Assange ciblé pour ses opinions politiques dans une «menace terrifiante pour le Premier amendement», selon des témoins experts

Un témoin expert a déclaré que Julian Assange est poursuivi en vertu de la loi sur l’espionnage pour son opposition politique aux guerres menées par les États-Unis et au secret gouvernemental, lors des audiences d’extradition tenues mercredi à «Old Bailey». Selon les dispositions actuelles du traité américano-britannique, l’extradition pour des délits politiques est interdite.

Paul Rogers, professeur émérite d’études sur la paix à l’université de Bradford, politologue et auteur de neuf livres sur la guerre contre le terrorisme, qui a beaucoup publié sur les guerres d’Afghanistan et d’Irak, a témoigné par liaison vidéo au cours de la séance du matin.

Rogers a expliqué comment les révélations de WikiLeaks sur la conduite des États-Unis en Irak et en Afghanistan avaient mis en lumière la «fiction du succès» promue par le gouvernement américain à partir de 2001. Son témoignage écrit cite l’universitaire américain Yochai Benkler, selon lequel WikiLeaks était «essentiellement une version partagée des documents du Pentagone (connu en anglais comme les Pentagon Papers)» qui mettait à nu l’intervention militaire américaine au Vietnam entre 1945 et 1967.

Les États-Unis ont donné la ferme impression que l’Afghanistan était sous contrôle et que la victoire était acquise, a déclaré Rogers. «Ce que les révélations de WikiLeaks ont fait, c’est confirmer l’opinion de certains analystes selon laquelle, en fait, la guerre avait plus ou moins mal tourné dès le début. Donc l’impression donnée au grand public et à la communauté internationale d’un succès n’en était clairement pas le cas. Les preuves publiées par WikiLeaks ont vraiment confirmé cela dans un degré de détail qui n’était pas disponible autrement».

Sur l’Irak, Rogers a déclaré: «Dès le début, les États-Unis ont cru que la guerre en Irak allait être un succès très important. En trois semaines, la statue de cette place de Bagdad est tombée et trois semaines plus tard, George W. Bush a prononcé son célèbre discours de “mission accomplie”».

Au cours de la première ou des deux premières années, on avait «des preuves très claires – toutefois non accessibles au public – que la guerre se déroulait mal. WikiLeaks a pu confirmer une grande partie de ces éléments en 2011» et cela a conduit «les gens à réévaluer l’ensemble de la guerre en Irak».

Les révélations de WikiLeaks sur les victimes civiles a joué «probablement le rôle le plus important» en catalysant l’opposition du public aux deux guerres. «L’ONG britannique Iraq Body Count (IBC) avait fait un très bon travail à ce sujet. Mais WikiLeaks a ajouté énormément à cela et si je me souviens bien, les informations qu’ils ont fournies dans les différents journaux de guerre ont fait 15.000 victimes civiles supplémentaires, en plus de celles soigneusement enregistrées par IBC. C’est probablement l’une des parties les plus importantes de toute l’évaluation, qui a fait connaître au public un aspect malheureux et très pénible de toute la guerre».

Soulignant les implications des efforts des États-Unis et du Royaume-Uni pour faire taire Assange, Rogers a déclaré qu’en raison des révélations de WikiLeaks, les pays occidentaux, en particulier, les États-Unis et le Royaume-Uni, ont fait preuve d’une «plus grande prudence dans leur volonté d’entrer en guerre à un stade précoce».

Assange était «quelqu’un avec des opinions politiques assez fortes», a déclaré Rogers. Edward Fitzgerald QC pour la défense a lu un discours prononcé par Assange lors d’un rassemblement «Stop the War» (stoppez la guerre) à Trafalgar Square à Londres en août 2011. Assange a déclaré que WikiLeaks avait révélé «la misère et la barbarie quotidiennes de la guerre. Des informations telles que la mort individuelle de plus de 130.000 personnes en Irak. Des morts individuelles que l’armée américaine a gardé secrètes en niant avoir compté la mort des civils… Je veux plutôt vous dire ce que je pense de la façon dont les guerres se déroulent et que les guerres peuvent devenir défaite… Cela devrait nous amener aussi à une entente, car, si les guerres peuvent être déclenchées par des mensonges, la paix peut être déclenchée par la vérité».

En 2012, Assange avait fondé le parti WikiLeaks en Australie, qui se présentait aux élections du Sénat fédéral avec un programme axé sur les droits de l’homme, la transparence et la responsabilité. Rogers a déclaré: «À la base de tout cela, se trouve une vision libertaire de la nécessité pour les individus et les groupes publics de produire un degré beaucoup plus élevé de transparence et de responsabilité… C’est une position politique très claire».

Les opinions politiques d’Assange, notamment en ce qui concerne les révélations de Chelsea Manning, avaient placé WikiLeaks sur une trajectoire de collision avec les gouvernements américains successifs et «dans la mire du conflit entourant la philosophie du gouvernement Trump».

James Lewis QC pour le gouvernement américain a tenté à plusieurs reprises, lors du contre-interrogatoire, d’établir qu’Assange n’avait pas d’opinions politiques et que les publications de WikiLeaks n’avaient pas de motivation politique. Rogers a répliqué en montrant le contexte politique plus large des mises en accusation, à savoir: la guerre du gouvernement Trump contre le journalisme et la liberté d’expression, et «l’histoire de la guerre au cours des vingt dernières années».

