Les mensonges dans l’affaire Navalny

Les relations entre l'Allemagne et la Russie sont à leur plus bas niveau depuis que Berlin a soutenu le coup d'État pro-occidental en Ukraine il y a six ans et que la Russie a par la suite annexé la péninsule de Crimée.

Le gouvernement allemand accuse ouvertement l'État russe d'avoir empoisonné le politicien de l'opposition Alexei Navalny, qui se trouve actuellement à la clinique de la Charité de Berlin. Il se serait réveillé d'un coma lundi.

La chancelière allemande Angela Merkel a personnellement annoncé lors d'une conférence de presse la semaine dernière qu'un laboratoire d'armes chimiques de la Bundeswehr (Forces armées) avait prouvé «sans aucun doute» que Navalny était victime d'une attaque utilisant l'agent neurotoxique Novitchok. Elle a appelé le gouvernement russe à répondre à «des questions très graves».

Lors d'une session extraordinaire de la commission de contrôle parlementaire, qui se réunit en secret, des représentants du gouvernement allemand et des services secrets n'ont laissé aucun doute, selon les médias, que l'empoisonnement de Navalny avait été commis par les autorités de l'État russe, avec l'approbation des dirigeants russes. On a dit que le poison était une variante de l'agent chimique de guerre – encore plus dangereux que celui utilisé dans l'affaire Skripal en Grande-Bretagne. Il aurait pu entrer dans le corps simplement par inhalation, et sa production et son utilisation nécessitaient des compétences possédées uniquement par un acteur étatique.

L'Allemagne et l'Union européenne menacent la Russie de sanctions. Le gouvernement allemand a même remis en question l'achèvement du gazoduc Nord Stream 2 presque terminé, qu'il avait catégoriquement défendu contre la pression des États-Unis et de plusieurs États d'Europe de l'Est.

Les médias allemands sont passés en mode de propagande, répétant les accusations contre le président russe Vladimir Poutine avec mille variations. Soixante-dix-neuf ans après l'invasion de l'Union soviétique par Hitler, qui a fait plus de 25 millions de morts, des journalistes et politiciens allemands, dans des éditoriaux, des commentaires et des talk-shows, parlent avec l'arrogance de ceux qui planifient déjà la prochaine campagne militaire contre Moscou.

Quiconque exprime des doutes ou contredit le récit officiel est qualifié de «conspirationniste». C'est ce qui est arrivé au parlementaire du Parti de gauche Sevim Dagdelen, entre autres, lors du talk-show «Anne Will» de dimanche soir. L'expert en politique étrangère de l'Union chrétienne-démocrate (CDU) Norbert Röttgen, le chef de la Conférence de Munich sur la sécurité Wolfang Ischinger et l'ancien ministre de l'Environnement du Parti vert, Jürgen Trittin, ont cherché à renchérir sur les autres dans leurs accusations contre le gouvernement russe. Lorsque Dagdelen a gentiment souligné que, jusqu'à présent, aucune preuve n'a été présentée pour identifier les auteurs, elle a été accusée de «jouer à des jeux de confusion» et «d'encourager d’horribles théories du complot».

Le gouvernement russe nie toute responsabilité dans l'affaire Navalny. Il se demande si Navalny a été vraiment victime d’empoisonnement et a appelé le gouvernement allemand à «montrer ses cartes» et à présenter des preuves. Berlin, selon Moscou, bluff pour de sales raisons politiques.

Contradictoire et invraisemblable

Les preuves de l'implication de l'État russe sont toutes autant contradictoires qu'invraisemblables.

Par exemple, les autorités allemandes n'ont jusqu'à présent publié aucune information ou remis aux enquêteurs russes des preuves identifiant le produit chimique avec lequel Navalny a été empoisonné. Novitchok est simplement un terme générique pour plusieurs familles d'agents chimiques de guerre.

Aucune explication n'a été avancée quant à la raison pour laquelle personne d'autre n'a montré de signes d'empoisonnement par un agent neurotoxique qui est mortel, même dans les plus petites quantités, s'il est touché ou inhalé. Navalny a eu des contacts avec de nombreuses personnes entre le moment où il est monté à bord de l'avion dans lequel il s'est évanoui, son entrée à la clinique d'Omsk où il a été soigné pour la première fois et son transfert à l'hôpital de la Charité à Berlin.

