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La politique de l'opportunisme : l'extrême gauche en France

Première Partie ­ Le pacte électoral LO-LCR

Par Peter Schwarz
15 mai 2004

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La question posée de façon extrêmement urgente dans toute l'Europe et dans le monde entier est la construction de la Quatrième internationale. Les partis sociaux-démocrates et staliniens ainsi que les syndicats n'ont aucune réponse aux problèmes, aux dangers, au déclin social et à la menace de guerre auxquels est confrontée la population. Ils font eux-mêmes à présent partie du problème et font énergiquement avancer la démolition des acquis sociaux et démocratiques. Des millions d'électeurs et d'adhérents leur ont tourné le dos et recherchent une issue. Les manifestations de masse contre la guerre en Irak et les mouvements de contestation continuels contre la destruction des acquis sociaux dans presque tous les pays européens le montrent.

Mais la résistance spontanée face à cette destruction sociale et à la guerre ne peut pas, à elle seule, fournir une perspective solide. Seul un parti ayant tiré les leçons des victoires et des défaites du prolétariat au vingtième siècle peut le faire. C'est là, précisément, l'importance de la Quatrième internationale. Issue de l'Opposition de gauche contre le stalinisme dirigée par Trotsky, la Quatrième internationale a défendu le programme marxiste de l'internationalisme socialiste contre le réformisme, le stalinisme et le centrisme.

Dans ce contexte, la situation en France exige la plus grande attention. Au premier tour de l'élection présidentielle, le 21 avril 2002, près de trois millions de personnes votèrent pour des candidats se présentant comme trotskystes ­ Arlette Laguiller de Lutte ouvrière (LO), Olivier Besancenot de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), et Daniel Gluckstein du Parti des Travailleurs (PT). Dans un pays où le stalinisme a longtemps dominé la classe ouvrière, ces candidats dits trotskystes obtinrent trois fois plus de voix que Robert Hue, le candidat du Parti communiste (PCF). Ce résultat montre qu'après des années d'expériences amères avec les staliniens et les sociaux-démocrates une partie considérable de la classe ouvrière et de la jeunesse cherche une réponse révolutionnaire aux problèmes sociaux et politiques.

Mais les organisations de l'extrême gauche, LO, la LCR et le PT n'apportent aucune réponse. Leur politique n'a rien à voir avec les traditions révolutionnaires de la Quatrième internationale. Comme nous allons le montrer dans cette série d'articles, elles ont déjà toutes les trois, il y a des décennies et à des tournants décisifs de l'histoire, rompu avec le programme de la Quatrième Internationale. Leur politique actuelle rappelle de façon funeste le centrisme combattu énergiquement par Trotsky durant les dernières années de sa vie.

Le centrisme qui se développa dans les années trente devint l'obstacle décisif empêchant une rupture d'avec le réformisme et le stalinisme. Après la défaite de la classe ouvrière allemande en 1933 et le développement vers la droite de l'internationale communiste qui s'ensuivit, de nombreux travailleurs progressistes cherchèrent une nouvelle orientation révolutionnaire. Le centrisme s'adapta à ce besoin et tout en tendant en paroles vers la révolution, refusa de rompre de façon conséquente avec les appareils réformistes et staliniens.

Le POUM espagnol, Parti ouvrier d'unité marxiste d'Andrés Nin, est un exemple classique d'organisation centriste. Trotsky définit le POUM ainsi : « Pas un seul jour les chefs du POUM n'ont essayé de jouer un rôle indépendant ; ils ont tout fait pour garder le rôle de bons amis 'de gauche' et de conseillers des chefs des organisations de masse » (1). Nin avait souvent insisté sur son accord général avec Trotsky, mais aux tournants décisifs de la révolution espagnole, il s'adapta au stalinisme et contribua ainsi de façon déterminante à sa défaite. En 1936, au plus fort de la vague révolutionnaire, Nin entra même dans le gouvernement de Front populaire catalan qui étrangla la révolution.

