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Le premier ministre canadien démissionnera dans 18 mois

La grande entreprise demande qu'il parte plus tôt.

par Keith Jones
29 août 2002

Jean Chrétien a annoncé la semaine dernière qu'il démissionnerait du poste de premier ministre en février 2004. En déclarant officiellement qu'il ne serait plus chef du Parti libéral lors de la prochaine élection générale, Chrétien espérait mettre rapidement fin à la crise qui a secoué son gouvernement depuis qu'il avait congédié son principal rival, Paul Martin, du poste de ministre des Finances que ce dernier occupait depuis des années.

Les grands médias, acerbes, n'ont pas accepté que Chrétien considère qu'il lui faut une année et demie pour réaliser le mandat que la population lui avait donné aux dernières élections de novembre 2000. Presque tous les principaux quotidiens du pays ont publié des éditoriaux le pressant de quitter son poste, si ce n'était pas immédiatement, du moins pas plus tard qu'au début de l'année prochaine. Ces appels ont été accompagnés de critiques au sujet de ce que Chrétien compte entreprendre au cours des mois où il sera encore au pouvoir.

« M. Chrétien, a déclaré le Globe and Mail, ne semble plus intéressé au statut de "tigre du nord" que suggérait le ministre des Finances, John Manley, qui aimerait bien proposer de nouvelles diminutions d'impôts pour que le Canada devienne un aimant pour l'investissement étranger. »

Martin a dit qu'il respecterait l'échéancier que le premier ministre s'était imposé. Toutefois, plusieurs des partisans de Martin ont déclaré à la presse que 18 mois étaient beaucoup trop longs avant qu'il n'y ait un changement à la direction du parti. De nombreux éditorialistes et chroniqueurs sont venus encourager ce sentiment en déclarant que la principale raison de Chrétien de s'accrocher au pouvoir pendant 18 mois était de laisser le temps aux rivaux de Martin au sein du cabinet ministériel de lancer leur campagne au leadership. Selon Jeffrey Simpson, le doyen des chroniqueurs de la politique canadienne, un Chrétien vengeur s'est donné pour but de « castrer politiquement Paul Martin ».

Plusieurs membres de l'exécutif national du Parti libéral, contrôlé par le clan Martin, ont suggéré qu'ils feraient usage de leur privilège de choisir les dates de la course à la direction pour forcer le départ de Chrétien en 2003. Même s'ils n'y arrivaient pas, une situation économique se détériorant rapidement ou une deuxième guerre entre l'Irak et les États-Unis pourraient venir troubler les plans de Chrétien ou de Martin.

Un départ forcé sans précédent

Annonçant la date de sa retraite, Chrétien a ajouté qu'il avait décidé il y a deux années déjà que son troisième mandat en tant que premier ministre serait aussi son dernier. Cela n'empêche pas qu'avant la semaine dernière, Chrétien refusait catégoriquement de déclarer qu'il ne briguerait plus les suffrages, répétant à maintes reprises tant en public que lors des réunions du cabinet qu'il était trop tôt pour prendre une décision sur son avenir politique. Martin avait quitté le cabinet au début de juin dernier après que Chrétien ait ordonné que tous les ministres mettent un terme à leurs campagnes pour gagner la direction du parti, campagnes que Chrétien avait lui-même auparavant encouragées. Le premier ministre et ses supporteurs ont ensuite passé le reste de l'été à mener une campagne désespérée pour démentir que le caucus parlementaire libéral et le rang du parti voulaient un nouveau chef. Cette campagne a culminé avec la publication juste avant une rencontre du caucus libéral ayant lieu la semaine passée de la liste des députés qui appuyait l'idée que Chrétien demeure chef du Parti libéral. Cette stratégie lui explosa au visage. La liste ne comptait que 94 des 170 députés libéraux, la plupart étant des ministres ou des secrétaires parlementaires, des positions pour lesquelles le premier ministre nomme qui il veut. Après que la liste ait été publiée, une demi-douzaine de députés ont déclaré qu'ils n'avaient jamais donné leur accord pour que leur nom soit ajouté à la liste.

Même si le premier ministre ne l'a jamais admis, il semble évident pour tous qu'il ait été forcé d'annoncer sa démission. Chrétien et ses conseillers ont conclu que le risque était trop grand qu'il perde le vote de révision du leadership qui devait avoir lieu lors du prochain congrès du Parti libéral en février 2003, un vote qui jusqu'à maintenant n'était qu'une simple formalité pour un premier ministre élu.

