Harvey Weinstein a été malade après la mort de sa mère». «Un mannequin qui prétend que Harvey Weinstein s’est masturbé devant elle témoigne». «Un témoignage qui retourne l’estomac dans le procès Weinstein», etc., etc.

Ce procès est le dénouement effrayant et inévitable d’une «histoire d’amour américaine» contemporaine. Mann — le produit d’une éducation pentecôtiste folle — Weinstein — le vrai juif américain qui se déteste — dégoûté par son propre corps, avec ses organes génitaux déformés. Il ne sera jamais «Shakespeare in Love» (titre québécois: Shakespeare et Juliette).

Le procès Weinstein prend le caractère grotesque d’un voyage au bout de la nuit. La confrontation entre ces individus aurait dû avoir lieu dans le cabinet d’un psychiatre plutôt que dans une salle d’audience. De plus, la relation laide et perverse entre Weinstein et Mann — dans laquelle chacun a tenté d’utiliser l’autre à des fins lucratives — s’est produite dans l’environnement commercial transactionnel d’Hollywood et de la vie publique américaine en général. La maladie de leurs relations s’est développée à partir d’une dynamique d’exploitation mutuelle. En se procurant ce qu’ils voulaient — que ce soit du sexe, de l’argent, une carrière à Hollywood — ils ont testé les limites de l’auto-dégradation.

Le juge et le procureur, sans parler des médias, n’ont ni l’intelligence ni la décence élémentaire pour reconnaître les dimensions sociales de l’histoire d’horreur dans laquelle ils jouent un rôle si méprisable. On peut se demander si l’un des jurés se rend compte que des manipulateurs politiques sans scrupules se servent d'eux. Ces derniers ont transformé la salle d’audience en une épouvantable version moderne new-yorkaise du Théâtre du Grand-Guignol. Les procureurs ont mis en scène un spectacle dégradant, qu’ils osent appeler un procès.

Comme il aurait été approprié que le greffier se lève et déclare qu’il ne pouvait plus le supporter — et qu'on ne l’obligerait plus à transcrire un autre témoignage pornographique de Mann. Ou que quelqu’un, n’importe qui, ait crié: «Pour l’amour de Dieu, il faut que ça cesse!»

(Article paru d’abord en anglais 7 février 2020)

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