Le pendant du POUM en France fut le Parti socialiste ouvrier et paysan. Ce parti, qui fut fondé par Marceau Pivert en 1938 et qui ne survécut pas au déclenchement de la deuxième guerre mondiale, marqua de façon déterminante les méthodes politiques, les conceptions et les habitudes que l'on trouve encore aujourd'hui dans les organisations d'extrême gauche françaises. Dans une lettre adressée a Daniel Guérin, Trotsky écrivit à propos du PSOP : « Le centrisme de gauche surtout dans des conditions révolutionnaires, est toujours prêt à adopter en paroles le programme de la révolution socialiste et n'est pas avare de phrases ronflantes. Mais la maladie fatale du centrisme est de n'être pas capable de tirer de ces conceptions générales de courageuses conclusions tactiques et organisationnelles. Elles lui semblent toujours prématurées. » (2)

Comme le POUM, le PSOP soutint la révolution en paroles tandis qu'il restait lié politiquement, socialement et moralement au milieu corrompu de la social-démocratie et du stalinisme. Dans une lettre à Alfred Rosmer, Trotsky insistait en 1939 pour dire que : « Le plus difficile et le plus important à l'époque que vit la France est de se libérer de l'emprise de l'opinion publique bourgeoise, de rompre intérieurement avec elle, de ne pas craindre son poison, ses mensonges, ses calomnies, comme de mépriser ses louanges et son obséquiosité. Ce n'est que dans ces conditions que l'ont peut s'assurer la liberté d'action nécessaire, entendre la voix révolutionnaire des masses et de se mettre à leur tête pour l'assaut décisif » (3). Le PSOP en était organiquement incapable.

Marceau Pivert, son fondateur avait été à la tête de la tendance Gauche révolutionnaire au sein du Parti socialiste (SFIO) jusqu'au milieu des années trente. En 1934, après la défaite du prolétariat allemand il se rapprocha des trotskystes et soutint leur revendication de front unique ouvrier. Lorsque les trotskystes français entrèrent dans la SFIO et y travaillèrent de l'été 1934 à l'été 1935 afin d'y gagner à leur programme des membres se dirigeant vers la gauche, Pivert entretint des rapports étroits avec eux. Il exprima à plusieurs reprises son accord en paroles avec Trotsky.

En 1936, au sommet de la grève générale qui eut lieu sous le gouvernement du Front populaire, Pivert annonça même de façon enthousiaste dans un article intitulé « Tout est possible » le début de la révolution. Il écrivit : « Les masses sont beaucoup plus avancées qu'on ne l'imagine ; elles ne s'embarrassent pas de considérations doctrinales compliquées, mais d'un instinct sûr, elles appellent les solutions les plus substantielles, elles attendent beaucoup [...] les opérations chirurgicales les plus risquées entraîneront son consentement ; car elles savent que le monde capitaliste agonise et qu'il faut construire un monde nouveau si l'on veut en finir avec la crise, le fascisme et la guerre. » (4)

Tandis que Pivert rédigeait ces lignes, il remplissait des fonctions importantes dans le gouvernement du Front populaire qui étouffa la vague révolutionnaire et il y resta. Dans le cabinet de Léon Blum, il était responsable du contrôle politique de la radio, de la presse et du cinéma. Il ne se sépara jamais de la social-démocratie, ni politiquement ni de façon organisationnelle, et finit par prendre ouvertement position contre la Quatrième Internationale.

Ce qui est également caractéristique dans le refus de Pivert de rompre avec le milieu des dirigeants ouvriers officiels c'est son appartenance à une loge maçonnique. Trotsky accordait une signification symptomatique à cette circonstance et il la commenta en ces mots : « Dans la franc-maçonnerie se réunissent des gens de différentes classes, de différents partis, avec des intérêts différents et avec des fins personnelles différentes. Tout l'art de la direction de la franc-maçonnerie consiste à neutraliser les tendances divergentes et à aplanir les contradictions entre les groupes et les cliques (dans l'intérêt de la 'démocratie' et de l' 'humanité', c'est-à-dire de la classe dominante). On s'habitue ainsi à parler à haute voix de tout, sauf de l'essentiel. Cette morale fausse, hypocrite, frelaté, imprègne en France, directement ou indirectement, la majorité des chefs ouvriers officiels. » (5)

