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Élections canadiennes: le battage médiatique ne peut cacher la désaffection populaire

Keith Jones
Le 29 mai 2004

Après des mois d'hésitation et de spéculation, le premier ministre libéral Paul Martin a appelé une élection fédérale pour le 28 juin.

Propriétaire de l'une des plus grandes sociétés canadiennes et ministre des Finances de 1993 à 2002, Martin a succédé à Jean Chrétien au poste de premier ministre en décembre dernier. Dans les deux années qui ont précédé sa nomination, les médias des grandes entreprises avaient poussé Martin à se saisir de la direction du parti libéral, le décrivant comme un colosse de la politique pour les coupes massives des dépenses publiques qu'il avait imposées entre 1995 et 1997 et pour le programme de réductions d'impôt de 100 milliards de dollars en cinq ans qu'il avait dévoilé juste avant les élections de novembre 2000.

Cependant, il est apparu très vite que le supposé appui massif dont bénéficiait Martin n'était qu'une bulle gonflée par les médias. Dans les semaines qui ont suivi sa nomination au poste de premier ministre, les sondages d'opinion publics ont montré une baisse radicale de l'appui populaire pour les libéraux. Martin avait projeté de tenir les élections tôt en mai, mais craignant pour la réélection de son gouvernement, il a repoussé à plusieurs reprises son appel pour les élections, optant finalement pour ce qui est dans les faits la dernière date possible avant septembre.

La cause immédiate pour la chute de l'appui aux libéraux a été un scandale financier au sujet de contrats attribués à des agences publicitaires du Québec proches des libéraux. En février, le vérificateur général du Canada a déposé un rapport cinglant qui disait que 100 millions de dollars en contrats gouvernementaux avaient été dépensés sans documentation appropriée et qu'il y avait au moins une demi-douzaine de cas où des agences de publicité avaient reçu de grandes sommes pour peu ou pas de travail.

Si les accusations de mauvaise gestion et de corruption des libéraux par l'opposition ont pris une telle ampleur, c'est en grande mesure parce que Martin les a accueillies et amplifiées dans une tentative de distinguer son gouvernement de celui de Chrétien. Martin était résolu à démontrer aux grandes entreprises qu'il partageait leur frustration envers le régime de Chrétien qui, bien qu'il a mis en oeuvre la politique sociale et fiscale la plus de droite depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en était venu à être vu par les grandes entreprises comme trop associé aux programmes sociaux et à la rhétorique nationaliste canadienne des années 1970. Particulièrement, les sections puissantes de grandes entreprises ont estimé que Chrétien a mis leurs intérêts en danger en ne faisant pas du Canada le meilleur et le plus proche allié de l'administration Bush.

( Chrétien a déployé la plus grande force expéditionnaire canadienne depuis la guerre de Corée afin d'aider les États-Unis dans leur invasion de l'Afghanistan, mais, à la dernière minute, il a décidé de mettre un terme aux préparatifs pour envoyer les Forces armées canadiennes conquérir l'Irak aux côtés des Américains.)

Si Martin a voulu utiliser le scandale du favoritisme pour envoyer un message aux grandes entreprises, c'est parce qu'il craignait de révéler ses visées politiques avant d'avoir obtenu un mandat électoral. Ici encore, la question des relations entre le Canada et les États-Unis pesait lourd dans la balance. Martin a dit, à plusieurs reprises, qu'il veut rétablir les relations de bon voisinage avec Washington. Il a aussi signifié qu'il avait bien entendu les appels du Conseil canadien des chefs d'entreprise et d'autres représentants de la grande entreprise pour un rapprochement économique et géopolitique avec les États-Unis. Mais il est aussi très conscient de la grande hostilité populaire envers l'administration Bush, particulièrement sur la question de l'occupation de l'Irak. Ce n'est qu'après beaucoup d'hésitations que Martin a accepté l'offre de Bush de visiter la Maison Blanche à la fin d'avril.

Mais la tentative de Martin d'exploiter le scandale de favoritisme en attisant la colère populaire face aux allégations de corruption et de copinage du gouvernement Chrétien, lui a explosé au visage. Le scandale a touché une corde sensible, particulièrement parmi les sections de la classe moyenne dont les revenus stagnent au même moment où la qualité des services de santé publics et des autres services qu'ils sont supposés recevoir contre leurs impôts s'est constamment détériorée.