Le départ forcé de Chrétien est sans précédent dans la politique fédérale canadienne. Au début des 1960, le gouvernement du Parti conservateur de John Diefenbaker avait implosé, mais Diefenbaker n'avait pas de gouvernement majoritaire et même là, ses rivaux au sein du cabinet ministériel n'avaient pas réussi à le détrôner comme chef du parti qu'après que les conservateurs aient passé plusieurs années sur les bancs de l'opposition. De plus, point crucial, le cabinet Diefenbaker était divisé sur une question politique essentielle : accepter ou non des armes nucléaires américaines en sol canadien.

La situation est différente chez les libéraux de Chrétien alors qu'il n'y a pas de différences entre lui et Martin sur les politiques actuelles du gouvernement, à tout le moins pas de différences qui ont été définies nettement et publiquement.

Le partenariat et la rivalité Chrétien-Martin

Jusqu'à ce juin, pendant neuf années et demie, Chrétien et Martin ont travaillé la main dans la main, détenant les deux postes les plus importants du gouvernement fédéral le plus à droite depuis la Grande Dépression. Arrivant au pouvoir en automne 1993 grâce à une vague d'antipathie envers le gouvernement conservateur de Mulroney, les libéraux ont vite oublié leurs promesses de mettre la taxe sur les produits et services (TPS) au rancart, d'arrêter le démantèlement des services publics et de faire de la création d'emploi leur unique priorité.

En tant que ministre des Finances de Chrétien, Martin avait à sa charge d'imposer d'importantes compressions dans les dépenses publiques, spécialement dans les transferts aux provinces pour la santé, l'éducation supérieure et l'aide sociale. En même temps que les cotisations à la caisse de l'assurance-chômage étaient utilisées pour diminuer le déficit du budget fédéral, le gouvernement réduisait les prestations aux chômeurs et durcissait les critères d'éligibilité pour les obtenir. . En conséquence de ces mesures, le déficit s'est résorbé pour laisser la place à d'importants surplus, le gouvernement libéral Chrétien-Martin a alors annoncé un plan de diminutions des impôts et des taxes pour les sociétés et les particuliers de 100 milliards sur cinq ans. Non seulement ces diminutions ont-elles bénéficié aux riches et aux membres de la classe moyenne supérieure, les seules couches sociales a s'être enrichi significativement depuis dix ans, mais elles ont aussi assuré le maintien d'un déficit dans les moyens fiscaux nécessaires au gouvernement fédéral pour réinvestir des sommes significatives dans les services publics et les programmes sociaux.

Martin, un homme d'affaires multimillionnaire, a longtemps joui de l'appui des banquiers et des financiers de Bay Street. Mais après près de quarante années en tant que politicien du Parti libéral, les liens de Chrétien avec l'élite du monde des affaires canadien ne sont pas moins étroits. Sa fille est mariée avec un membre d'une des familles les plus riches et avec le plus de liens politiques, les Desmarais. Sur un large éventail de questions essentielles, que ce soit sur les diminutions d'impôts ou sur la participation du Canada à la guerre contre l'Afghanistan, Chrétien a surpris la grande entreprise et les critiques de la droite en répondant à toutes leurs exigences et demandes.

Il n'y a aucun doute que les ambitions personnelles et la rivalité (Martin a terminé deuxième dans la course au leadership du Parti libéral en 1990, derrière Chrétien qui a remplacé John Turner comme chef du parti) ont joué un rôle important dans la lutte pour la direction des libéraux.

Mais si Martin, un politicien qui était jusqu'à maintenant plus connu pour sa prudence que pour sa verve ou pour son audace, s'est senti suffisamment en confiance pour se lancer dans une contestation ouverte et sans précédent du leadership de Chrétien, c'est parce qu'il y fut encouragé pendant des mois, des années plutôt, par les grands médias canadiens. Une fois Martin démis de ses fonctions ministérielles, les médias se sont déchaînés, qualifiant l'ex-ministre des Finances de géant politique alors qu'au même moment ils décrivaient Chrétien comme un vieux politicien dont les idées et les intérêts se limitent au pouvoir pour le pouvoir et qui serait probablement corrompu jusqu'à l'os.

Que l'élite politique et du monde des affaires prenne le risque de plonger le Parti libéral dans une lutte intestine pour le pouvoir est d'autant plus significatif que ce parti non seulement forme le gouvernement, mais est aussi l'unique parti qui puisse prétendre sérieusement former un parti national avec une base dans toutes les régions du pays.