Ce n'est qu'une des nombreuses anomalies inexpliquées dans l'histoire officielle du gouvernement allemand. Le diplomate de carrière Frank Elbe, qui a dirigé le cabinet du ministre allemand des Affaires étrangères de Hans-Dietrich Genscher pendant cinq ans et négocié la Convention sur l'interdiction des armes chimiques en tant que chef de la délégation allemande à Genève de 1983 à 1986, a écrit vendredi sur Facebook: «Je suis surpris que le ministère fédéral de la Défense conclue que l'agent neurotoxique Novitchok a été utilisé contre Navalny.»

Le Novitchok, a-t-il écrit, appartient «au groupe des substances mortelles super-toxiques qui causent la mort immédiate». Cela n'avait aucun sens, a-t-il soutenu, de modifier un poison nerveux qui était censé tuer instantanément de telle sorte qu'il ne tue pas, mais laisse des traces permettant son identification en tant qu'agent neurotoxique.

Il y avait quelque chose d'étrange dans cette affaire, a déclaré Elbe. «Soit les auteurs – quels qu'ils soient – avaient un intérêt politique à pointer le doigt dans la direction de l'utilisation de gaz neurotoxiques, ou les laboratoires étrangers tiraient des conclusions hâtives conformes à l'attitude négative générale actuelle envers la Russie.»

L'affirmation selon laquelle seuls les acteurs étatiques peuvent avoir recours au Novitchok est également manifestement fausse. Le poison a été vendu dans les années 1990 pour de petites sommes d'argent aux services secrets occidentaux et aux criminels économiques, et ces derniers l'ont utilisé. Par exemple, en 1995, le banquier russe Ivan Kiwelidi et son secrétaire en ont été empoisonnés. Le chimiste Leonid Rink a avoué à l'époque au tribunal qu'il avait vendu des quantités suffisantes à des criminels pour tuer des centaines de personnes. Étant donné que les poisons binaires sont très stables, leur durée de conservation se compte en décennies.

L'affaire Navalny n'est pas la raison, mais le prétexte à une nouvelle étape dans l'escalade du rôle politique et militaire de grande puissance de l’État allemand. L'hystérie médiatique autour de Navalny rappelle la crise ukrainienne de 2014, lorsque la presse allemande a glorifié un coup d'État mené par des milices fascistes armées, le qualifiant de «révolution démocratique».

Le social-démocrate Frank-Walter Steinmeier, alors ministre des Affaires étrangères et actuellement président allemand, se rendit personnellement à Kiev pour persuader le président prorusse, Viktor Ianoukovitch, de démissionner.

Il a également rencontré le politicien fasciste Oleh Tyahnybok, dont le parti Swoboda glorifie les collaborateurs nazis de la Seconde Guerre mondiale. Le successeur de Ianoukovitch, Petro Porochenko, l'un des oligarques les plus riches du pays, était encore plus corrompu que son prédécesseur. Il a terrorisé ses adversaires par le moyen des milices fascistes, dont l’infâme régiment Azov. Mais il a attiré l'Ukraine dans la sphère d'influence de l'OTAN, ce qui était le véritable objectif du coup d'État.

Dans les semaines précédant le coup d'État ukrainien, des politiciens allemands de premier plan (dont le président de l'époque Joachim Gauck et Steinmeier) avaient annoncé une réorientation en profondeur de la politique étrangère allemande. Le pays était trop grand «pour commenter la politique mondiale en tant que second couteau», ont-ils déclaré. L'Allemagne doit défendre ses intérêts mondiaux, y compris par des moyens militaires.

L'OTAN a avancé constamment en Europe de l'Est, rompant les accords conclus lors de la réunification allemande en 1990. Pour la première fois depuis 1945, les soldats allemands patrouillent aujourd'hui à la frontière avec la Russie. Avec le passage de l'Ukraine au camp occidental, la Biélorussie est le seul pays tampon restant entre la Russie et l'OTAN.

Berlin voit désormais les manifestations contre le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko comme une opportunité de faire sauter également cet obstacle. Contrairement à l'Ukraine, où les nationalistes anti-russes ont exercé une influence considérable, en particulier dans l'ouest du pays, ces forces sont plus faibles en Biélorussie, où la majorité parle russe. La classe ouvrière joue un plus grand rôle dans la résistance au régime de Loukachenko qu'elle ne l'a fait en Ukraine. Mais Berlin fait des efforts ciblés pour orienter le mouvement dans une direction pro-occidentale. Les forces qui appellent au soutien occidental, comme la candidate présidentielle Svetlana Tikhanovskaya, sont mises en avant.

Le conflit Nord Stream 2

Le conflit entourant la construction du gazoduc Nord Stream 2, dont l'arrêt est réclamé par de plus en plus d'hommes politiques allemands, doit également être replacé dans ce contexte. C'était un projet stratégique dès le début.