Les traditions centristes du PSOP continuèrent bien après que celui-ci ait cessé d'exister. Il y a en France des milliers de personnes pour lesquelles ce genre de centrisme ne représenta qu'une étape de leur passage dans le camp bourgeois et qui ont aujourd'hui des fonctions de premier plan dans la vie politique et économique. Beaucoup d'entre eux se dirent même pendant un certain temps « trotskystes » - par exemple l'ancien premier ministre socialiste Lionel Jospin, qui fut pendant 20 ans actif dans l'OCI de Pierre Lambert (aujourd'hui une partie du PT), le rédacteur en chef du journal Le Monde, Edwy Plenel (qui fut dix ans dans la LCR) et les fondateurs de la FNAC, André Essel et Max Théret.

Dans toutes les organisations de l'extrême gauche française on trouve les caractéristiques typiques du centrisme à la Marceau Pivert : l'habitude de parler en termes grandiloquents « de tout sauf de l'essentiel », l'adaptation à l'opinion bourgeoise officielle, les rapports étroits avec le milieu des représentants ouvriers officiels et même, dans le cas du PT, qui a des rapports étroits avec la loge du Grand Orient, des liens avec la franc-maçonnerie. Comme avec le PSOP la rhétorique révolutionnaire socialiste de ces organisations va de pair avec une pratique totalement opportuniste.

Toutes les expériences historiques montrent que la lutte contre le centrisme est un préalable indispensable à la construction d'un parti révolutionnaire en France, et pas seulement en France. Ce n'est que sur cette base qu'on peut construire un parti qui soit équipé et prêt politiquement pour les luttes de classes à venir. « Pour préparer le parti à une telle épreuve », écrivait Trotsky dans la lettre déjà citée à Daniel Guérin, « il faut dès maintenant polir et repolir sa conscience, tremper son intransigeance, aller jusqu'au bout de toutes les idées, ne pas faire grâce aux amis perfides. » (6)

La présente série d'articles sert à atteindre cet objectif. Elle soumet les conceptions politiques, le programme et l'histoire de LO et de la LCR à une critique méticuleuse. (7) Malgré leur prétention à défendre une perspective socialiste révolutionnaire, ces organisations manquent totalement d'initiative dans ce sens. Entre leur prétention et leur pratique politique il y a un abîme.

Dans l'histoire de la classe ouvrière française il y eut de nombreux espoirs déçus. A maintes reprises des mouvements de masse prometteurs se sont terminés dans une impasse, parce que les dirigeants politiques n'étaient pas à la hauteur de la tâche ou bien parce qu'ils trahirent délibérément ces mouvements. Le Front populaire des années 1930 et la grève générale de 1968 en sont les exemples les plus connus. Cette série d'articles entend contribuer à éviter que de semblables défaites ne se reproduisent. Elle s'efforce de clarifier par un débat critique les fondements sur lesquels un véritable mouvement socialiste peut se développer et conduire au succès.


Notes

1) Léon Trotsky, « Centrisme et Quatrième Internationale », Oeuvres 20, janvier-mars 1939, p235

2) Ibid. p236

3) Léon Trotsky, « Où va le P.S.O.P. », Oeuvres 20, janvier-mars 1939, p125-126

4) Marceau Pivert, « Tout est possible », Le Populaire, 27 mai 1936

5) Léon Trotsky, « Centrisme et Quatrième Internationale », Oeuvres 20, janvier-mars 1939, p241

6) ibid. p240

7) Nous ne pouvons pas traiter du PT dans le cadre de cette série d'articles.

Le pacte électoral de LO et de la LCR

A la fin de l'année dernière, LO et la LCR décidèrent de présenter des listes communes aux élections de cette année, les régionales du mois de mars et les européennes de juin.