À un niveau plus fondamental, la baisse soudaine de l'appui au Parti libéral et l'effondrement de l'image de titan politique de Martin sont le résultat de la désaffection et de l'aliénation de vastes secteurs de la population envers l'establishment politique. Sans dépasser les explications les plus superficielles sur les causes de ce qu'ils observent, les sondeurs rapportent que l'électorat est de plus en plus volatil quant à ses sympathies politiques et de plus en plus méfiant envers toutes les autorités traditionnelles, que ce soit les partis politiques, le milieu des affaires ou les syndicats.

Ce sentiment naissant, mais profondément enraciné a été nourri des expériences amères des deux décennies passées. Maintes et maintes fois, les Canadiens ont défait les gouvernements fédéraux et provinciaux seulement pour constater que le gouvernement nouvellement élu, qu'il soit formé par un parti avéré de la droite comme le Parti conservateur ou par les sociaux-démocrates du Nouveau parti démocratique (NPD), poursuivait essentiellement le même programme en faveur des grandes entreprises : démantèlement des services sociaux publics, concessions sur la réglementation et la fiscalité aux sociétés et nouvelles attaques de l'État contre les syndicats et les droits démocratiques. Tandis que l'élite proclame que les Canadiens n'ont jamais été plus riches, l'immense majorité, au mieux, stagne économiquement parlant, et cela, au prix d'heures de travail plus longues, sous la pression toujours croissante des gestionnaires et dans des emplois qui sont de moins en moins certains.

Les libéraux se font passer pour les défenseurs de l'assurance-maladie

Le Parti libéral, le parti traditionnel du Capital canadien, a gagné les trois dernières élections, en utilisant son principal rival (successivement, les progressistes-conservateurs, le Parti réformateur et finalement l'Alliance canadienne) comme faire-valoir de droite. Lors des élections, les libéraux dénoncent les politiques de la droite, déclarant qu'elles ne profitent qu'aux privilégiés aux dépens des Canadiens ordinaires et qu'elles entraîneront une société plus dure. Mais une fois au pouvoir, ils mettent en oeuvre une politique socio-économique presque identique à celles-là mêmes qu'ils ont dénoncées. Ainsi en 1993, les libéraux ont gagné l'élection en promettant de faire de l'emploi leur principale priorité, attaquant les conservateurs pour «leur obsession envers le déficit», promettant d'abroger la nouvelle taxe sur les produits et services (la TPS) et de se retirer des accords sur le libre-échange (l'ALENA) à moins de réaménagements considérables. Une fois au pouvoir, les libéraux ont laissé l'ALENA et la TPS en place et ont annoncé que l'élimination du déficit était leur principale priorité. À cette fin, ils ont alors effectué les plus importantes coupes dans les dépenses sociales de l'histoire canadienne et ont modifié les règlements régissant les prestations de chômage afin que la majorité des chômeurs n'ait plus droit à aucune prestation.

Juste avant l'élection 2000, les libéraux ont présenté des réductions d'impôt que même le National Post, un quotidien néoconservateur, a salué avec le titre en première : «Les libéraux ont livré un budget digne de l'Alliance». Chrétien et Martin ont dénonçé l'Alliance tout au long de la campagne électorale pour préconiser un impôt à taux unique «socialement déstabilisant» et pour être un cheval de Troie offert par les opposants à l'avortement et par la droite religieuse.

Dans la campagne actuelle, Martin se fait passer pour le défenseur du programme de santé public universel canadien. Mais c'est lui qui porte la plus grande part de responsabilité pour la surcharge des salles des urgences et pour les longues listes d'attente pour la plupart des actes médicaux ayant une incidence sur la vie. Entre 1995 et 1997, le gouvernement libéral fédéral, qui avait Martin comme ministre des Finances, a coupé par plus du tiers les transferts annuels que faisait le gouvernement fédéral aux provinces pour financer les services médicaux, l'aide sociale et l'enseignement postsecondaire.

