Réélection
des conservateurs en Ontario Le gouvernement
Harris va intensifier la lutte des classes
Par Keith Jones Le 5 juin 1999
Le gouvernement conservateur droitiste a été réélu
en Ontario avec une confortable majorité parlementaire lors des élections
provinciales du jeudi 3 juin dernier. Avec 45,1% des suffrages exprimés,
presque le même pourcentage obtenu aux dernières élections,
les conservateurs ont remporté 59 des 103 sièges du parlement
provincial.
Les libéraux ont augmenté leur part du vote populaire de
8% pour obtenir 40% et 35 sièges. Formant l'opposition officielle
du parlement provincial sortant, les libéraux se sont tournés
nettement vers la droite lors de la campagne électorale et ont fait
leurs plusieurs des politiques clés des conservateurs. Les libéraux
ont d'ailleurs profité du fait que la majorité de la direction
syndicale a soutenu qu'ils constituaient le seul parti en mesure de détrôner
le gouvernement conservateur de Mike Harris et ainsi mettre fin au démantèlement
des services publics et sociaux.
C'est la seconde campagne électorale de suite dans laquelle le
Nouveau Parti Démocratique mord la poussière. Les sociaux-démocrates
ont en effet recueilli moins de 13% du vote populaire - soit 9% de moins
que lors de leur performance désastreuse de 1995 - et n'ont remporté
ainsi que neuf sièges, soit trois de moins que le total requis pour
être reconnu comme un parti officiel à l'assemblée législative.
Les conservateurs et leurs bailleurs de fonds du grand Capital vont profiter
des résultats de ces élections pour déclarer qu'ils
détiennent un mandat de la population pour effectuer encore plus
de fermetures d'hôpitaux et d'établissements d'enseignement,
enrôler de force les bénéficiaires de l'aide sociale
dans des programmes de travail obligatoire au bénéfice du
secteur privé et adopter de nouvelles lois antisyndicales. Dès
le lendemain de l'élection, le National Post de Conrad Black publiait
que l'Ontario a endossé la « révolution Harris ».
Selon les conseillers des conservateurs, l'une des premières priorités
du gouvernement sera d'approuver une loi interdisant tout déficit
budgétaire provincial et forçant la tenue d'un référendum
pour décider de toute augmentation d'impôts. Ces mesures conjuguées
aux diminutions des impôts sur le revenu et des impôts fonciers
du secteur résidentiel sont conçues pour s'assurer que ne
cesse pas la pression fiscale sur les dépenses sociales et que se
poursuive la redistribution de la richesse, qui va des pauvres et des travailleurs
vers les riches.
Le soir même de l'élection, le premier ministre conservateur
Harris promettait d'appliquer à la lettre le plan de son programme
électoral conservateur baptisé « Blueprint » comprenant
toute une série de mesures réactionnaires qui visent à
criminaliser la mendicité « aggressive » et renforcer
l' « ordre » et la surveillance. « Je ne dérogerai
pas de notre programme » déclarait-il.
La débâcle de la bureaucratie syndicale
Ces résultats électoraux constituent une débâcle
pour la bureaucratie syndicale. En 1998, la Fédération du
travail de l'Ontario a sabordé la vague de protestations massives
et le plan pour la tenue d'une grève générale d'une
journée à la grandeur de la province contre le gouvernement
Harris pour que les syndicats puissent plutôt concentrer leurs ressources
pour défaire Harris aux élections. Or Harris a été
reporté au pouvoir et le NPD, instrument politique traditionnel de
la FTO, a obtenu en cette occasion les plus mauvais résultats électoraux
qu'il ait jamais eu en Ontario. (Il s'agit en fait du plus bas pourcentage
de voix pour les sociaux-démocrates de l'histoire ontarienne depuis
que le tout jeune CCF, prédécesseur de l'actuel NPD et âgé
alors de seulement 5 ans, avait obtenu 5,6% des voix lors des élections
de 1937.)
Deux campagnes électorales avant celle qui vient de se terminer,
le NPD avait été propulsé au pouvoir avec 37% des voix.
Au cours de son mandat, le gouvernement NPD de Bob Rae est entré
en conflit direct avec la classe ouvrière en imposant des compressions
des dépenses sociales et en retirant le droit de négocier
collectivement à un million de travailleurs du secteur public de
façon à imposer son « contrat social » de compressions
salariales.
Lors de la campagne électorale ontarienne, les syndicats se sont
divisés sur la question de la tactique à adopter, le syndicat
des Travailleurs canadiens de l'automobile préférant une campagne
pour un « vote stratégique », c'est-à-dire d'appui
aux libéraux partout où le candidat de ce parti était
le mieux placé pour l'emporter sur le candidat conservateur. Cette
initiative a été appuyée par le Toronto Star qui est
le plus important quotidien prolibéral du pays.