Ce n'est pas la première fois que les deux organisations présentent des candidats communs. Leur collaboration sporadique remonte aux années 1970. En 1999, elles firent campagne ensemble aux élections européennes, y dépassèrent pour la première fois les cinq pour cent et elles disposent depuis de cinq députés au parlement européen. A l'élection présidentielle de 2002, les deux organisations se présentèrent à nouveau séparément, Arlette Laguiller pour LO et Olivier Besancenot pour la LCR obtenant chacun autour de 5% des voix, beaucoup plus que le candidat du Parti communiste (PCF) Robert Hue.

On pouvait penser que la nouvelle alliance électorale serait précédée d'une discussion des expériences faites l'année dernière, de la situation politique ainsi que des buts de la campagne commune. Il n'en a rien été. La correspondance qui eut lieu entre les comités dirigeants des deux organisations rappelle bien plutôt le genre de marchandage qui se ferait dans un bazar. (2) On se connaît, on se méfie les uns des autres, on essaie de se rouler mutuellement dans la farine, mais on ne s'efforce pas d'éclaircir les questions de contenu, de convaincre l'autre ou même de développer des conceptions politiques qui permettent d'aller de l'avant.

Une bonne partie de cette correspondance ressemble aux disputes d'un couple vieillissant qui se chamaille et crie du matin au soir, pour finir par rester ensemble malgré tout. Ainsi LO reproche à la LCR d'avoir appelé à soutenir Chirac au deuxième tour de l'élection présidentielle. Ce à quoi la LCR répond indignée que si « nous sommes des ' traîtres chiraquiens' Lutte Ouvrière fait preuve d'une inconséquence totale, car comment une tendance communiste prolétarienne pourrait-elle discuter d'éventuelles actions communes avec des 'chiraquiens' ! » La remarque était purement rhétorique, mais elle visait juste. LO n'y a jamais répondu. Ailleurs, LO se plaint : « Nous vous faisons remarquer que, durant la campagne présidentielle, à aucun moment nous n'avons formulé la moindre critique contre la LCR ou son candidat. Ce qui n'est pas votre cas ».

Ce ton qui se retrouve partout dans la correspondance jette à lui seul une lumière significative sur la morbidité de toute l'entreprise. Il n'y a pas d'effort sérieux pour éclaircir les questions d'orientation politique fondamentales. LO jette à la figure de la LCR le fait qu'elle ait rejoint le « Front républicain » et qu'elle ait appelé à voter Chirac et en même temps se vante de ce qu'elle n'a jamais émis la moindre critique vis-à-vis d'elle. Elle ne tire aucune conséquence de l'attitude de la LCR et elle laisse tomber toute l'affaire immédiatement ­ comme si le soutien accordé à un politicien bourgeois de droite par une organisation qui se dit révolutionnaire n'était que bagatelle. Toute personne ayant lu les écrits de Trotsky et constaté avec quel soin il discutait les questions politiques de principe et connaissant sa lutte infatigable contre le Front populaire en France et en Espagne, peut voir du premier coup d'oeil que tout cela n'a rien à voir avec les traditions du mouvement trotskyste.

L'élection présidentielle de 2002

C'est dans les situations de crise que le véritable caractère d'une tendance politique apparaît le plus clairement. L'attitude de la LCR pendant l'élection présidentielle de 2002 ne laissait aucun doute quant à sa réelle orientation.

Le 21 avril 2002, les résultats du premier tour de l'élection présidentielle avaient révélé d'un coup la crise du régime bourgeois. Les deux partis qui depuis 1981 avaient la plupart du temps constitué le gouvernement et fourni le président, les socialistes et les gaullistes, se sont avérés être largement discrédités. Lionel Jospin qui, un an après la puissante vague de grève de l'automne 1995 était arrivé comme politicien soi-disant de gauche au gouvernement et avait montré qu'il était un gestionnaire digne de confiance des intérêts bourgeois, n'obtint que 16 pour cent des voix, moins que le candidat d'extrême-droite, Jean- Marie Le Pen. Robert Hue obtint avec 3 pour cent le plus mauvais résultat de toute l'histoire du PCF. Mais le score du candidat de la droite bourgeoise, Jacques Chirac, fut lui aussi pitoyable. Ses 19 pour cent furent le plus mauvais score jamais réalisé par un président en exercice.