Crise stratégique de la bourgeoisie canadienne

Derrière la campagne pour mettre fin à la carrière politique de Chrétien, on trouve l'anxiété et la colère grandissante des sections les plus puissantes de la grande entreprise canadienne. Malgré les changements difficiles qu'il a entrepris depuis quinze ans comme le remplacement de la politique économique traditionnelle nationale par le libre-échange avec les États-Unis, le démantèlement de l'État Providence et d'autres mécanismes servant à atténuer les tensions entre les classes et les vagues successives de restructuration des entreprises, le Capital canadien continue à perdre du terrain par rapport à ses rivaux étrangers. Aux frustrations que cela provoque inévitablement au sein de l'élite, s'ajoute celle de n'avoir pas réussi à construire une alternative viable aux libéraux, un phénomène politique qui tire son origine dans les profondes divisions régionales au sein de la bourgeoisie canadienne. Ces divisions sont exacerbées par l'intégration croissante de l'économie canadienne à celle des États-Unis, et par un profond et confus sentiment d'opposition populaire aux politiques sociales conservatrices et aux politiques du libre marché que défendent l'opposition officielle, l'Alliance canadienne.

La grande entreprise a l'intention de profiter du changement du premier ministre et chef du Parti libéral pour faire pression pour que s'intensifie l'assaut contre la classe ouvrière au moyen de nouvelles diminutions d'impôts et de nouvelles compressions budgétaires, en subordonnant encore plus ouvertement la politique sociale aux exigences du marché capitaliste et en éliminant toute réglementation qui restreindrait le capital.

Martin est bien conscient de combien impatients sont les cercles du monde des affaires d'un changement de cap. Il reconnaît aussi que le type de politiques que demande Bay Street rencontre une large opposition dans la population, dans la mesure où elles sont connues. Ainsi, dans sa tentative de supplanter Chrétien à la tête des libéraux, Martin a cherché à se gagner l'appui de la grande entreprise en se présentant comme l'agent du changement tout en se refusant à énoncer clairement quelles politiques il mettrait en oeuvre.

Dans sa campagne pour gagner la direction du parti libéral tout comme il ferait en gouvernant si jamais il réussissait, Martin continue à utiliser l'Alliance canadienne (l'ancien Parti réformiste) comme faire-valoir de droite, exactement comme Chrétien le fait depuis dix ans. Lors de la campagne électorale de l'an 2000, Martin attaquait l'Alliance en prédisant que son programme de diminutions des impôts mènerait à un Canada polarisé socialement. Peu importait qu'il ait lui-même introduit un budget qui offrait les plus grandes diminutions d'impôts de l'histoire canadienne, un budget que le quotidien de droite et grand défenseur de l'Alliance canadienne, le National Post, a louangé pour être un « budget allianciste ».

Ceci dit, l'obsession des cercles dirigeants envers la démission de Chrétien est symptomatique de la désorientation politique de la classe dirigeante qu'a provoquée la fin des vieilles certitudes politiques et économiques. Le premier ministre a souvent été critiqué pour son irrésolution, mais à la vérité, c'est la bourgeoisie elle-même qui est profondément divisée sur sa stratégie de classe.

Par exemple, il y a consensus au sein de la classe dirigeante sur le fait que l'assurance-maladie, universelle et publique, doive être radicalement modifiée. En revanche, les désaccords sont profonds sur la meilleure façon de contrer l'opposition de la population à faire payer une plus grande partie des coûts des soins aux malades et aux personnes âgées et sur ce qui stimulerait le plus la compétitivité des grandes entreprises canadiennes, un système de santé moins complet et toujours financé par l'État ou bien complètement privatisé.

Sur la question des rapports avec les États-Unis et la lutte pour la domination politique entre les diverses factions régionales du Capital canadien, les différences sont au moins aussi importantes. Aucune fraction importante de la bourgeoisie ne croit qu'il y a d'autres choix que d'accepter d'être un partenaire mineur dans une forteresse nord-américaine dirigée par les États-Unis, mais cela n'empêche pas qu'il existe de profondes différences sur la meilleure façon de garder la plus grande marge de manoeuvre possible au Capital canadien pour défendre ses propres objectifs et intérêts prédateurs. Certaines sections de l'élite canadienne appellent pour un nouveau rapport politique avec les États-Unis, y compris une politique étrangère plus en ligne sur celle de ces derniers et une coopération militaire plus étroite. D'autres craignent que les pressions des États-Unis pour une participation à la guerre contre l'Irak et d'autres aventures impérialistes aient un impact explosif sur les rapports entre les classes.

Chrétien a été évincé de son poste à cause de l'intensification de la crise du capitalisme canadien. Cet évincement est un signe avant-coureur d'une intensification des conflits de classe. La classe ouvrière pourra exploiter cette crise si elle se constitue en une force politique indépendante qui mettra de l'avant un programme internationaliste et socialiste pour réorganiser la vie économique et la société sur la base des intérêts des travailleurs.

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