Alors que bien des électeurs néodémocrates ont voté
libéral, nombreux sont ceux qui ont reculé devant l'idée
de voter pour le parti qui, au pouvoir à Ottawa, a imposé
des compressions des dépenses sociales encore plus importantes que
celles des conservateurs de Harris, tant en terme absolu que relatif. Par
ailleurs, les libéraux ont « récompensé »
le dirigeant syndical Hargrove et leurs autres nouveaux alliés syndicaux
en reprenant à leur compte les positions qu'avaient les conservateurs
d'adopter une loi pour forcer l'équilibre du budget et en se faisant
les défenseurs de la « responsabilité fiscale ».
Malgré que cette campagne ait été la plus fiévreuse
depuis des décennies, plus du tiers des électeurs n'est pas
allé voter, un fait qui illustre bien l'aliénation, pour ne
pas dire le dégoùt, des masses à l'égard des
trois partis. Des 26 conservateurs ciblés par la campagne de votes
stratégiques, neuf ont été battus. Parmi ces derniers,
les plus connus sont l'ancien ministre de l'éducation David Johnson
et Isabel Bassett, seconde ministre du Cabinet et épouse d'un magnat
de la télévision.
Finalement, avant même que le scrutin ait eu lieu, les hautes sphères
des syndicats craignaient déjà de la réélection
éminente de Harris. Le président Buzz Hargrove des TCA déclarait
que les attaques du chef NPD Howard Hampton contre les libéraux «
pouvaient très bien nuire suffisamment pour donner un nouveau mandat
majoritaire au gouvernement Harris » La présidente de la fédération
des enseignants de l'Ontario, Liz Barkley, a vertement critiqué Hampton
pour avoir traité le chef libéral Dalton McGuinty de «
Mike Harris 2 ». Elle aurait déclaré : « c'est
faux et ridicule. Leurs programmes sont très différents ».
Interrogé par le National Post sur la position du Syndicat des
employés et employées de la fonction publique de l'Ontario
(SEEFPO) en cas de nouvelle vague de privatisations et d'éliminations
d'emplois par les conservateurs, Bill Trbovich, représentant de la
SEEFPO, a réitéré l'appel traditionnel par la bureaucratie
syndicale pour organiser une campagne de pression. « Comment nous
réagirions ? Nous ferions pression contre la fermeture des hôpitaux
et des établissements publics en partant du principe que leur maintien
constitue la meilleure façon d'assurer la sécurité,
l'efficacité et la responsabilisation ».
De la politique du consensus à la guerre de classe
En adaptant les demandes de réformes sociales aux besoins du grand
Capital, les conservateurs ont réussi à dominer la politique
provinciale ontarienne tout au long de la période de l'après-guerre,
plus exactement de 1943 à 1985, en formant des gouvernements majoritaires
ou minoritaires. Sous Harris en revanche, les conservateurs ont anéanti
brutalement les soi-disant politiques de médiation. Comme le faisait
remarqué un éditorialiste, « le programme droitiste
radical du gouvernement Harris contraste de maniére frappante avec
les politiques centristes habituellement pratiquées en Ontario depuis
un demi-siècle. M. Harris a pris le pouvoir avec le soutien de 45%
de l'électorat et il semble gouverner comme s'il n'avait besoin de
l'appui de personne d'autre ».
Les conservateurs de Harris ont rencontré une vaste et profonde
opposition. C'est ainsi qu'en novembre 1997, l'aura d'invincibilité
du gouvernement fut ébranlée lorsque 120 000 enseignants du
secteur public organisèrent une grève ouvertement politique
en dépit des menaces de poursuite judiciaire pour avoir défier
le code du travail de l'Ontario proférées par les conservateurs.
L'action des enseignants avait le potentiel de devenir le catalyseur d'un
mouvement de masse contre les conservateurs mais elle a été
torpillée par les dirigeants syndicaux et du NPD. En dépit
de toute leurs fanfaronnades contre les conservateurs, les bureaucrates
syndicaux préféraient en effet que le gouvernement Harris
l'emporte plutôt que de le voir chassé du pouvoir par une mobilisation
de classe de la classe ouvrière.
Malgré les résultats électoraux, nombreux sont ceux
qui sont opposés et qui continueront à s'opposer à
l'idée du démantèlement des services publics, à
la paupérisation des sans-emplois et à l'assaut contre les
droits démocratiques. En fait, beaucoup parmi les travailleurs qui
ont cru les conservateurs lorsqu'ils prometaient de réinvestir substantiellement
dans l'éducation et les soins de santé, seront abasourdis
lorsqu'ils constateront dans les mois et les années à venir
que, comme l'a même dit le Globe and Mail, un quotidien proche des
conservateurs, le budget préélectoral de ces derniers cachait
des plans de compressions majeures des dépenses.