L'élite française aurait pu s'accommoder facilement de la présence de Le Pen au second tour comme adversaire du président gaulliste. Le démagogue de droite est depuis des décennies une partie intégrante de l'establishment politique et malgré sa conduite tapageuse il entretient des liens étroits avec la droite bourgeoise traditionnelle. Le Front national soutient depuis 1999 la droite bourgeoise dans plusieurs conseils régionaux. Il était de surcroît évident que Le Pen ne pouvait pas menacer Chirac sérieusement tant qu'il ne disposait pas d'un soutien décisif dans les cercles patronaux, les médias et dans le camp de la droite officielle.

Ce qui inquiétait l'élite française bien plus que les 17 pour cent de Le Pen, c'était la réaction du pays à l'élection. A peine les premières estimations furent-elle connues que les premières manifestations commencèrent. Dans les jours qui suivirent l'élection, des millions de personnes appartenant à toutes les couches sociales descendirent dans la rue, dans les grandes villes comme dans les petites villes de province. D'innombrables élèves des collèges et des lycées n'ayant pas encore le droit de vote défilèrent des heures durant dans la capitale et proclamèrent leur indignation vis-à-vis du racisme du FN. Il fut bientôt clair que toute nouvelle complaisance vis-à-vis de Le Pen conduirait à une situation proche de la guerre civile et ébranlerait les fondements mêmes de la cinquième république.

Dans ces conditions, l'establishment politique dépendait, pour reprendre le contrôle de la situation, du soutien de l'extrême gauche. La LCR et LO qui avec 10 pour cent avaient obtenu un score remarquable, furent soumis à une pression énorme. Tandis que la gauche officielle appelait à voter pour Chirac et portait aux nues un président en exercice, impliqué jusqu'au cou dans les scandales, comme garant des « valeurs républicaines », la presse, Le Monde et Libération en tête, fustigèrent tout ce qui s'écartait de cette ligne comme étant du sectarisme et un soutien en faveur de Le Pen.

Il ne fallut pas grand' chose pour pousser la LCR dans le camp de la bourgeoisie. Elle essaya bien de couvrir un tant soit peu sa capitulation devant Chirac à l'aide du slogan « Contre Le Pen dans les urnes et dans la rue ». Mais dans les circonstances on ne pouvait combattre Le Pen « dans les urnes » qu'en votant Chirac ­ ce que certains de ses dirigeants admirent ouvertement.

Au moment où les institutions et les partis bourgeois se trouvaient dans une crise profonde, où un mouvement autonome de larges couches de la population était à portée de main, la LCR se rangea du côté de la Cinquième République et en cela joua un rôle essentiel dans sa consolidation. Trois semaines plus tard, Chirac remportait le deuxième tour de l'élection, le scrutin décisif, sans réelle opposition avec le résultat record de 82 pour cent. Le politicien de droite dont l'avenir politique était quelques semaines auparavant encore mis en doute par toute la France officielle, était de nouveau fermement installé aux commandes et les rouages du pouvoir bourgeois étaient pour un temps de nouveau intacts.

La LCR n'envisagea jamais la possibilité de faire campagne pour que le mouvement de masse qui s'était développé en réponse au premier tour des élections adopte une orientation indépendante. La rédaction du World Socialist Web Site proposa dans une lettre ouverte aux trois partis de l'extrême gauche de faire campagne pour un boycott électoral. (3) L'organisation d'un tel boycott aurait enlevé toute légitimité à une farce électorale où il n'y avait de choix possible qu'entre deux candidats de droite ; un boycott de l'élection aurait donné à la classe ouvrière une ligne politique indépendante et l'aurait préparée aux conflits à venir. La LCR ne jugea pas cela digne de la moindre réflexion. Au lieu de cela, elle se confirma comme l'aile gauche du régime bourgeois. Comme nous le verrons, cela n'était là ni un hasard, ni la première fois que cela se produisait.