Parce qu'il contrevenait à son plan de campagne électorale, Martin a vertement semoncé son ministre de la Santé, Pierre Pettigrew, pour avoir levé le voile sur la véritable politique libérale en matière de santé devant un comité parlementaire: le gouvernement libéral n'a eu aucune objection à ce que les provinces privatisent les établissements de santé et la gestion des soins. Il insiste seulement pour que le gouvernement agisse comme un assureur, payant les factures des actes «médicalement nécessaires».

Martin a commencé la campagne libérale en accusant Stephan Harper, le leader des conservateurs qui forment l'opposition officielle d'être un clone de Mike Harris, le premier ministre de l'Ontario qui à la fin des années 1990 a mené l'assaut contre la classe ouvrière: «On peut faire l'analogie qu'essentiellement Stephan Harper veut faire du Canada ce que Mike Harris a fait de l'Ontario: diminuer les impôts prématurément pour devoir ensuite couper les programmes sociaux et endetter lourdement la province.»

Mais comme le Globe and Mail, la voix traditionnelle des banques et des maisons courtage sur Bay Street (le Wall Street canadien) l'a fait remarquer, les libéraux fédéraux et les conservateurs ontariens de Harris ont essentiellement poursuivi la même politique, coupant dans les services publics et sociaux et cajolant les grandes entreprises et les biens nantis avec des réductions d'impôt. En effet, une des principales motivations des libéraux pour leurs réductions d'impôt en 2000 était de s'assurer que le gouvernement fédéral n'aurait pas les moyens pour sérieusement réinvestir dans les services et l'infrastructure publics.

Réalignements dans l'establishment politique canadien

Harper, essaye pour sa part, de présenter les conservateurs comme la solution de rechange «modérée» et «du centre» aux libéraux. En réalité, Harper et les conservateurs veulent pousser la politique canadienne beaucoup plus à droite. L'arrivée de Harper, un idéologue néoconservateur en tête d'un parti formé de la fusion du Parti progressiste-conservateur (le PC), le parti qui a traditionnellement représenté l'alternative des grandes entreprises au Parti libéral, avec l'Alliance canadienne/Parti réformateur, un parti populiste de droite, est en soi une mesure de combien le spectre entier de la politique officielle est maintenant à droite.

Pendant des années, l'establishment conservateur a raillé l'Alliance canadienne et son prédécesseur le Parti réformateur pour sa rhétorique anti-Québec, anti-immigrante et socialement conservatrice. Mais sous la pression de Bay Street, et avec la bénédiction de l'ancien premier ministre du PC Brian Mulroney, un ami et un allié très proche des Bush, l'Alliance canadienne et les progressistes-conservateurs ont fusionné l'automne dernier pour former le nouveau Parti conservateur.

Pour solidifier l'appui dont il jouit sur Bay Street, Harper place l'appel pour de nouvelles réductions d'impôt au centre de sa campagne et insiste pour que les partisans de son parti dans la droite religieuse adoucissent leur rhétorique. Mais l'axe principal de la campagne des conservateurs est de mousser le scandale. Reconnaissant que l'immense majorité de l'électorat est opposée à leurs politiques, les conservateurs ont l'intention de ne pas en parler pour plutôt se limiter à dénoncer le Parti libéral pour être un parti «vieux, fatigué et corrompu».

Les sociaux-démocrates canadiens ont joué un rôle central dans l'assaut contre la classe ouvrière, réduisant les dépenses du secteur social, mettant en place des programmes de travail obligatoire pour les sans-emploi qui ont une assistance gouvernementale et attaquant les droits des travailleurs lorsqu'ils ont été au pouvoir au niveau provincial. En conséquence, le Nouveau parti démocratique (le NPD) a subi une débâcle électorale après l'autre.

Après que le NPD ait à peine réussi à conserver son statut de parti officiel à la Chambre des communes et qu'il ait réalisé son deuxième plus mauvais score en terme de part du vote populaire lors des élections fédérales de 2000, l'aile gauche anémique du parti et une section de la bureaucratie syndicale ont considéré l'idée de lancer un nouveau parti. Mais tant les critiques de l'establishment du parti que les piliers du NPD, comme l'ancien leader du NPD Ed Broadbent, sont venus en aide à l'ancien conseiller municipal de Toronto Jack Layton dans sa tentative de ressusciter le NPD. Layton a cherché à associer le NPD au mouvement antimondialisation, aux mouvements antiguerre et aux mouvements environnementalistes et a commencé a attaqué Martin plus directement pour être un représentant de la grande entreprise.

