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Un échange à propos d'Haïti : Jean-Bertrand Aristide et l'impasse des politiques nationalistes de « gauche »

Le 18 Février 2004

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Nous publions ci-dessous une lettre à propos de la situation en Haïti envoyée par un lecteur accompagnée de la réponse de Richard Dufour, correspondant du WSWS.
Au rédacteur :

Parler du conflit actuel en Haïti comme étant une rébellion « de droite » c'est faire preuve d'un manque de compréhension du mouvement de l'opposition qui réclame la démission d'Aristide. L'opposition réunit plusieurs groupes distincts. En plus des associations d'hommes d'affaires et des « riches élites » sur lesquelles la gauche aux États-Unis a porté son attention, le principal mouvement d'opposition, le Groupe des 184, comprend une grande variété d'organisations de la société civile, notamment de nombreuses organisations paysannes, des syndicats, des groupes de femmes, des associations étudiantes, des écrivains et des artistes, dont certains ont travaillé au sein des administrations Lavalas précédentes. Ces groupes ont traditionnellement été associés avec la gauche haïtienne, et la droite aux États-Unis trouveraient très probablement leurs programmes répugnants.

Le Groupe des 184 s'est clairement distancé à maintes reprises des insurgés armés des Gonaïves qui étaient d'ailleurs des alliés d'Aristide jusqu'à ce que leur chef de file, Amiot Métayer, ait été assassiné. Le Groupe des 184 organise des démonstrations pacifiques qui ne cessent de prendre de l'ampleur, notamment depuis que les chimères affiliées au gouvernement Aristide ont pénétrés à l'université pour battre les étudiants, saccager les salles de cours et briser les jambes du recteur le 5 décembre 2003. Plusieurs démonstrations de l'opposition se sont terminées dans la violence, non pas à cause du comportement des manifestants sans armes, mais des chimères, et à l'occasion de la police, qui les ont attaqués avec des bouteilles, des roches, du gaz lacrymogène et des armes. Le Groupe des 184 n'est pas armé et non affilié à l'opposition armée des Gonaïves, et il n'a pas appelé à l'insurrection. Winter Étienne, le porte-parole des insurgés des Gonaïves, a également déclaré clairement que son groupe n'était pas affilié au Groupe des 184. Il a également explicitement déclaré que son groupe avait acquis ses armes lorsqu'il travaillait pour Aristide contre l'opposition civile non armée.

En tant qu'Haïtien dont les membres de la famille ont été persécutés, arrêtés, exilés et/ou tués par le gouvernement Duvalier pour avoir été des « gauchistes radicaux » et des « communistes », je suis atterré par le soutien béat de la gauche américaine exprimé à l'endroit d'Aristide. Pour moi, cela fait partie de la même mentalité colonialiste que les États-Unis ont toujours eu à l'égard d'Haïti - à savoir les étrangers blancs savent ce qui est mieux pour Haïti. Plutôt que d'accepter aveuglément la propagande du gouvernement Aristide, la gauche aux États-Unis devrait s'interroger pourquoi tant de partisans haïtiens d'Aristide, dont beaucoup ont lutté farouchement pour son retour au pouvoir après le coup d'état de 1991, se sont maintenant tournés contre lui. La dégradation et la détérioration de la situation en Haïti depuis ne peuvent être attribuées au seul manque d'aide étrangère. En 1994, Aristide avait à nouveau l'opportunité d'orienter Haïti sur une nouvelle voie vers le changement et le développement, et de nombreux Haïtiens, tant en Haïti qu'à l'étranger, étaient impatients de travailler avec lui. Mais il (tout comme Préval) a perdu cette occasion; Haïti sous Aristide et Lavalas est plutôt devenue de plus en plus dangereuse et invivable, à cause de la criminalité et de la violence des chimères affiliées au gouvernement armées par ce dernier pour terroriser la population locale et les visiteurs d'origine haïtienne. Voilà pourquoi certains Haïtiens demandent maintenant sa démission.

