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Un ancien gauchiste allemand apporte sa contribution aux calomnies antitrotskystes

Par Stefan Steinberg
Le 31 juillet 2003

Le dernier en date à se joindre à une singulière campagne internationale s'efforçant d'associer les activités des idéologues néo-conservateurs au sein de l'administration Bush et la politique trotskyste est le journaliste allemand Robert Misik.

Ce débat a principalement eu pour cadre jusque là un groupe de revues de droite des Etats-Unis, dans les pages desquelles une partie des ultra-conservateurs a accusé des gens comme Paul Wolfowitz, vice-secrétaire d'Etat à la Défense, Richard Pearle, ancien directeur du Defense Policy Board et William Kristol, rédacteur en chef du Weekly Standard, d'être des usurpateurs dans le Parti républicain, affirmant que leur réelles racines intellectuelles se trouvaient dans le mouvement trotskyste.

Misik s'est joint à la mêlée avec un article publié le 18 juin 2003 dans le journal allemand taz, un quotidien fondé dans les années 1970 par des gens proches des Verts et des cercles anarchistes. Il y fait une grossière falsification historique, s'efforçant d'inférer l'existence d'une continuité entre la théorie de la Révolution permanente de Trotsky et ce qu'il décrit lui- même comme le programe néo-conservateur de la « contre-révolution permanente ».

Ce qui distingue Misik de gens comme Pat Buchanan et d'autres semi-fascistes américains ayant repris la même idée c'est que Misik se considère lui-même comme un ancien homme « de gauche ».

Dans les années 1980, avant de se consacrer au journalisme, Misik était membre du Groupe marxiste révolutionnaire (RMG) autrichien (après 1986 ce groupe prit le nom d'Alternative socialiste) une organisation affiliée au Secrétariat Unifié d'Ernest Mandel.

Bien que se qualifiant de trotskyste, le Secrétariat Unifié était né d'une scission qui eut lieu au sein de la Quatrième Internationale en 1953. Les partisans de Mandel avaient rejeté l'analyse faite par Trotsky du stalinisme comme une force totalement contre-révolutionnaire, la remplaçant par l'axiome de l' « auto-réforme » de la bureaucratie soviétique. Le Secrétariat Unifié abandonna la perspective essentielle du trotskysme - la construction de partis révolutionnaires de la classe ouvrière indépendants - et durant la période d'après-guerre il chercha à dissoudre ses forces dans les mouvements staliniens, sociaux-démocrates et nationalistes bourgeois.

Dans la période d'effondrement de l'Union Soviétique et de ses satellites d'Europe de l'Est, Mandel et les organisations affiliées à son Secrétariat Unifié dans le monde placèrent leurs espoirs dans la section de la bureaucratie conduite par Mikhail Gorbatchev défendant la politique de la Persetroika et du Glasnost. La chute de l'Union Soviétique et la métamorphose des dirigeants de l'ancienne Nomenclatura en directeurs d'entreprises capitalistes provoqua une immense crise dans ces milieux.

Quant à Misik son évolution n'est pas vraiment atypique. Après avoir quitté la politique d'extrême gauche il chercha à se servir des connaissances sommaires acquises dans l'organisation de Mandel pour faire avancer sa carrière de journaliste. Il est ainsi l'auteur de Marx pour les chefs d'entreprises, livre où il déclare qu'un brin d'analyse économique marxiste est avantageux pour tout chef d'entreprise capitaliste moderne.

L'article du taz a un but similaire; Misik y offre son « expertise » d' « ex-trotskyste » afin d' expliquer la prétendue association entre le trotskysme et l'actuelle éruption militariste américaine.

Misik commence son article intitulé Impétueux comme Trotsky en évoquant l'intervention de l'Armée rouge en Pologne durant l'été 1920. Il cherche à établir un parallèle entre une offensive militaire qui eut lieu il y a plus de quatre-vingts ans et la politique de la guerre préventive préconisée par les néo-conservateurs américains.

Par rapport à la Pologne de 1920, Misik affirme : « L'épisode est tout à fait conforme à ce qu'on pourrait appeler la 'mentalité trotskyste' : une confiance absolue dans l'avenir, une foi absolue d'extrémiste dans la possibilité de réaliser les buts même les plus ambitieux, et une forme de volontarisme du type : ' si quelque chose est bon pour le monde alors on doit s'y atteler'. Si la réalité nous réserve des détails contraires, alors au diable la réalité ».

A la suite de cette caricature grotesque et stupide de l'orientation de Trotsky, Misik avance l'argument selon lequel les néo-conservateurs auraient adopté, comme base de leur hostilité vis-à-vis de l'Union Soviétique, la critique du stalinisme par Trotsky. A propos du soi-disant facteur commun entre les néo-conservateurs et le trotskysme, il écrit : « Chacun à sa façon, ils sont tous deux obsédés par l'idée de la révolution mondiale ». A la fin de son article il revient sur la politique militaire bolchevique et donne à entendre qu'il existe là une similarité avec la politique étrangère néo-conservatrice telle qu'elle s'exprime dans la guerre contre l'Irak.