Le NPD voit une occasion de redorer son blason dans la montée de l'opposition populaire aux grandes entreprises et au militarisme impérialiste de l'administration de Bush. Mais il y flaire aussi un danger. Lorsqu'il a expliqué pourquoi il avait donné son appui à l'outsider Layton lors de la course à la direction du NPD de l'an dernier, Broadbent a averti ses collègues sociaux-démocrates que la radicalisation croissante pourrait bien ignorer le NPD.

Tandis que les grands médias peignent Layton comme un radical, le programme du NPD est beaucoup plus à droite que ce qu'il préconisait dans les années 1970 et les années 1980. Aujourd'hui le NPD promet un budget équilibré et une modeste augmentation de l'impôt sur les sociétés et des dépenses sociales. Layton a activement cherché à recruter des libéraux et des conservateurs dissidents, y compris l'ancienne vice-première ministre libérale Sheila Copps et l'ancien premier ministre conservateur Joe Clark. L'espoir le plus cher du NPD est que les élections aboutiront à un parlement sans majorité dans lequel il détiendrait la balance du pouvoir. Layton a déjà publiquement indiqué les termes sous lesquels le NPD donnerait son appui à un gouvernement libéral dirigé par Martin.

Au Québec, la bureaucratie syndicale espère utiliser les élections pour redonner vie au Parti québécois (PQ), qui a perdu le pouvoir lors de la dernière élection provinciale ainsi que le mouvement pour l'indépendance québécoise. Le PQ n'existe pas au niveau fédéral, mais est étroitement lié au Bloc québécois (BQ) qui a été fondé en 1991 par le dissident du Parti conservateur Lucien Bouchard et par le libéral Jean Lapierre. Ce dernier est depuis retourné chez les libéraux en tant que lieutenant québécois de Martin. Les dirigeants syndicaux appuient plus fermement le BQ qu'ils craignent la polarisation de classe résultant de la poussée du gouvernement libéral provincial pour «reconstruire» l'État par la privatisation, la déréglementation et les réductions massives des dépenses sociales. Les dirigeants syndicaux du Québec ont averti le premier ministre libéral Jean Charest à plusieurs reprises que les attaques de son gouvernement font qu'il est de plus en plus difficile pour eux de contrôler leurs membres et de maintenir la «paix sociale».

Comme les conservateurs, le BQ concentre sa campagne sur le scandale de favoritisme. Son principal slogan, Un parti propre au Québec, joue sur deux sens du mot «propre».

Les élections actuelles ont lieu dans un climat d'irréalité. Chacun des politiciens proclame son appui indéfectible à l'assurance-maladie alors même que les grands médias crachent un éditorial après l'autre affirmant que l'actuel système de santé n'est pas «viable». Personne ne relève la contradiction flagrante entre, d'un côté, la révolution technologique du dernier quart de siècle qui a vu une augmentation spectaculaire de la productivité et, de l'autre, la croissance de l'insécurité économique et de l'inégalité sociale.

Quant aux changements remarquables dans la politique mondiale, l'éruption de l'impérialisme américain, les immenses manifestations mondiales contre la guerre, la conquête de l'Irak, le développement des conflits entre les principales puissances capitalistes, ils ne semblent pas dignes d'être mentionnés. (Ce n'est que si les libéraux sentent que leur gouvernement est en sérieux danger qu'ils ont l'intention d'utiliser dans leur campagne électorale la position de Harper qui voulait que le Canada participe aux côtés des États-Unis à la guerre illégale contre l'Irak.)

Ce que ce climat d'irréalité soulève, c'est le besoin criant d'un nouveau type de politique, d'une politique qui s'oppose à l'ordre établi plutôt que de le soutenir, d'une stratégie socialiste qui aspire à mobiliser la classe ouvrière internationale contre le système de profit et contre l'impérialisme.

 

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