LO ne se comporta guère mieux. Cette organisation resta entièrement passive. Bien que 1,6 millions d'électeurs eussent donné leur confiance à Arlette Laguiller, LO ne prit aucune initiative qui eût permis à la classe ouvrière d'intervenir de façon active et indépendante dans la situation. Elle évita pendant des jours de donner une consigne claire pour finalement appeler à voter blanc. Cela n'était rien qu'un « geste politique » comme ce parti l'avait admis à l'époque. Les positions des deux organisations avaient cela en commun qu'elles acceptaient sans réserve le cadre constitutionnel en place. La constitution autoritaire décrétée par De Gaulle était sacro-sainte à leurs yeux.

La plate-forme électorale commune

Etant donné l'attitude adoptée par la LCR et LO pendant l'élection présidentielle, il n'est pas étonnant qu'il n'y ait eu à propos du pacte électoral ­ à part quelques altercations superficielles - aucun débat sérieux sur le fond. Ni la LCR ni LO ne peuvent se permettre de tirer un bilan honnête des années passées. Après s'être chamaillé pendant trois mois on s'est finalement entendu sur une plate-forme commune qui exclut toutes les questions politiques importantes. L'accord fut retenu dans un protocole d'accord et dans une profession de foi. (4)

Les deux documents se distinguent par leur superficialité et l'indigence de leur contenu. Ayant chacun à peine plus de deux pages, ils ne contiennent ni estimation de la situation actuelle, ni des expériences politiques des années passées. Pas un seul mot ne mentionne la guerre en Irak, tournant décisif international le plus significatif de ce début de siècle. Aucune leçon n'y est tirée de l'élection présidentielle et de la défaite de la gauche officielle même sous forme d'une ébauche et encore moins sous forme d'une généralisation. On y cherche en vain une justification et une orientation sérieuses de l'intervention commune dans la campagne électorale.

La profession de foi commune énumère d'abord une suite d'abus sociaux et politiques ­ licenciements, chômage, salaires en baisse, démolition sociale et coupes budgétaires. Puis suivent des accusations contre l'ordre social capitaliste : « Ceux qui dirigent l'État et l'économie pillent et ruinent la société pour les profits du grand patronat. L'organisation capitaliste de l'économie mondiale réduit à la misère des millions d'êtres humains pour accumuler des richesses fantastiques entre les mains d'une minorité. ». Pour finir on y revendique un train de « mesures d'urgence » - interdiction des licenciements dans les grandes entreprises qui font du profit, contributions sociales plus élevées pour les riches en vue de créer des emploi publics, arrêt des privatisations et extension du secteur public. Construction de logements à loyers abordables, de crèches et de garderies et d'installations collectives, impôts accrus sur les profits issus de la spéculation et baisse des impôts indirects touchant principalement les pauvres, ouverture des livres de comptes des grandes entreprises et des banques.

Il est évident que la réalisation de ces mesures ou de mesures similaires exigerait un bouleversement révolutionnaire de la société. Aucun gouvernement bourgeois (qu'il fût de gauche ou de droite) ne s'embarquerait dans leur mise en oeuvre. L'expérience de ces dernières années dans le monde entier l'a montré très clairement.

Les dernières réformes sociales notables en France furent introduites en 1981, après que le Parti socialiste ait obtenu la présidence pour la première fois dans la Cinquième République. Ces réformes ne remettaient en aucune manière en cause l'ordre économique capitaliste. Malgré cela, le président Mitterrand effectua une volte-face un an plus tard sous la pression des institutions financières internationales. Depuis, la France, comme toutes les autres nations industrielles occidentales, a vu le niveau de vie de la grande majorité de sa population continuellement baisser. L'espoir d'une reprise des réformes sociales éveillé par le succès électoral de la gauche en 1997 fut vite déçu. Malgré tous ses efforts pour se donner une image de gauche, le gouvernement Jospin poursuivit la politique de démantèlement social.