(Je ne suis affilié avec aucune organisation impliquée dans la politique haïtienne).

M-H L.D.

13 février 2004

* * *


Cher lecteur, merci de nous avoir écrit. Votre lettre soulève des questions essentielles à propos du bouleversement politique actuel en Haïti et de la voie de l'avant que doivent prendre ceux qui veulent s'attaquer aux causes profondes de la crise sociale politique incessante de ce pays, à savoir la pauvreté croissante des masses face aux immenses richesses de la minorité privilégiée, le résultat de décennies d'oppression impérialiste du peuple haïtien.

Les principaux groupes d'opposition que sont le Groupe des 184 et Convergence démocratique ont cherché à capitaliser sur l'aliénation populaire massive produite par la corruption du gouvernement Aristide, ses méthodes autocratiques et ses politiques néolibérales, mais ils ne représentent en rien une alternative progressiste. Malgré leurs dénonciations stridentes de Jean-Bertrand Aristide en matière de droits de la personne, les forces de l'opposition utilisent des méthodes similaires d'intimidation et de violence. Après plusieurs défaites électorales, elles ont boycotté les dernières élections présidentielles en 2000 et ont tout fait pour empêcher la tenue de nouvelles élections parlementaires (et s'y opposent toujours d'ailleurs) - tant qu'Aristide n'aura pas démissionné et qu'il ne leur aura pas cédé le pourvoir d'État.

L'opposition officielle a mis tous ses espoirs dans la création d'une situation de désordre et d'instabilité politiques pour rendre le pays ingouvernable et ainsi provoquer l'intervention du gouvernement américain en sa faveur. Lors de nombreuses entrevues accordées aux médias internationaux au cours des derniers jours, les porte-paroles de l'opposition ont dirigé leurs appels non pas vers le peuple haïtien mais vers les gouvernements de la France, du Canada mais surtout des États-Unis.

Rien ne peut exposer plus clairement la nature profondément anti-démocratique de l'opposition que cet aplaventrisme devant les maîtres impérialistes d'Haïti. Après tout, quels sont les crédits démocratiques de l'administration Bush qui est venu au pouvoir en volant les élections américaines de 2000 et qui a depuis lancé la puissance létale de son appareil militaire contre les peuples innocents de l'Afghanistan et de l'Irak dans sa quête de pétrole et d'avantages géostratégiques? Et quel est l'historique des États-Unis en Haïti? Tout au long du siècle dernier, Washington, tant sous les administrations démocrates que républicaines, a appuyé une longue lignée de dictateurs haïtiens dont l'infâme famille Duvalier, jusqu'à la dernière décennie où le président George Bush père a approuvé le coup militaire sanglant de 1991 qui a renversé le premier gouvernement Aristide.

En Haïti, l'opposition s'est tournée vers les éléments les plus réactionnaires. Sa réaction aux soulèvements armés du nord du pays, menées par des chefs de gang criminels, des trafiquants de drogue et autres personnages louches, a été des plus révélatrices. Selon le Miami Herald, « Bien que l'opposition politique à Aristide a essayé de se distancer des malfaiteurs armés, Evans Paul, un leader de Convergence démocratique... a déclaré lors d'une conférence de presse que leur révolte était une réaction légitime à ce qu'il considérait comme la mauvaise administration du président ».

Selon des rapports qui ont fait surface depuis, les chefs du FRAPH - les escadrons de la mort de la droite qui ont pourchassé les opposants de la junte militaire de 1991 à 1994 - auraient traversé la frontière depuis la République dominicaine, où ils s'étaient réfugiés, pour se joindre à la rébellion des Gonaïves.

La physionomie politique de l'« opposition »

Que les groupes de l'opposition officielle soient impliqués directement dans les soulèvements armés des Gonaïves et d'ailleurs peut être débattu. Mais leurs affiliations avec la droite non.

