World Socialist Web Site www.wsws.org

wsws : Nouvelles et analyses : Moyen Orient

Israël: ce qu'il y a derrière la rupture de Sharon avec le Likoud

Par Jean Shaoul
(Article original paru le 30 novembre 2005)

La décision prise par le premier ministre israélien Ariel Sharon de rompre avec le parti du Likoud, qu'il avait aidé à constituer trente ans auparavant, est la plus récente manifestation d'une crise politique en Israël.

Le 21 novembre Sharon, âgé de 77 ans, convoqua une conférence de presse pour annoncer qu'il quittait le Likoud et formait un nouveau parti, Kadima (En avant). Il y déclara que « la vie au sein du Likoud était devenue insupportable » faisant allusion à ceux qui s'étaient opposés au retrait unilatéral de la bande de Gaza. « Le Likoud dans sa forme actuelle ne peut pas diriger Israël vers ses objectifs nationaux » ajouta-t-il.

Suite à la décision du premier ministre, de nouvelles élections législatives on été fixées pour mars prochain.

Sharon s'en va avec quatorze députés du Likoud, dont le vice-premier ministre Ehoud Olmert et un ministre du Parti travailliste israélien, Haim Ramon, dépassant de ce fait le seuil requis pour bénéficier d'une avance de l'Etat de 2 millions de dollars en fonds électoraux. Il prévoit d'autres défections en provenance du Parti travailliste et compte être rejoint par quelques délégués venus du parti libéral en faveur de l'économie de marché, le Shinouï.

Le fait que des commentateurs qualifient communément cette nouvelle formation de parti du « centre » et Sharon de « modéré » et d'«homme de la Paix » montre à quel point la politique officielle d'Israël s'est déplacée à droite.

L'ancien général fut le parrain du mouvement des colons. Il porte personnellement, en tant que ministre de la Défense en 1982, la responsabilité d'avoir permis le massacre de palestiniens par les falanges libanaises dans les camps de réfugiés de Sabra et de Shatilla à Beyrout. Il dirigea une tentative de torpillage des accords d'Oslo qui prévoyaient l'établissement d'un Etat palestinien croupion en Cisjordanie et dans la bande de Gaza et il fut, pendant les cinq dernières années, à la tête des gouvernements les plus à droite et les plus militaristes de l'histoire d'Israël.

Sharon fut très net quant à la mission qu'il assigne à Kadima : faire avancer ses plans en vue d'une solution unilatérale du conflit avec les palestiniens, en ligne avec sa politique du Grand Israël. Il a l'intention de renforcer la présence d'Israël à l'intérieur des blocs de colons juifs qui continueraient de faire partie d'Israël.

On ne se pencherait sur les frontières d'une future entité palestinienne (déjà en grande partie déterminées par la présence du Mur de sécurité) que lorsque l'Autorité palestinienne aura mis fin à l'opposition militante envers Israël. Ces frontières abandonneraient de vastes morceaux de la Cisjordanie, ainsi que Jérusalem-Est, annexés de façon permanente à Israël. Un accord final ne signifierait que l'éloignement de quelques-unes des colonies les plus écartées.

Son conseiller en politique stratégique, Eyal Arad, expliqua dans une interview avec le correspondant du journal Guardian, Chris McGreal, que Sharon interprétait ainsi la feuille de route américaine : on ne parlait plus de « terre contre paix ». Au lieu de cela, seul « une fin totale de la guerre terroriste » pouvait ouvrir la possibilité d'un « bercail national palestinien », basé non pas sur les frontières de 1967 mais sur des frontières détérminées par Israël.

L'argument de Sharon est que c'est là une manière plus réaliste de réaliser les objectifs nationaux d'Israël. Sa politique est motivée par le besoin de s'assurer le soutien de l'administration Bush. La Maison Blanche soutient volontiers ses plans de Grand Israël, mais elle veut aussi voir se terminer le conflit déclaré avec les Palestiniens et faire progresser son plan général pour le Moyen-Orient qui comprend non seulement la soumission de l'Irak mais aussi une maîtrise de l'Iran et de la Syrie, par des moyens militaires si nécessaire. Une résolution du conflit palestinien faciliterait le soutien d'un tel plan par les régimes arabes alliés à Washington.

Les divisions au sein de la coalition du Likoud

Une scission de Sharon d'avec le Likoud était une chose attendue par beaucoup. En faisant évacuer les colonies de la bande de Gaza, Sharon avait provoqué l'indignation d'une bonne partie de la base d'extrême droite de ce parti. Il avait déclaré cette mesure nécessaire afin d'établir des frontières défendables et de préserver la viabilité de la majorité juive d'Israël face à une population palestinienne en augmentation rapide.

Aux yeux de l'aile d'extrême droite et semi fasciste du Likoud et des petits partis religieux et nationalistes, les forces mêmes dont Sharon avait pris tant de peine à obtenir le soutien, c'était là un crime impardonnable. Cette couche de gens, rassemblée autour de l'ancien premier ministre et actuel ministre des Finances de Sharon, Benyamin Netanyahou, représente les intérêts du mouvement colonisateur, dont le pouvoir politique dépasse de loin la force numérique. Considérant l'abandon d'une seule colonie comme une trahison de la destinée sacrée d'Israël, ils cherchaient à remplacer Sharon par Netanyahou lors de la prochaine primaire du Likoud, prévue au début de l'année prochaine.

