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Le gouvernement du Québec adopte une loi spéciale draconienne contre les travailleurs du secteur public

Par Richard Dufour
20 décembre 2005

Le gouvernement du Québec a adopté jeudi dernier, lors d'une session extraordinaire de l'Assemblée nationale, une loi spéciale fixant jusqu'en mars 2010 les salaires et conditions de travail des 500.000 travailleurs d'hôpitaux, enseignants, fonctionnaires, personnel de soutien et autres employés du secteur public, dont la convention collective est échue depuis juin 2003.

La loi 142 impose un gel rétroactif des salaires pour les premiers 2 ans et 9 mois et une augmentation de 2 pour cent par année les quatre dernières années, soit une hausse totale de 8 pour cent sur la période sans précédent de près de sept ans que couvrira la convention collective. Cela représente une hausse moyenne de seulement 1,2 pour cent par année, alors que le taux d'inflation au Québec a augmenté en moyenne de 2 pour cent par année au cours des cinq dernières années.

La loi spéciale met abruptement fin au processus de réévaluation des échelles salariales qui était censé mener à des ajustements à la hausse pour les travailleuses recevant un moindre salaire que les hommes oeuvrant dans la même catégorie d'emploi, situation fréquente dans le secteur public québécois. Les $450 millions consentis par le gouvernement dans sa décision unilatérale de clore le dossier ne représentent qu'une fraction du montant qui serait requis pour établir une véritable équité salariale, tel que mandaté par une loi de 1996 et réitéré par un jugement de la Cour supérieure du Québec en 2004.

Pour donner un semblant de légalité à son coup de force, le premier ministre Jean Charest se plait à citer les ententes sur les conditions de travail conclues à la dernière minute avec plusieurs syndicats du secteur public sous la menace de la loi spéciale elle-même. En fait, au nom de la «flexibilité» du travail, le gouvernement a assorti la loi 142 d'une série de clauses qui minent la sécurité d'emploi et augmentent la charge de travail.

La loi spéciale stipule par exemple que «les services» d'un fonctionnaire «mis en disponibilité peuvent être utilisés provisoirement à l'extérieur de la fonction publique». Elle élimine par ailleurs certains planchers d'emploi en éducation, réduit la partie du coût des libérations syndicales assumées par le gouvernement, et force un retour au travail plus rapide des employés après une période d'invalidité.

L'aspect le plus significatif de la loi 142, toutefois, c'est l'introduction d'une série de clauses punissant sévèrement tout mouvement de grève. D'ici au 31 mars 2010, un employé du secteur public impliqué dans un débrayage perdra deux jours de paie par jour de grève et sera soumis à des amendes de $100 à $500. Les amendes par journée de débrayage iront de $7.000 à $35.000 pour un représentant syndical et de $25.000 à $125.000 pour une association syndicale.

Ces clauses draconiennes révèlent l'intensité du conflit de classe qui se loge à la base de la société et risque à tout moment d'exploser à la surface. Depuis leur élection en avril 2003, les libéraux ont révisé le Code du travail pour favoriser le recours à la sous-traitance, adopté une loi prônant les partenariats public-privé dans la gestion et l'offre des services public, et amputé les budgets de pratiquement tous les ministères. Ce vaste programme de réorganisation de l'État québécois, mené à coups de hache dans les dépenses sociales et de baisses d'impôt pour les entreprises et les couches les plus riches de la société, vise à ramener la politique sociale un demi-siècle en arrière en la subordonnant pleinement et ouvertement aux intérêts privés et égoïstes du grand capital.

Le gouvernement Charest est conscient du fait que la colère accumulée des travailleurs du secteur public, après plus de deux décennies d'érosion de leurs salaires et conditions de travail aux mains de gouvernements tant libéraux que péquistes, pourrait faire jonction avec l'énorme mécontentement populaire occasionné par ses plans de démolition sociale. L'émergence d'un mouvement d'opposition de masse représenterait un défi politique non seulement à l'orientation foncièrement néo-libérale du gouvernement Charest, mais aux mesures de réaction sociale appliquées par l'ensemble de la classe dirigeante canadienne et internationale.

Les mesures anti-grève de la loi 142 - qui durcissent et étendent à l'ensemble du secteur public des mesures similaires contenues dans l'infâme loi 160 adoptée en 1986 par le gouvernement libéral de Robert Bourassa - ont donc un caractère préventif.