André Apaid, cet exploiteur d'ateliers de misère qui est devenu le principal porte-parole de l'opposition, s'est opposé à l'expulsion de la junte militaire et à la restauration d'Aristide au pouvoir en 1994. Il a appelé au rétablissement de l'Armée haïtienne, dissoute par Aristide en 1995 - en dépit que ce pilier de la réaction, créé par les États-Unis lors de son occupation militaire du pays de 1915 à 1934, a organisé plusieurs coups sanglants.

L'opposition officielle est une coalition vague comprenant des éléments disparates - depuis les restes de l'ancienne machine politique de Duvalier tel Hubert De Ronceray, ancien ministre de Duvalier, aux anciens partisans d'Aristide. Elle recueille un soutien important parmi les classes moyennes (« des organisations paysannes, des syndicats, des groupes de femmes, des associations étudiantes, des écrivains et des artistes, » comme vous dites). Mais son véritable leadership repose entre les mains de ce que vous décrivez comme « des associations d'hommes d'affaires et des "riches élites" ». Votre utilisation des guillemets autour de ces dernières vise sans doute à signaler le sens exagéré de ce terme. Mais le fait est que la force motrice derrière le mouvement pour la démission d'Aristide est l'élite dominante traditionnelle d'Haïti - une strate notoire pour sa peur profondément enracinée des masses populaires et sa réceptivité à soutenir la violence et la domination autoritaire afin de protéger ses privilèges.

En tant que jeune prêtre apôtre de la théologie de la libération dans les bidonvilles de Port-au-Prince, Jean-Bertrand Aristide est apparu au cours des dernières années du régime de Duvalier comme un leader de masse charismatique saupoudrant ses sermons de rhétorique anti-impérialiste et socialiste, et à ce titre il s'est attiré la haine de l'élite dirigeante. En fait, à plusieurs occasions, il a même échappé de peu aux escadrons de la mort de la droite qui tentait de l'assassiner.

Je parlerai plus tard de la façon dont Aristide est arrivé au pouvoir et de sa responsabilité politique dans l'échec du mouvement de masse anti-impérialiste qui a secoué Haïti entre 1986 et 1991. Mais une chose doit être éclaircie dès le début : pour les sections dominantes de la classe dirigeante haïtienne, personnifiées par l'homme d'affaire millionnaire Apaid, les appels populistes d'Aristide aux « masses en haillons » - qu'elles soient exprimées sous un déguisement de gauche comme lors des jours de lutte contre Duvalier, ou sous leur forme actuelle d'appels racistes de droite contre « l'élite mulâtre » - sont une promotion dangereuse de « haine de classe » qui ne peut être tolérée.

Bien entendu, la question est présentée autrement par les chefs de l'opposition. Leurs discours sur la « tyrannie » d'Aristide visent à amoindrir l'importance de leur propre association passée et actuelle. À cet égard, Apaid a fait une remarquable confession lors d'une interview accordée au quotidien montréalais La Presse : « Questionné à propos de supposés trafiquants de drogue qui gèrent une station de radio dans le nord du pays en évoquant la liberté d'expression, de malfaiteurs armés condamnés pour un massacre sous le régime putschiste [de 1991-1994] à Raboteau aux Gonaïves, et de deux sénateurs ex-membres de Lavalas [le parti politique d'Aristide] soupçonnés de graves crimes, qui sont tous ses alliés dans la lutte contre Aristide, Apaid répond, "je n'ai rien négocié avec eux", puis ajoute : "je travaille dans la convivialité. Je ne suis pas ministre de la Justice" ».

