«Nous risquons notre vie en retournant au travail»

Les travailleurs de Ford craignent pour leur santé face à la propagation de la COVID-19

Le World Socialist Web Site rapportait samedi que la Ford Motor Company avait rappelé le troisième quart de travail dans ses usines d’assemblage de Chicago, Dearborn Michigan, Louisville Assembly et Kentucky Truck de Louisville. Ce retour à la pleine production intervient deux semaines plus tôt que prévu, avec des quarts de travail normaux réinstitués dans toutes les usines d’assemblage américaines à partir de lundi, avant la date initialement prévue du 6 juillet. Le Bulletin des travailleurs de l’automobile du WSWS a parlé à plusieurs travailleurs de l’usine de camions de Dearborn du risque de retour au travail au milieu de la pandémie de la COVID-19 qui persiste.

«Beaucoup de gens étaient sceptiques quant à la réouverture, déclare un travailleur que nous appellerons Matt. Il y avait une vidéo avec Burkie Morris, le président des Travailleurs unis de l’automobile (UAW) à l’usine. Il a essayé d’apaiser les inquiétudes de ceux qui mettaient en doute la sécurité. On nous a fourni du désinfectant pour les mains et des masques respiratoires. Ils ont commencé à mettre des X sur les tables pour séparer les travailleurs, pris notre température et posé des questions à la barrière. Mais dès que les gens ont commencé à entrer au travail, les cas de COVID-19 ont augmenté.»

Ouvriers sur la chaîne de montage de l’usine Ford de Rawsonville. (Photo : Archives AP Photo/Carlos Osorio)

Dans les deux semaines qui ont suivi la réouverture «graduelle» de l’entreprise, qui a commencé à la mi-mai, au moins un travailleur a été testé positif pour la COVID-19 dans chacune des usines ayant repris leurs activités. Au début, l’entreprise a réagi en effectuant des fermetures partielles et brèves pour désinfecter. Mais maintenant, elle n’arrête plus la production pour aucune raison.

«Maintenant, s’il y a un cas, ils n’arrêteront pas, déclare Matt. Il n’y a pas de protocole ou de procédure. Tant qu’ils ont de la main-d’œuvre, la chaîne continue de fonctionner. C’est alarmant pour beaucoup de gens. Nous ne savons pas à qui faire confiance.»

Beaucoup de travailleurs semblent penser que l’entreprise et le syndicat cachent la propagation du virus dans l’usine. «Avec la réouverture, l’entreprise voulait donner l’impression qu’elle était sécuritaire, dit-il, mais en réalité, ils attendaient seulement de pouvoir nous forcer à reprendre le travail.»

L’usine Dearborn Truck a commencé sa production en 2004. C’est l’usine la plus avancée technologiquement de la société dédiée à la construction des camionnettes F-150. Comme la COVID-19 reste viable sur une pièce de métal ou de plastique jusqu’à neuf heures, la production automobile est susceptible de propager l’infection. Chaque jour, 4400 travailleurs à proximité immédiate les uns des autres, sont répartis sur trois quarts de travail le long de plus de 6 km de systèmes de convoyeurs, manutentionnant plus de 3000 pièces par camionnette pour construire 1200 véhicules. Cela représente 3,5 millions de pièces qui circulent dans l’usine à tout moment, et dont chacune est susceptible de propager la contagion.

«Au début, je me sentais confiante dans les "mesures de sécurité" prises par l’entreprise, ajoute Jasmine, une collègue du quart de travail B actif l’après-midi pendant la semaine. J’ai vu la vidéo du chef d’atelier qui disait qu’ils nous fourniraient des EPI. Pourtant, quelques semaines après, le quart de travail A a cessé de travailler lorsqu’un travailleur a été testé positif.»

Les directives des Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC) exigent que lorsqu’un travailleur est testé positif, l’usine entière doit être fermée pendant 24 heures avant de commencer le processus d’assainissement. Les particules de la COVID-19 qui sont en suspension dans l’air doivent d’abord se déposer avant de pouvoir être éliminées. Ford n’a pas fait cela.

«Ils n’ont jamais fermé l’usine, a-t-elle dit. Ils ont juste envoyé les travailleurs du quart de travail A chez eux pour effectuer un nettoyage de trois heures, puis nous sommes revenus quelques heures plus tard. J’ai dit à mon représentant syndical que nous ne devrions même pas travailler si le virus n’est pas sous contrôle. Maintenant, il y a des cas positifs à chaque quart de travail. Ça, c’est dégoûtant.»

Beaucoup posent la question: «Pourquoi cette précipitation?»

En mars, alors que les ventes avaient chuté de 15 % au premier trimestre, par rapport aux chiffres de l’année précédente, les agences de notation ont réduit la note de crédit de Ford, la faisant passer de la catégorie investissement à celle de «junk bonds» (à haut risque). La Réserve fédérale a réagi avec le plus grand achat d’obligations à haut risque jamais effectué par le gouvernement, permettant à la société Ford de retrouver une notation de qualité d’investissement afin de pouvoir emprunter 8 milliards de dollars supplémentaires grâce à la vente d’obligations. La dette totale non remboursée est passée à environ 157 milliards de dollars.