En fin de compte l'article prouve, une fois de plus, qu'un peu de savoir est une chose dangereuse surtout si celui-ci est manipulé par un menteur professionnel.

La base fragile sur laquelle Misik fait reposer son équation « néo-conservatisme égale trotskysme » est constituée par deux personnages qui selon lui représentent le lien vivant entre ces deux mouvements diamétralement opposés : Irving Kristol et Norman Podhoretz. Tous deux ont pris une part éminente dans les activités des équipes de spécialistes conservatrices, mais leurs rapports au trotskysme sont pour l'un extrêmement ténus et pour l'autre totalement inexistants.

Kristol fit, alors qu'il était étudiant en 1939-40, un passage rapide dans le mouvement trotskyste américain, représenté à l'époque par le Socialist Workers Party. Comme partisan de la tendance de Max Schachtman il rompit avec ce mouvement et continua d'aller à droite, répudiant le socialisme et le marxisme. Podhoretz lui, n'eut jamais rien à voir avec la politique trotskyste ; il commenca sa vie politique - comme une grande majorite de néo- conservateurs - en tant que membre de l'aile libérale du Parti démocrate avant de virer fortement à droite.

La tentative de Misik de présenter la politique extérieure bolchevique après la Révolution russe, en particulier l'intervention de l'Armée rouge en Pologne, comme un précédent à la politique de la guerre préventive du Président Bush et de ses partisans est une grossière falsification de l'histoire.

Les bolcheviques arrivèrent au pouvoir en 1917 en s'engageant à faire sortir la Russie de la guerre impérialiste déclenchée par l'Allemagne en 1914. Dès qu'ils exercèrent le pouvoir d'Etat, les dirigeants bolchéviques mirent immédiatement fin à toute diplomatie secrète, ils traduisirent et publièrent des documents essentiels concernant la guerre et entamèrent des négociations avec les pays de l'alliance en vue d'un cessez-le-feu immédiat.

Suite à la défaite de leur rival allemand, les armées impérialistes alliées engagèrent immédiatement une contre-offensive sur plusieurs fronts dans le but d'envahir la Russie et de renverser le gouvernement dirigé par Lénine et Trotsky. Cela constitua l'arrière-plan du conflit avec la Pologne, qui atteignit son apogée au cours de l'été de 1920.

Dans son autobiographie, Ma Vie,Trotsky indique clairement que les bolcheviques étaient dans leur ensemble opposés à une guerre avec la Pologne. « Nous voulions éviter une guerre à tout prix » écrit-il, « Nous avons tenté de toutes nos forces de faire la paix, même au prix de concessions majeures ».

Néanmoins, dans des conditions où les pays impérialistes occidentaux mobilisaient leurs propres troupes contre l'Union Soviétique en alliance avec Josef Pilsudski, le dirigeant de droite nationaliste de la Pologne, l'Armée rouge sous la direction de Trotsky, fut forcée d'affronter l'armée polonaise pour défendre l'Union Soviétique.

Après un nombre de succès militaires importants, un débat se développa au sein de la direction bolchevique quant au cours ultérieur à suivre dans ce conflit, débat se concentrant sur la question de savoir si la campagne militaire devait se poursuivre sur le sol polonais. Après la capture par l'Armée rouge de Kiev occupée par les polonais, Lénine défendit une politique prévoyant une poussée de l'Armée rouge sur le territoire de la Pologne, confiant que les travailleurs polonais soutiendrait les objectifs des forces révolutionnaires. La politique de Lénine était motivée par sa perspective internationaliste et s'appuyait en particulier sur la possibilité qu'avaient les forces russes d'apporter leur soutien au mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière qui éclatait au même moment en Allemagne.

Dans l'article paru dans taz, Misik présente Trotsky comme manquant de réalisme et ayant une tendance à la rêverie politique. En fait Trotsky tout en partageant la perspective générale de Lénine était convaincu que l'Armée rouge avait déjà atteint son maximum en matière de succès possibles et exprima clairement son opposition à une intervention militaire en Pologne. Ce fut néanmoins la position de Lénine qui l'emporta au sein de la direction bolchevique. Des troupes de l'Armée rouge entrèrent en Pologne et par la suite subirent une cuisante défaite à Varsovie. Les forces soviétiques durent se retirer de Pologne. En l'occurrence, l'évaluation sobre et en tout point réaliste de Trotsky des rapports politiques, sociaux et militaires se révéla correcte.

Si les efforts de Misik pour évoquer des similarités entre la politique militaire de Trotsky et celle de l'administration Bush ont un caractère malveillant et non-historique, sa tentative d'établir un parallèle entre les objectifs stratégiques du mouvement communiste et ceux des néo-conservateurs de Washington est elle, tout simplement absurde.