Les chefs de l'opposition cultivent délibérément l'ambiguïté quant aux politiques qu'ils veulent pratiquer dans l'après-Aristide. Interrogé au cours de la même interview accordée à La Presse à propos des tentatives de l'opposition de préparer un programme commun, Apaid déclare, « les points contentieux ont été mis de coté, comme par exemple : est ce que l'économie doit être basée sur l'espace national ou sur la mondialisation et l'ouverture? Doit-on protéger les travailleurs ou les investisseurs?... Cette lutte entre la gauche et la droite va créer des tensions pendant six, huit ou dix ans encore. »

Apaid peut bien se retenir de prendre ouvertement position dans la lutte « opposant la gauche et la droite, » mais ses actions en tant que propriétaire d'Alpha Sewing, la fabrique industrielle nationale de gants, sont révélatrices. Selon un rapport sur Alpha Sewing publié en août 1998 par Action Alert, un groupe de défense des droits des travailleurs : « les employés font état de problèmes cutanés et respiratoires qui sont causés par leur travail effectué sans protection avec de puissants produits chimiques. Les ouvriers travaillent environ 78 heures par semaine, et 75 p. 100 des femmes ne touchent même pas le salaire minimum. »

Comte-tenu de ces observations, il est tout à fait exact de caractériser le mouvement de l'opposition officielle et la rébellion armée du nord - indépendamment de la nature exacte des liens qui existent entre eux - comme étant une contestation de la droite dirigée contre le gouvernement élu de Jean-Bertrand Aristide. Reconnaître ce fait politique et dévoiler le véritable programme des forces de l'opposition en Haïti n'équivaut pas à faire preuve de « soutien béat » politique devant Aristide comme vous le soutenez dans votre lettre.

Toutefois, il est vrai que certains éléments aux États-Uni communément identifiés comme étant la « gauche », dont Workers World et l'hebdomadaire Haïti-Progrès, soulèvent cyniquement la menace de la réaction de façon à recueillir un soutien au gouvernement Aristide dont la popularité a dégringolé suite à ses politiques de privatisations, de mises à pied massives et de diminution des subventions aux prix. L'ironie est que votre position de glorification du mouvement d'opposition haïtien est le revers de la même médaille. Vous partagez la vision de la « gauche » pro-Aristide selon laquelle le plus qu'on puisse faire est de soutenir l'une ou l'autre des factions bourgeoises banqueroutes qui se sautent à la gorge dans une lutte à mort pour ramasser les miettes du pouvoir.

En contrepartie, la position du World Socialist Web Site est de travailler pour que les travailleurs d'Haïti, des États-Unis, et du monde entier adoptent une position de classe indépendante. Une opposition politique conséquente à Aristide doit être basée sur la reconnaissance que ce dernier a joué un rôle crucial dans le déraillement d'un mouvement populaire de masse qui contenait en lui le potentiel de transformations révolutionnaires.

Le dossier politique de Jean-Bertrand Aristide

Jean-Bertrand Aristide a été au pouvoir pendant 10 ans, tant directement que par l'entremise de son quasi « frère jumeau » René Préval qui a été le président symbolique d'Haïti de 1996 à 2001. Son incapacité à améliorer les conditions sociales du pays - qui n'ont en fait qu'empirer depuis - et la résurrection politique subséquente des forces de la réaction constituent les plus solides mises en accusations pouvant être faites contre les politiques nationalistes de « gauche » d'Aristide.

Examinons brièvement la carrière politique d'Aristide depuis sa décision décisive de briguer la présidence à la fin de 1990. En décembre de cette année-là, il s'est opposé à Marc Bazin, un ancien économiste de la Banque mondiale qui était perçu par la plupart des gens comme le candidat favori de Washington. C'est là un tournant à 180 degrés pour Aristide qui jusqu'alors dénonçait les élections à venir comme « fabriquées aux États-Unis » et recommandait de les boycotter.

Qu'est ce qui a causé ce changement de cap? Au fur et à mesure que le jour du scrutin approchait, l'agitation parmi les masses populaires augmentait énormément en réaction à la campagne électorale montée par les forces duvaliéristes sous le leadership de Roger Lafontant, l'homme fort du régime dans ses derniers jours. Près de cinq ans après les bouleversements colossaux qui avaient mené au renversement de « Baby Doc » Duvalier, la classe dirigeante haïtienne s'inquiétait de plus en plus de la possibilité d'une nouvelle éruption des masses oppressées dans la vie politique du pays.