Les détenteurs d’obligations et les investisseurs exigent le paiement intégral des intérêts dus sur la dette de l’entreprise. Les profits pour payer cette facture doivent être soustraits des travailleurs, quel que soit le coût en termes de maladie et de décès. C’est le motif de cette politique homicide, qui ne peut que conduire à une nouvelle propagation de la COVID-19.

«Avant la réouverture complète, il y a eu des discussions avec l’UAW, poursuit Matt. Ils ont fait croire que les choses allaient être mieux que jamais. En fait, ils ont simplement rouvert sans parler aux travailleurs. C’est comme une dictature. Nous ne sommes pas d’accord avec le retour précipité au travail. C’est la même chose qu’avant la COVID-19. Nous sommes deux fois plus nombreux au travail et sans aucune séparation. L’UAW nous a encore vendus.»

Vendredi dernier, l’UAW, en collaboration avec Ford et les autres constructeurs automobiles, a appelé les ouvriers d’usine à «arrêter de travailler» pendant huit minutes et quarante-six secondes à 8h46 pour «réfléchir» au meurtre par la police de George Floyd, le travailleur afro-américain étouffé par un policier de Minneapolis le 25 mai dernier.

La mort de Floyd a touché un point sensible chez des masses de travailleurs qui sont indignés, quelle que soit la couleur de leur peau, leur nationalité ou leur origine ethnique. Plusieurs meurtres sont commis par des policiers chaque jour aux États-Unis et dans le monde entier. Et les travailleurs qui sont au chômage ou qui sont confrontés à la maladie et à la mort pour eux-mêmes ou un membre de leur famille s’identifient à George Floyd.

«La justice pour George Floyd et les autres personnes assassinées par la police passe avant tout, déclare Matt. Les petits changements, les réformes ou la mise en place de personnes de couleur au sein de la police n’empêchent pas les gens d’être brutalisés par eux. Les travailleurs sont considérés comme des ennemis par la police». Il poursuit en expliquant certaines des questions politiques plus vastes que cette expérience soulève.

«Le système de profit et le système carcéral sont des choses qui ne peuvent pas être abordées par les slogans de «progrès» de l’establishment politique. Nous devons comprendre la fonction de ces systèmes. La police est appelée à réprimer les grèves. Elle protège le capital contre toute révolte des travailleurs.»

Puisqu’il s’agit d’une initiative du président de l’UAW, Rory Gamble, qui n’est que le dernier dirigeant de cette organisation à faire face à une enquête fédérale sur la corruption, les travailleurs sont à juste titre soupçonneux. Rory Gamble s’est donné du mal pour défendre la police dans une déclaration concernant le meurtre de Floyd. Il a clairement indiqué qu’il n’avait pas l’intention de «diffamer nos braves hommes et femmes vêtus de l’uniforme bleu. Nous représentons de nombreux policiers et ce sont de véritables héros.»

«Son propos est déconnecté de la réalité, remarque Jason, un travailleur de l’usine Ford Rouge. Ses paroles ne sont pas alignées sur les luttes des travailleurs dans ce pays. En cela il montre bien qu’il est d’une classe différente des autres quand il dit que la police est «du bon monde», au moment même où celle-ci attaque les manifestants avec des gaz lacrymogènes et à coups de matraque. Alors que la police intervient pour écraser un mouvement du peuple qui veut faire avancer les choses, l’UAW pour sa part demande plus de police et que tout le monde retourne au travail.»

«Il faut comprendre qui est visé, ajoute Matt. Certes il y a du racisme, mais la police intervient dans les communautés pauvres et ouvrières comme moyen de répression pour empêcher tout mouvement des gens voulant se rassembler. Detroit a bien un chef de police noir, mais le travail reste toujours le même. Ils travaillent pour l’État.»

«Afin de détruire le racisme, nous devons nous unir en tant que classe pour défendre nos intérêts. Rory Gamble et l’UAW ne luttent pas pour les mêmes choses que les travailleurs, justement parce qu’ils sont financièrement liés au patronat.»

Parlant du syndicat, Matt mentionne un grief qui a été déposé au début de la crise de la COVID-19 par Gary Walkowicz, représentant de la tendance Spark, une opposition loyale de la pseudo-gauche au sein de l’UAW. «Il a demandé plus de temps de pause, la fermeture de l’usine si un travailleur tombait malade et des tests pour tout le monde. Certaines personnes étaient heureuses de cela, explique-t-il. Je leur ai dit de ne pas retenir leur souffle. Après le dépôt du grief, il n’y a pas eu d’autres nouvelles. C’était seulement un stratagème pour faire croire aux gens que le syndicat faisait quelque chose.»

«Les travailleurs de la base doivent former des comités pour contrôler les conditions de travail dans l’usine. Personne d’autre ne le fera. L’entreprise et le syndicat ne pensent qu’aux profits. Si la sécurité se met en travers de notre chemin, nous ne serons pas protégés. Il y a beaucoup d’argent pour acheter de nouveaux masques. Ils nous mettent sous pression pour que nous entrions à l’usine. Nous risquons notre vie pour assurer les profits de l’entreprise.»

Un autre travailleur de la ligne d’assemblage final exprime un sentiment similaire: «Je n’ai pas reçu de rappel pour lundi, dit-il. Mais d’après ce que j’ai entendu, il y a des infections tous les jours. Nous risquons notre vie en retournant au travail.»

(Article paru en anglais le 23 juin 2020)

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