Le gouvernement craint que la bureauratie syndicale, qui a réussi jusqu'à présent à contenir la colère des travailleurs du secteur public dans le cadre restreint de la négociation collective, ne puisse indéfiniment limiter leurs actions à de simples gestes de protestation. D'autre part, les libéraux de Charest, régulièrement critiqués pour ne pas avoir tenu leurs promesses de sacrifier des pans entiers des services publics devant l'autel des profits, veulent lancer un message clair au monde des affaires qu'ils n'hésiteront pas à utiliser tout l'appareil répressif de l'État pour imposer leur programme de guerre de classe.

L'enjeu est d'autant plus important que le gouvernement du Québec, sous l'impulsion d'un récent jugement de la Cour suprême du Canada, s'apprête à ouvrir grand la porte au secteur privé dans l'octroi des soins de santé. Ceci va inévitablement envenimer les tensions de classe et susciter une énorme opposition dans la population en général et parmi les travailleurs du réseau de la santé en particulier. L'un des buts évidents de la loi spéciale c'est de criminaliser d'avance toute forme de résistance.

La loi spéciale a été accueillie avec enthousiasme par des sections importantes de l'élite économique. Dans un communiqué de presse diffusé le jour même du passage de la loi 142, la Fédération des chambres de commerce du Québec (FCCQ), le plus important regroupement de gens d'affaire de la province, «salue la décision du gouvernement du Québec de décréter une loi spéciale pour établir les conditions de travail des employés de l'État. Selon la FCCQ, par cette mesure, le gouvernement indique clairement son intention de garder le cap sur une saine gestion des finances publiques».

Plusieurs éditorialistes ont toutefois critiqué l'adoption d'une loi spéciale dans la conjoncture actuelle, faisant écho aux inquiétudes de nombreuses sections de la classe dirigeante que l'attitude de confrontation adoptée par les libéraux de Charest comporte le risque réel de déclencher une explosion sociale - comme on a pu en avoir un aperçu lors des manifestations de masse spontanées de fin 2003 contre le gouvernement libéral nouvellement élu, ou lors de la longue grève étudiante du printemps dernier.

Ces craintes ont été renforcées par les nombreux sondages d'opinion réalisés cet automne et montrant qu'une majorité de Québécois soutenait les travailleurs du secteur public dans leurs revendications. Pas plus tard que dimanche, à une question soulevée sur le site internet du journal La Presse, le plus important quotidien de Montréal, à savoir si le gouvernement avait raison de décreter les conventions collectives dans le secteur public, plus d'internautes ont répondu par la négative que par l'affirmative (49,4% contre 48,5%).

Parmi les nombreuses voix à s'élever pour critiquer l'adoption d'une loi spéciale, la plus bruyante a sans doute été celle du Parti québécois (PQ), l'autre parti de la grande entreprise au Québec. Lors du débat parlementaire sur l'adoption de la loi spéciale, le chef du PQ par intérim, Louise Harel, a observé que depuis leur arrivée au pouvoir, «le premier ministre et son gouvernement se sont révélés incapables de gérer le Québec et de régler les problèmes sans crise sociale». Indiquant clairement que son parti ne s'opposait pas au principe de la loi spéciale, Harel a souligné que «nous ne sommes pas confrontés à une grève illégale et à une loi de retour au travail». Elle a ensuite illustré comment la bureaucratie syndicale avait réussi à étouffer l'opposition des membres de la base, notant qu' «aucune plainte pour infraction, dans l'exercice responsable du droit de grève et du respect des services essentiels, n'a été portée».

Ces propos illustrent combien le désaccord entre les libéraux et les péquistes sur la loi spéciale est de nature purement tactique. Les premiers veulent prouver à la grande entreprise et aux couches privilégiées de la classe moyenne sur lesquelles ils se basent qu'ils sont prêts à «mater» les syndicats pour imposer leur programme franchement de droite. Les seconds avancent la position plus traditionnelle dans l'histoire politique des trente dernières années au Québec d'une étroite coopération entre gouvernement, patronat et syndicats pour imposer l'agenda social de la classe dirigeante.