C'est alors que des sections importantes de la bourgeoisie haïtienne se sont tournées vers l'ancien prêtre radical Aristide comme moyen de contenir ce mouvement. Une prémisse essentielle pour la droite était de détourner le vent de protestation de la rue vers les voies électorales. Et c'est Aristide qui s'en est chargé. Il a rapidement mis de côté son passé « anti-capitaliste » et sa rhétorique « anti-impérialiste » pour accepter de diriger une coalition de formations politiques bourgeoises et petites-bourgeoises et faire campagne sur une plate-forme de « réconciliation nationale », prônant notamment un « mariage entre le peuple et l'Armée. » Aristide remporta une victoire écrasante aux élections lors desquelles les travailleurs et les oppressés ont participés en masse.

Le premier gouvernement Aristide pris le pouvoir en février 1991et fut ponctué de faibles tentative de réformes sociales, notamment d'une augmentation factice du salaire minimum dans les faits annulée par les préparatifs d'imposition de mesures d'austérité inspirées par le FMI. Cela se passait dans des conditions où les masses oppressées qui avaient propulsé Aristide au Palais national, en particulier ses jeunes partisans, exerçaient de fortes pressions pour une redistribution significative de la richesse afin de palier à la pauvreté. Après un peu plus de huit mois de pouvoir, les sections dominantes de la classe dominante haïtienne ont perdu confiance dans la capacité d'Aristide de contenir les efforts révolutionnaires des masses et ont décidé d'appuyé un coup militaire mené par l'homme qu'Aristide avait nommé à la tête des forces armées haïtiennes, le général Raoul Cédras.

La réaction d'Aristide, dont la vie ne fut épargnée que grâce à une intervention de l'ambassadeur de la France la nuit du coup, allait avoir des conséquences politiques catastrophiques pour la lutte du peuple haïtien pour son émancipation sociale. Alors que ses partisans des quartiers populaires de Port-au-Prince étaient fauchés à la mitrailleuse, Aristide appela les opposants au coup à rester « pacifiques » de façon à éviter la guerre civile, ce qui ne fit en faits que la rendre unilatérale. On évalue à plus de 3 000 le nombre de personnes tuées au cours des trois années où le général Cédras exerça le pouvoir.

Encore plus dommageable politiquement fut la décision d'Aristide, après avoir trouvé refuge aux États-Unis, de baser sa lutte contre la junte militaire non pas sur des appels à la classe ouvrière américaine et internationale pour venir en aide à leurs frères et surs de classe haïtiens afin de se débarrasser du carcan de la terreur militaire et de l'exploitation capitaliste, mais à la force même qui a joué le rôle central tout au long du XXe siècle pour le maintien d'Haïti dans la pauvreté et l'oppression la plus abjecte - c'est-à-dire l'impérialisme américain.

Qu'Aristide et son cercle intime se soient précipités avec empressement aux pieds de Washington pour quêter un soutien découle organiquement de leur nature sociale en tant que représentants de la petite-bourgeoisie dont la perspective de classe est façonnée par l'horrible réalité au jour le jour de l'oppression impérialiste, mais dénué de toute véritable indépendance face à la bourgeoisie nationale et à l'impérialisme même. Au cours de la période historique précédente, alors que le conflit de la Guerre froide opposait l'impérialisme américain à la bureaucratie stalinienne en Union soviétique, la bourgeoisie nationale jouissait d'une certaine marge de manuvre, et les contraintes exercées sur la mobilité internationale du capital permettaient une possibilité limitée de développement économique national. Ces conditions permettaient aux nationalistes petits-bourgeois tels Fidel Castro à Cuba ou les Sandinistes au Nicaragua de se présenter comme des radicaux anti-impérialistes et même socialistes. Mais lorsque Aristide dû s'exiler, l'Union soviétique était au bord de la dissolution formelle. De plus, en réaction aux secousses économiques des années 1970, les puissances capitalistes avancées devenaient de plus en plus agressives dans leur rapports avec le Tiers-Monde en ce qui a trait aux conditions de crédit, d'investissements et d'accès aux technologies avancées.