La perspective guidant les néo-conservateurs est celle d'un renouvellement des formes les plus grossières et les plus agressives de domination impérialiste basée sur la force militaire. Cette stratégie, qui a déjà fait d'immenses ravages au vingtième siècle, eut dans le bolchevisme et avant tout dans la perspective de la Révolution permanente élaborée par Trotsky un ennemi implacable. C'est la trahison de cette perspective par le stalinisme culminant dans la dissolution de l'Union Soviétique, qui a rendu possible une recrudescence de ces formes d'agression militaire et de conquête coloniale.

Misik prétend encore dans son article que les néo-conservateurs ont repris la critique du stalinisme par Trotsky. En fait, l'opposition de Trotsky à Staline et l'hostilité des néo- conservateurs vis-à-vis de l'Union Soviétique se fondent sur des perspectives diamétralement opposées. Dans sa lutte contre la bureaucratie stalinienne, Trotsky a résolument défendu les conquêtes de la Révolution russe, mettant en garde contre le fait que l'orientation nationaliste de Staline sapait les fondements mêmes des réalisations de l'Union Soviétique et laissait celle-ci ouverte au danger d'une restauration capitaliste. Trotsky mena campagne contre Staline de ce point de vue : armer la classe ouvrière russe et internationale d'un programme pour le renversement politique de la bureaucratie du Kremlin, la restauration de la démocratie soviétique et la création des conditions d'un renouveau du mouvement socialiste dans le monde entier.

Le dernier combat mené par Trotsky au cours des mois précédant son assassinat en août 1940 se dirigeait précisément contre ceux dans le mouvement trotskyste américain qui, à la suite de Max Schachtman, cédaient à la pression de l'opinion publique petite-bourgeoise et refusaient de défendre l'Union Soviétique contre l'impérialisme.

Le WSWs a déjà répondu à cette tentative peu raffinée d'accuser le trotskysme de conceptions auxquelles il s'est sans cesse opposé [voir : Les racines historiques du néo-conservatisme : une réponse à une attaque calomnieuse contre le trotskysme: http://www.wsws.org/articles /2003/may2003/shac-23.shtml]. Shachtman rompit avec le trotskysme et Trotsky prédit en 1940 la trajectoire politique de Shachtman et son ultime destination avec une exactitude d'une fiabilité absolue.

Quel que fut l'apport des néo-conservateurs - certain d'entre eux s'inspirant de Shachtman - à l'élaboration de l'idéologie officielle anticommuniste américaine, leur hostilité fanatique vis-à-vis de l'Union Soviétique avait ses racines dans des intérêts de classe. Elle représentait la frustration de la classe dirigeante américaine vis-à-vis du fait qu'une grande partie du globe avait été soustraite à l'exploitation capitaliste. De plus, la peur était toujours présente que les bastions mêmes du capitalisme puissent être menacés par une résurgence du socialisme s'appuyant sur les avancées de la Révolution d'Octobre.

De façon significative, un certain nombre des falsifications du trotskysme par Misik sont un écho de calomnies concoctées par le stalinisme il y a trois quarts de siècle. Dans la lutte contre l'Opposition de gauche trostskyste dans les années 1920 Staline et ses partisans accusaient souvent Trotsky de « volontarisme » et présentaient sa perspective internationaliste comme étant « irréaliste ». Dans les années 1930, suivant une série de trahisons de luttes révolutionnaires de la classe ouvrière internationale, Staline alla beaucoup plus loin, incriminant les partisans de Trotsky de façon monstrueuse, montant des parodies de procès et les accusant de collaboration avec les différentes puissances impérialistes.

Cet écho est tout sauf accidentel. Le groupe rejoint brièvement par Misik dans les années 1980 et inspiré par la politique de Mandel avait rompu en tout avec le trotskysme, donnant des lettres de créances révolutionnaires au stalinisme et à d'autres tendances non marxistes et ne se fondant pas sur la classe ouvrière. Démoralisés par l'effondrement de leur perspective fausse, beaucoup de ces individus se sont tournés vers l'anticommunisme, concentrant leur extrême haine sur la seule tendance qui ait prévu la chute inévitable du stalinisme - le trotskysme.

Misik nous a servi une concoction destinée à flatter le goût politique de la bourgeoisie allemande. Il fournit un « exposé » sur une tendance militariste agressive au sein de la politique étrangère américaine, perçue par Berlin comme une force hostile à ses propres intérêts géopolitiques et ayant fait descendre des millions de gens dans la rue en signe de protestation. En même temps il calomnie le trotskysme, la seule tendance socialiste et internationaliste et la seule qui préconise une perspective pour la mobilisation indépendante de la classe ouvrière contre la guerre impérialiste.

La trajectoire politique de Misik diffère moins qu'il n'y paraît de celle d'Irving Kristol, le soi- disant "parrain" du néo-conservatisme. Tous deux eurent des rapports passagers avec des organisations se prétendant trotskystes, puis ils virèrent brusquement à droite, tentant de monnayer leurs soi-disant lettres de créances afin de s'attirer les faveurs du camp réactionnaire. Il n'est pas encore dit que les efforts de l'ancien gauchiste allemand seront récompensés par le Berlin officiel de la même manière que le furent ceux de Kristol par les cercles républicains de Washington.