Les raisons de la banqueroute du réformisme social sont à chercher dans la transformation profonde subie par l'économie mondiale. Les réformes des années 1960 et 1970 furent possibles parce que le marché national était réglementé et pouvait jusqu'à un certain degré être protégé des turbulences de l'économie mondiale. La mondialisation de la production et des marchés financiers a rendu cela impossible. L'arme de la grève reste impuissante face à des trusts transnationaux qui transfèrent la production et les investissements dans d'autres pays. Des impôts élevés pour financer des réformes sociales d'envergure conduisent au détournement des flux financiers internationaux, sans lesquels aucune économie nationale ne peut survivre.

Les partis sociaux-démocrates ont réagi à ces transformations en se pliant aux exigences du capital financier et en s'engageant dans la spirale sans fin de la démolition sociale. Les syndicats eux aussi se sont largement adaptés à cette évolution. Privés de la possibilité de parvenir à des compromis sociaux, ils sont devenus les sbires du capital. Ils collaborent étroitement avec les gouvernants et ils poignardent dans le dos toutes les luttes qu'ils ne sont pas capables d'étouffer dans l'oeuf.

La classe ouvrière ne peut aller de l'avant sans se débarrasser de l'influence paralysante de ces appareils bureaucratiques. Reconnaître ce fait doit être le point de départ de toute orientation révolutionnaire. La classe ouvrière française a prouvé de façon répétée durant ces dernières années qu'elle était prête à lutter pour ses droits démocratiques et sociaux et qu'elle en avait la capacité. Mais elle n'a pu développer spontanément à partir de ces luttes une orientation politique indépendante. C'est pourquoi la vie politique est restée soumise au mouvement de va-et-vient entre la droite et la gauche de la bourgeoisie. Tantôt c'était la droite qui arrivait au pouvoir parce que la gauche s'était discréditée par sa politique anti-ouvrière, tantôt c'était la droite qui était sanctionnée et la gauche qui revenait aux affaires, sans que rien ne change dans l'orientation anti-ouvrière de la politique menée.

La tâche des marxistes consiste à mettre un terme à ce roulement perpétuel. Participer aux élections donne précisément à une organisation marxiste la possibilité d'expliquer son programme à une large audience et d'élever le niveau général de la discussion politique. On crée ainsi les conditions préalables pour que se développe un large mouvement indépendant et politiquement conscient de la classe ouvrière sans lequel toutes les belles paroles sur le socialisme et la révolution ne sont que du bavardage.

C'est bien la dernière chose que LO et la LCR se soient assignées comme tâche. Ces organisations prétendent avec le plus grand sérieux que les mesures d'urgences qu'elles revendiquent peuvent être obtenues par la lutte syndicale. Leur manifeste électoral dit littéralement à ce sujet : « Ces mesures d'urgence sociale, ce sont les luttes collectives qui les imposeront. Ceux qui ont fait grève et manifesté au printemps dernier ont montré la voie ».

Léon Trotsky a déjà commenté de façon très pertinente il y a soixante dix ans dans Où va la France ces tentatives de réduire la lutte de classe à des formes syndicales. On peut y lire ceci : « Pourtant, tout ouvrier comprend qu'avec deux millions de chômeurs complets et partiels, la lutte syndicale ordinaire pour des conventions collectives est une utopie. Pour contraindre dans les conditions actuelles les capitalistes à faire des concessions sérieuses il faut briser leur volonté ; on ne peut y parvenir que par une offensive révolutionnaire. Mais une offensive révolutionnaire qui oppose une classe à une classe, ne peut se développer uniquement sous des mots d'ordre économiques partiels. On tombe dans un cercle vicieux. La thèse marxiste générale : les réformes sociales ne sont que les sous-produits de la lutte révolutionnaire, prend à l'époque du déclin capitaliste l'importance la plus immédiate et la plus brûlante. Les capitalistes ne peuvent céder aux ouvriers quelque chose que s'ils sont menacés du danger de perdre tout. » (5)