Donnant la réplique à la porte-parole du PQ, le premier ministre libéral a cherché à souligner les liens différents qu'entretiennent libéraux et péquistes avec la bureaucratie syndicale. Mais il a du même coup mis en lumière la convergence fondamentale de vues entre les deux partis de la grande entreprise au Québec en ce qui a trait à l'assaut à mener sur les services publics et les conditions de travail des employés qui les prodiguent.

Citant une entrevue accordée le mois dernier au journal Les Affaires par l'ancien premier ministre péquiste Lucien Bouchard, où ce dernier avoue s'être rendu en 1996 à New York rencontrer les maisons de cotes de crédit pour leur annoncer son intention de couper les salaires de la fonction publique de 6 pour cent, Charest a ensuite ajouté: «Il est revenu ici, a rencontré les leaders syndicaux et, à la place, a négocié une entente différente qui permettait au gouvernement d'aller piger dans les surplus des fonds de retraite et d'enclencher une série de décisions qui ont mené à des coupures de services à la population du Québec» - une référence à la mise à la retraite anticipée de dizaines milliers d'employés du secteur public malgré un manque chronique de personnel.

Le fait est que le Parti québécois, pas moins que les libéraux, n'hésitera pas le moins du monde à mobiliser l'appareil répressif de l'État contre la classe ouvrière au nom de la «paix sociale», comme en attestent les décrets de 1982-83 par lesquels le gouvernement de René Lévesque a rouvert les conventions collectives et imposé des coupures salariales de 20 pour cent aux enseignants, ou plus récemment, la loi de retour au travail de Lucien Bouchard lors de la grève des infirmières de 1999.

Même le lien privilégié qu'entretient historiquement le PQ avec les chefs syndicaux est remis en question, en particulier par son nouveau chef André Boisclair, qui ne s'est pas présenté au débat parlementaire sur la loi spéciale et a depuis gardé un silence complet sur la question. L'appui tacite de Boisclair pour la loi anti-ouvrière des libéraux montre que la venue à la tête du PQ de cet homme aux vues politiques de droite et qui, à trente-neuf ans, n'a pu vécu la radicalisation des années 60 ayant poussé le PQ à prendre la pose d'un «préjugé favorable aux travailleurs», ne marque pas seulement un changement de garde à la tête du PQ. Il s'agit en fait d'un véritable réalignement de ce parti en vue de mener le type d'assaut frontal contre la classe ouvrière qu'exige la classe dirigeante pour faire face à la concurrence mondiale.

La réponse des chefs syndicaux à l'adoption de la loi spéciale a été d'appeler les travailleurs à ne rien faire jusqu'aux prochaines élections provinciales et à voter à ce moment pour un parti supposément disposé à rétablir le «droit de négocier», ou le PQ pour ne pas le nommer. La subordination politique de la classe ouvrière à ce parti de la grande entreprise est la plus haute expression du rôle essentiel que joue la bureaucratie syndicale en tant que défenseur de l'ordre établi.

La capacité des chefs syndicaux à plier l'échine devant la classe dirigeante est sans limites. Après avoir politiquement désarmé les travailleurs du secteur public en semant des illusions pendant des mois sur la possibilité d'éviter une confrontation avec les libéraux et de parvenir à une entente négociée, ils cherchent maintenant à justifier leur inaction face à la brutale loi 142 en avançant l'idée que «la classe ouvrière est assez pragmatique» et qu'elle «ne se lancera pas dans des combats qu'elle risque de perdre».

Ces mots de Claudette Carbonneau, présidente de la Centrale des syndicats nationaux (CSN), ne font que mettre à nu le fossé qui sépare la couche bureaucratique et privilégiée pour qui elle parle, des travailleurs ordinaires, qui ont montré à maintes reprises leur capacité de mobilisation contre la politique de réaction sociale symbolisée par le gouvernement Charest.

La loi 142 marque une nouvelle étape dans l'assaut de la grande entreprise partout au Canada sur les services publics et le niveau de vie des travailleurs. Une contre-offensive des travailleurs du secteur public trouverait indubitablement un puissant écho dans la population. Mais le succès d'une telle lutte exige une rupture avec la bureaucratie syndicale, avec son programme de défense du système de profit et de subordination politique des travailleurs au Parti québécois. La classe ouvrière doit plutôt adopter une autre perspective politique, une perspective socialiste, basée sur l'unité des travailleurs francophones, anglophones et immigrés du Canada dans une lutte commune contre le système de profit et pour l'égalité sociale.



 

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