Le gazoduc, qui doublera la capacité de Nord Stream 1, qui a commencé ses activités en 2011, rendra l'Allemagne indépendante des gazoducs qui traversent l'Ukraine, la Pologne et la Biélorussie. Ces pays non seulement perçoivent des frais de transit des pipelines, mais les utilisent également comme levier politique.

D'une capacité totale de 110 milliards de mètres cubes par an, Nord Stream 1 et 2 acheminerait ensemble la quasi-totalité des importations annuelles de gaz de l'Allemagne. Cependant, le gaz doit également être transporté de la côte allemande de la mer Baltique vers d'autres pays.

Outre la société russe Gazprom, des sociétés énergétiques allemandes, autrichiennes, françaises et néerlandaises participent au financement du projet, qui coûtera près de 10 milliards d'euros. Le président du conseil d'administration est l'ancien chancelier allemand Gerhard Schröder (Parti social-démocrate), qui est un ami du président Poutine.

Nord Stream 2 rencontre une opposition farouche en Europe de l'Est et aux États-Unis. Ces pays craignent une alliance stratégique entre Berlin et Moscou. En décembre de l'année dernière, le Congrès américain a adopté une loi imposant des sanctions sévères aux entreprises impliquées dans la construction du pipeline: une mesure sans précédent contre des alliés nominaux. La construction presque terminée s'est arrêtée, car la société exploitant le navire spécial pour la pose du pipeline s'est retirée. Berlin et Moscou ont protesté avec véhémence contre les sanctions américaines et ont accepté de poursuivre la construction avec des navires russes, qui, cependant, ne seront disponibles que l'année prochaine au plus tôt.

Si de plus en plus de politiciens allemands réclament maintenant l'annulation du projet, cela ne signifie évidemment pas un changement fondamental de cap. Dans les relations de Berlin avec Moscou, ce que le premier ministre britannique Lord Palmerston a dit au XIXe siècle s'applique: les grandes puissances n'ont ni amis permanents ni ennemis permanents, elles n'ont que des intérêts permanents.

L'impérialisme allemand a toujours considéré l'Europe de l'Est et la Russie comme des cibles privilégiées pour son expansion. Pendant la Première Guerre mondiale, sous l’enseigne «Europe centrale», il a cherché à subjuguer de grandes parties de l'Europe de l'Est. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a mené une guerre d'anéantissement contre l'Union soviétique sous le slogan «Lebensraum im Osten» (espace de vie à l'Est). Dans les deux conflits, il a affronté la Russie (et plus tard l'Union soviétique) comme un ennemi de guerre.

Dans les années 1970, l'Allemagne de l'Ouest a repris son orientation vers l'Est sur le plan économique. La fourniture de gaz naturel russe à l'Allemagne a été l'un des premiers résultats de l'Ostpolitik de l'époque. Il fut un temps en 2001 que le Bundestag (parlement) a célébré le président russe nouvellement élu, Vladimir Poutine, avec une ovation debout lorsqu'il a offert un «partenariat complet» dans un discours prononcé en allemand.

Mais le retour de l'Allemagne à une politique mondiale de grande puissance a intensifié les conflits avec la Russie. Ils sont des camps opposés dans la guerre en Syrie et d'autres conflits. Avec l'accusation d'avoir empoisonné Navalny, la menace de fermer Nord Stream 2 et la fomentation des forces pro-occidentales en Biélorussie, Berlin fait pression de plus en plus sur la Russie pour forcer des concessions politiques ou provoquer un changement de régime.

En même temps, le gouvernement allemand se prépare à de violents conflits avec les États-Unis et la Chine. La semaine dernière, il a publié des «Lignes directrices officielles sur l'Indo-Pacifique», dans lesquelles «l'Himalaya et le détroit de Malacca peuvent sembler lointains. Mais notre prospérité et notre influence géopolitique dans les décennies à venir reposent précisément sur la manière dont nous travaillons avec les États de l'Indo-Pacifique». En tant que nation marchande active au niveau mondial, l'Allemagne, a-t-il déclaré, «ne devrait pas se contenter d'un rôle de spectateur là-bas».

L'Allemagne est confrontée à la fois aux États-Unis et à la Chine, qui se battent avec acharnement pour la domination dans la région indopacifique. Elle veut étendre sa propre influence contre les deux – si possible, avec l’aide de l'Union européenne.

La campagne à l’égard Navalny doit être considérée dans ce contexte. Cela n'a rien à voir avec la défense des droits de l'homme ou de la démocratie, mais plutôt avec la préparation de la guerre.

(Article paru en anglais le 10 septembre 2020)

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