La carrière d'Aristide en tant qu'« anti-impérialiste » a été très brève, et sa transformation en un laquais de Washington fut un spectacle bien déplaisant, même si ce ne fut fondamentalement pas le résultat de faiblesses personnelles. Cette évolution découlait plutôt du fait qu'il est apparu sur la scène au moment même où s'effondrait toute base objective pour appliquer son programme nationaliste petit-bourgeois d'utilisation de l'État-nation pour encourager les industries du pays et appliquer des réformes sociales limitées pour tenter de surmonter l'héritage de l'oppression impérialiste.

Toujours est-il que les supplications d'Aristide à l'endroit de impérialisme américain sont tombées dans l'oreille d'un sourd, alors que l'administration américaine de George Bush père accueillait avec plaisir l'éviction de l'ancien prêtre radical par son principal défenseur en Haïti, les forces armées haïtiennes justement créées par les États-Unis. Le règne brutal de la junte militaire qui suivit poussa rapidement des milliers d'Haïtiens à tenter de traverser l'océan pour atteindre la Floride. L'arrivée de réfugiés haïtiens devint un enjeu de l'élection présidentielle américaine de 1992, lorsque le candidat démocrate Bill Clinton dénonça la politique de Bush de refus systématique du droit d'asile aux réfugiés haïtiens.

Après l'élection de Clinton à la Maison Blanche, des pressions furent exercées sur ce dernier pour qu'il règle le problème des réfugiés. Son administration décida alors en 1994 de mener une intervention militaire pour restaurer Aristide au pouvoir, de façon à pouvoir justifier la fermeture complète des États-Unis aux Haïtiens pauvres et réfuter l'impression grandissante de l'impotence de l'administration Clinton devant Cédras et la junte haïtienne. Mais le retour d'Aristide fut conditionnel : il devait fournir toute une série de garanties à la droite, la plus importante étant d'appliquer des politiques néolibérale de type FMI.

Ainsi, lorsque vous écrivez « En 1994, Aristide avait à nouveau l'opportunité d'orienter Haïti sur une nouvelle voie vers le changement et le développement », vous négligez les conditions concrètes de son retour. Compte-tenu de son orientation politique petite-bourgeoise - sa préférence de se tourner vers l'impérialisme plutôt que vers la classe ouvrière haïtienne et internationale - Aristide était pieds et poings liés dès le départ. Il était freiné par la force même qui bloque depuis si longtemps « la voie vers le changement et le développement » d'Haïti, c'est-à-dire l'impérialisme américain. C'est par une des ironies amères de l'histoire qu'Aristide, élu président sur la base d'une campagne contre un ancien représentant de la Banque Mondiale qu'il décrivait comme « le candidat des « États-Unis, » a été replacé au pouvoir par les Marines américains après s'être engagé à imposer un programme social économique incendiaire dicté par Washington et Wall Street.

Aristide est resté au pouvoir jusqu'au début de 1996. Les hauts-fonctionnaires de l'administration Clinton avaient insistés qu'aucun prolongement de son mandat de cinq ans ne serait toléré malgré les trois années de règne de Cédras et que la constitution d'Haïti l'empêchait de se présenter à un second mandat consécutif. René Préval, le bras droit d'Aristide choisi comme son successeur, se présenta donc comme candidat du Parti Lavalas et fut élu président en 1996.

C'est en fait le gouvernement de Préval qui a appliqué les éléments clés du programme d'ajustement structurel du FMI, entraînant des licenciements de masse dans le secteur public, la fermeture d'entreprises publiques telles que les fabriques de farine et de ciment du pays, et d'énormes compressions dans les subsides pour la nourriture et les transports à une période d'inflation galopante. Il en résulta une misère sociale croissante dans le pays le plus pauvre de l'hémisphère Ouest. Aristide tirait toujours les ficelles du pouvoir en arrière-plan, mais puisqu'il n'occupait pas de poste officiel, il était en quelque sorte protégé de la déchéance politique accompagnant ces politiques fortement impopulaires.