Dans son témoignage, Rogers a cherché à faire une distinction nette entre les actions de la Maison-Blanche d’Obama et de Trump envers Assange. Il a souligné la prétendue «décision» des démocrates de ne pas inculper l’éditeur de WikiLeaks. Lewis s’est emparé de cette revendication, soulignant que c’était le gouvernement Obama qui avait lancé l’enquête du Grand Jury sur Assange. Lewis a déclaré qu’aucune preuve n’existait qu’Obama avait décidé de ne pas poursuivre Assange. Il a rappelé les décisions prises par les juges fédéraux américains en 2013 et 2015, selon lesquelles l’enquête se poursuivait.

Lewis a ensuite contesté le statut de Rogers en tant que témoin expert, alléguant un parti pris et une sympathie politique pour Assange. Membre honoraire du Collège de commandement et d’état-major des services conjoints, Rogers a enseigné au personnel supérieur de la défense pendant 38 ans. Il a donné des conférences sur la sécurité internationale aux plus hauts niveaux de l’État britannique: au ministère de l’Intérieur; au ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth; au MI5 et dans les forces spéciales britanniques. Il a rétorqué que certaines des opinions d’Assange lui paraissaient «répréhensibles».

La défense a appelé Trevor Timm comme expert lors de la séance de l’après-midi. Timm est un avocat qualifié et le co-fondateur et directeur exécutif de la Fondation pour la liberté de la presse aux États-Unis. Il a soumis une déclaration qui atteste que les «accusations sans précédent portées contre Julian Assange et WikiLeaks peuvent être considérées comme la menace la plus terrifiante pour le Premier amendement [de la constitution américaine] au 21e siècle». Aussi, elles «criminaliseraient explicitement le journalisme traitant de la sécurité nationale». Timm a précisé, en réponse à ces questions, que «Bob Woodward et Carl Bernstein [les journalistes du Watergate] auraient pu être inculpés» en vertu de certaines sections de l’acte d’accusation contre Assange.

L’accusation a tenté de contester le statut d’expert de Timm, pour des raisons aux implications effrayantes. On a demandé à Timm s’il se sentirait «menacé si cette poursuite se poursuivait», après avoir décrit l’affaire comme «la pointe de la campagne visant à poursuivre des journalistes». Il a répondu qu’il travaillait «au nom des journalistes aux États-Unis», qu’il pensait que «leurs droits étaient menacés» et qu’il ressentait donc la peur «en leur nom». Il a ajouté que, puisqu’on a rédigé la loi sur l’espionnage de manière si large que même les personnes qui lisent un journal qui contient des informations classifiées pourraient potentiellement le violer, «tout le monde devrait avoir peur de cette affaire».

Sur cette base, Lewis a fait valoir qu’il n’était pas impartial, tel que l’exige son statut de témoin expert, puisqu’il s’y trouve un conflit d’intérêts! En d’autres termes, si le gouvernement américain tente de criminaliser le journalisme, alors toute personne qui a un engagement envers une presse libre devrait se voir interdire de faire des commentaires devant un tribunal. L’argument rappelle la décision des juges d’annuler une décision antérieure de la Chambre des Lords qui a refusé au dictateur chilien Augusto Pinochet l’immunité souveraine en citant le possible verdict biaisé dû à l’implication de Lord Hoffmann, un directeur et président d’Amnesty International Charity Ltd. Ayant déjà créé un précédent en privant les accusés de leurs droits fondamentaux à la défense, l’affaire Assange prive désormais des personnes de leurs droits fondamentaux à témoigner en tant qu’experts devant le tribunal.

L'accusation a de nouveau tenté d'affirmer qu'Assange n'était pas un journaliste, citant la déclaration honteuse de septembre 2011 du Guardian, du New York Times, d'El Pais, du Spiegel et du Monde qui renonçaient à leur travail avec WikiLeaks et condamnaient l'organisation.

Lewis a déclaré que puisque le gouvernement américain a déclaré sous serment qu’Assange n’était «pas un journaliste», on ne pouvait pas les accuser de chercher à criminaliser le journalisme.

Timm a répondu que «peu importe que le gouvernement considère, oui ou non, Julian Assange comme un journaliste… Personne n’a besoin que le New York Times lui délivre un laissez-passer pour qu’il fasse un travail de journaliste ou qu’il bénéficie des droits du Premier Amendement». Cela remonte à la fondation du pays avec les célèbres pamphlétaires… [Assange] avait un comportement journalistique, il agissait en tant qu’éditeur, et c’est le droit de tout le monde».

Les derniers échanges de la journée ont porté sur des questions de procédure qui ont souligné le traitement profondément injuste de la défense dans cette audience. Lewis s’est plaint au juge après avoir appris que son temps de contre-interrogatoire était limité à une ou deux heures pour chaque témoin – comparé à la demi-heure accordée à la défense pour l’interrogatoire principal. Baraitser a refusé de lui accorder un temps illimité, mais lui a donné la possibilité de proposer ses propres limites révisées.

(Article paru en anglais le 10 septembre 2020)

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