La débâcle de la bureaucratie syndicale et de sa stratégie
politique va pousser les opposants des conservateurs à chercher de
nouvelles voies, hors des sphères traditionnelles de la négociation
collective et des protestations parlementaires. Mais pour que ce mouvement
d'opposition puisse se développer et articuler les aspirations sociales
et politiques des travailleurs, il doit être animé d'une nouvelle
perspective politique et se libérer de l'emprise politique des syndicats
et du NPD.
Les travailleurs ont besoin d'un nouveau parti Plusieurs explications
ont été données pour expliquer la réélection
des conservateurs. Certes, l'expansion économique actuelle a joué
un rôle indéniable dans le triomphe électoral des conservateurs.
Mais cette expansion diffère de toutes les autres de la période
d'après-guerre en cela qu'elle ne bénéficie pratiquement
qu'aux plus aisés. Le revenu familial moyen reste en effet toujours
substantiellement inférieur à ce qu'il était en 1989.
Une autre explication facile est la nature même du système
uninominal majoritaire à un tour. Ainsi, lors des élections
de 1990, ce système a favorisé le NPD, parti supposé
favorable aux travailleurs. Or, une fois au pouvoir, le NPD s'est montré
fidèle au grand Capital. En fait, c'est même le gouvernement
néodémocrate de Rae qui a préparé le terrain
politico-idéologique pour la victoire des conservateurs de 1995 avec
un programme aussi expressément de droite. Le NPD a en effet ouvert
la voie pour plusieurs des politiques conservatrices, notamment en présentant
le premier l'idée de programmes de travail obligatoire. Rae a toujours
insisté sur le fait que le programme social-démocrate traditionnel
du NPD était utopique et qu'il n'existait « aucune alternative
» sinon que de suivre les diktats du grand Capital et de subordonner
la politique aux impératifs du marché capitaliste.
La vérité néanmoins, c'est que dans le cadre de
ce système à trois partis, l'opposition aux plans du grand
Capital ne peut s'exprimer véritablement. Les partis Libéral
et NPD, tout comme les conservateurs, sont des partis du grand Capital.
Tout comme les bureaucrates syndicaux, les opposants parlementaires des
conservateurs ont pour fonction d'affaiblir politiquement le mouvement d'opposition
en démonisant Harris, ne serait ce que pour tenter de camoufler le
fait qu'il représente en fait le fer de lance de la contre-offensive
droitiste en matière de politique sociale à laquelle tous
les paliers de gouvernement au Canada souscrivent maintenant. Dans les mois
qui ont précédé les élections, tant les libéraux
que le NPD ont d'ailleurs adopté les principaux éléments
du programme conservateur. Reflétant le tournant borné et
droitiste du spectre politique, même les médias du grand Capital
ont commencé à qualifier les libéraux de parti «
Blue Lite » (faisant ainsi référence à la couleur
traditionnelle du Parti Conservateur et à une marque de bière
populaire canadienne).
Avec une opposition n'ayant rien d'autre à dire hormis que les
conservateurs soient allés trop loin et trop vite, Harris avait les
coudées franches pour choisir les termes du débat politique.
Tel que démontré par les sondages d'opinion et les résultats
électoraux, le noyau de soutien populaire des conservateurs se retrouve
principalement au sein des sections les plus privilégiées
de la classe moyenne, dans les banlieues de Toronto et affichant un revenu
supérieur à 60 000 $ par année. En 1995 pourtant, les
conservateurs avaient réussi à recueillir l'appui de vastes
sections de la population aliénées par l'inquiétude
économique en se présentant comme un parti de principes et
de changement et en désignant certains groupes sociaux comme des
boucs émissaires tels les assistés sociaux et les jeunes squeegees.
La réélection du gouvernement Harris détesté
souligne que le temps est depuis longtemps venu pour la classe ouvrière
de forger un nouvel instrument politique qui s'opposera à la subordination
de tous les aspects de l'existence au marché capitaliste et prêt
à lutter pour l'égalité sociale.
Un tel parti ne peut être électoraliste, ni se borner à
la simple protestation. Il doit plutôt lutter pour insuffler une nouvelle
perspective aux luttes contre les « restructurations » des entreprises
et le démantèlement des services public - la classe ouvrière
doit lutter pour s'emparer du pouvoir politique afin d'appliquer un programme
de réorganisation radicale de l'économie dans l'intérêt
de la majorité.
Voir aussi Les élections
du 3 juin en Ontario seront-elles un verdict de la « révolution
du bon sens » des conservateurs ? 25 mai 1999
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