Le fait que LO et la LCR fasse référence au mouvement de grève du printemps 2003 est significatif. Ce mouvement se termina par une défaite. Malgré les grèves et les manifestations qui durèrent des semaines contre les projets de loi du gouvernement sur les retraites, celui-ci fit finalement voter toutes ses lois sans exception par l'Assemblée nationale. Il put s'appuyer en cela sur les syndicats qui continrent le mouvement et firent en sorte qu'il ne mit pas le gouvernement en danger. A l'occasion du vote de la loi sur les retraites à l'Assemblée, le ministre responsable, François Fillon, rendit même expressément hommage à « l'attitude responsable » de la CGT qui avait orchestré les protestations. Le Monde commenta ainsi l'hommage du ministre : « François Fillon a d'ailleurs tenu à rendre hommage à la CGT et à son secrétaire général, Bernard Thibault, pour son 'attitude responsable'. En soulignant ainsi 'l'opposition raisonnable' de la CGT, 'même dans les moments de tension', le ministre du travail sait gré à la centrale de Montreuil de s'être évertuée à empêcher la généralisation d'un mouvement qui risquait d'échapper à son contrôle» (6)

La LCR et LO s'étaient à l'époque donné pour tâche de cacher la nudité de la CGT en faisant de la défaite une victoire morale. « Les gouvernants savent qu'ils ont perdu la bataille de l'opinion » annonça la LCR. LO était d'avis que le mouvement protestataire battu représentait « un formidable désaveu pour le gouvernement ». La plate-forme électorale commune ne contient aucune critique à l'égard des syndicats.

LO et la LCR ne peuvent pas ne pas tenir compte du virage à droite évident des partis réformistes. On peut ainsi lire dans le manifeste électoral : « Mais la volonté de mettre un coup d'arrêt à la politique actuelle ne peut s'exprimer par un vote pour les partis qui ont soutenu le gouvernement Jospin. Car ils veulent continuer la même politique qu'ils ont menée lorsqu'ils étaient au pouvoir : multiplier les cadeaux aux patrons, laisser faire les licenciements, privatiser les services publics. ». Mais ces organisations n'ont développé aucune initiative qui eut permis à la classe ouvrière d'intervenir de façon autonome dans la situation politique. Ils ne présentent pas leur candidature comme un pas vers la construction d'un nouveau parti indépendant de la classe ouvrière mais comme un simple « geste » ayant pour but d'encourager les luttes syndicales. « Vous pouvez, en votant pour notre liste, faire de votre bulletin de vote un geste politique, un encouragement pour les luttes comme pour tous ceux qui veulent agir pour les droits des travailleurs afin de mettre fin à la tyrannie des gros actionnaires et de la Bourse ».

La glorification des luttes syndicales constitue le plus petit dénominateur commun sur lequel les deux organisations ont pu s'entendre. Cela mis à part, elles refusent une perspective politique indépendante pour la classe ouvrière pour des raisons très différentes. LO considère que tout défi lancé aux organisations réformistes est sans espoir parce qu'elle est d'avis que la classe ouvrière est totalement démoralisée. La LCR ne s'oriente pas vers la classe ouvrière mais vers les groupes épars de la petite bourgeoisie protestataire ­ le mouvement anti-mondialisation, les écologistes, le mouvement féministe etc., qu'elle veut faire fusionner avec les ruines des anciennes organisations réformistes pour créer un nouveau rassemblement centriste.

Nous traiterons de cela dans un des prochains articles de notre série.

Notes


1) Cette série ne traite pas le PT.

2) La correspondance est documenté dans le journal théorique de Lutte Ouvrière, Lutte de Classe No 75, Octobre 2003

3) « Non à Chirac et Le Pen! Pour un boycott des élections présidentielles en France par la classe ouvrière. Lettre ouverte à Lutte ouvrière, à la Ligue communiste révolutionnaire et au Parti des travailleurs »

4) « Protocole d'accord Lutte Ouvrière-Ligue Communiste Révolutionnaire pour la présentation de listes communes aux élections régionales et européennes » (http://www.union-communiste.org/?FR-archd-show-2003-1-515-2747-x.html); « Profession de foi commune Ligue Communiste Révolutionnaire - Lutte Ouvrière pour les élections régionales »

5) Léon Trotsky, « Où va la France? »

6) Une analyse détaillée du mouvement de grève se trouve dans « Le mouvement de protestation et de grève en France. Comment aller de l'avant ? »


 

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