Aristide a été réélu président en décembre 2000 lors d'élections boycottées par les forces de l'opposition mais néanmoins qualifiées de justes par les observateurs internationaux. Mais en comparaison de la décennie précédente, la participation a été nettement plus faible, bien en dessous des 50 % selon la plupart des évaluations.

Au cours des trois dernières années, les politiques dévastatrices dictées par le FMI appliquées par Aristide et son « jumeau » ont déchiré encore plus en profondeur le tissu social du pays. Et la crise sociale s'est vue encore plus exacerbée par la retenue de centaines de millions de dollars d'aide financière promise alors que les États-Unis, le Canada et d'autres grandes puissances ont tenté de forcer Aristide à incorporer des représentants de l'opposition dans son gouvernement. Incapable d'offrir la moindre solution progressiste à la misère sociale toujours croissante, Aristide en est venu à se fier de plus en plus sur les mêmes sales tours pratiqués par des générations de politiciens haïtiens - répression, favoritisme, appels raciaux, et création de son propre réseau privé de gangs armés recrutés parmi les éléments du sous-prolétariat.

La classe ouvrière internationale et la lutte contre l'impérialisme

Finalement, tant Aristide que ses ennemis au sein de l'opposition sont des défenseurs de l'ordre bourgeois dénués de tout soutien véritablement populaire à la base. Les deux clans s'appuient sur le soutien politique de Washington et autres forces impérialistes, et sur le favoritisme et les tactiques d'intimidation au pays. Aucun des deux ne se préoccupe des normes démocratiques-bourgeoises, encore moins des droits démocratiques des masses : ils savent que les divisions de classe sont tellement profondes et les conditions de vie si infernales pour la vaste majorité des Haïtiens qu'elles ne peuvent être imposées que par l'usage de la force brute.

Que ce soit Aristide ou les forces de l'opposition qui l'emportent finalement ne permettra que de déterminer quelle section de l'élite politique et bourgeoise pillera l'État - la plus importante source de richesse dans un pays comme Haïti où le niveau d'activité économique et la production sont aussi faibles. Pour les masses, cela ne fera pas de différence fondamentale.

Ceux qui cherchent une véritable solution progressiste pour satisfaire les besoins urgents des masses qui veulent la paix, des droits démocratiques, la sécurité, de la nourriture et des logements adéquats, des soins de santé et l'accès à l'éducation, la trouveront dans la lutte pour mobiliser les masses oppressées d'Haïti contre la domination économique de l'île et de l'État par l'oligarchie bourgeoise nationale qui est le partenaire junior de Wall Street et de Washington.

La seule force sociale capable de mener la lutte pour une telle alternative est la classe ouvrière haïtienne, de la Caraïbe et internationale. Mais pour ce faire, elle doit tirer les leçons des deux dernières décennies tragiques de luttes en Haïti. Elle doit comprendre la banqueroute des politiques nationalistes petites-bourgeoises du type épousé par Aristide et ses partisans. L'oppression impérialiste ne peut être défaite sur une base nationale, mais seulement dans le cadre de la lutte contre le capital international.

Dans les conditions actuelles de la mondialisation, dont l'immense potentiel de progrès pour l'ensemble de l'humanité reste bloquée par le monopole du contrôle exercé par quelques entreprises transnationales gigantesques mues par le profit privé, les efforts des grandes masses ne peuvent être gratifiés que par une transformation révolutionnaire fondamentale à la base de la société. L'économie mondiale doit être administrée de façon à assouvir les besoins sociaux et non les profits d'une minorité. Pour ce faire, les travailleurs d'Haïti doivent consciemment unir leurs luttes avec celles de leurs frères et surs de classe de la Caraïbe et des deux Amériques, et s'unir pour construire un mouvement politique de masse indépendant de la classe ouvrière internationale contre l'impérialisme.

Salutations

Pour le WSWS,
Richard Dufour


 

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