Malgré les querelles de faction acharnées entre Sharon et ses partenaires ultras et d'extrême droite de la coalition, ceux-ci ont beaucoup de choses en commun avec lui. Les deux côtés sont adeptes de l'accroissement des colonies, de l'annexion de la Cisjordanie par Israël, de chasser une grande partie de la population palestinienne vers la Jordanie voisine, confinant ceux qui restent derrière les huits mètres du Mur de sécurité en béton.

Depuis le « désengagement » poursuivi par Sharon dans la bande de Gaza, l'oppression des Palestiniens s'est poursuivie et même intensifiée : destructions massives à Gaza, assassinats politiques, meurtre de civils y compris celui d'enfants, détonations supersoniques terrifiants et arrestation de plus de quatre cent candidats du mouvement Hamas à l'élection de l'Autorité palestinienne.

Mais l'opposition au sein de l'extrême droite à l'approche plus pragmatique de Sharon est telle qu'il a reçu des menaces de mort.

Netanyahou, qui jouit du soutien des néo-conservateurs au sein de l'administration Bush s'est servi des colons dans sa lutte pour le pouvoir avec Sharon, l'empêchant de contrôler sa coalition récalcitrante. Sharon ne put se maintenir au pouvoir que grâce au Parti travailliste qui, sous la direction de Shimon Peres, rejoignit son gouvernement en décembre 2004.

Cette alliance est devenue intenable parce qu'elle exigeait des travaillistes qu'ils soutiennent un gouvernement menant, en même temps qu'une guerre contre les Palestiniens, une guerre économique incessante contre la classe ouvrière israélienne. L'impôt sur les entreprises doit ainsi être réduite de 34 à 25 %, et la tranche supérieure de l'impôt sur le revenu de 49 à 44 % d'ici 2010. Parallèlement aux privatisations, Netanyahou instaura un programme de « prestations sociales contre travail » dont l'objectif est d'exclure des prestations sociales 145.000 familles. Le chômage étant officiellement de 9 % cela signifie forcer les gens à accepter des emplois à salaires minimum.

La polarisation sociale qui en résulte a attisé l'opposition à l'égard de Sharon des partis religieux (dont la base vient en partie des couches les plus pauvres de la population), et isolé le Parti travailliste par rapport à de larges sections de travailleurs israéliens.

La décision d'une scission avec le Likoud fut précipitée par l'élection, lors d'un vote du Parti travailliste le 9 novembre, du chef de la centrale syndicale Histradout, Amir Peretz, un homme au langage de gauche, au poste de chef du Parti travailliste, en remplacement de Peres.

Immédiatement après sa victoire dans la course à la direction, Peretz annonça qu'il retirerait le Parti travailliste de la coalition avec le Likoud à cause du refus de Sharon de rechercher une paix negociée avec les Palestiniens et de ses fortes restrictions dans les dépenses sociales. Sharon se retrouvait donc sans majorité au parlement et cela rendait inévitable des élections législatives anticipées.

Le nouveau dirigeant travailliste

Peretz, qui a 53 ans et est d'origine marocaine, fit appel lors de sa campagne pour la direction, au sentiment largement répandu en faveur de la paix et de la réforme sociale. Le militant pacifiste Uri Avnery et d'autres ont salué l'élection de Peretz et l'ont qualifiée de révolution et de « percée » de la politique israélienne.

Jonathan Freedland du Guardian salua son élection comme celle d'un homme qui allait « revitaliser le Parti travailliste », « réouvrir le clivage droite-gauche » et « apporter un rare optimisme au Moyen-orient ». Les adversaires de Peretz l'ont eux qualifié de dictateur, de Napoléon et de tête brûlée et l'ont qualifié de socialiste pur et dur et de « colombe » qui allait tout abandonner aux Palestiniens.

En réalité Peretz ne reflète pas tant la colère montante de la classe ouvrière que la volonté d'une partie de la bureaucratie travailliste d'empêcher que cette colère ne mène à une rupture politique avec le Parti travailliste et avec l'idéologie nationaliste du sionisme.

En sa capacité de dirigeant syndical, Peretz a vendu de nombreuses grèves en faveur des employeurs israéliens. Il a approuvé, protestant bruyamment sans jamais rien faire pour s'y opposer, la politique économique de droite des divers gouvernements. Il prononça ces paroles fameuses : « La grève la plus efficace est celle qui n'a pas lieu ».

Peretz est devenu militant syndical à une période où de nombreux israéliens pauvres non européens désertaient le Parti travailliste en faveur du Likoud, de Shas et des partis religieux. En tant que membre de Peace Now il devint maire de sa ville de Sederot, près de la bande de Gaza et entra au parlement en 1988 en tant que député travailliste. Il devint dirigeant du Histadrout en 1995. En 1999, il quitta le Parti travailliste pour constituter son propre parti « de gauche » dissident, Une Nation, obtenant trois sièges aux élections législatives cette année-là.

Il se servit de cette manoeuvre pour renforcer sa propre autorité politique, rejoignant l'alliance travailliste en été 2004, au moment ou elle s'apprêtait à soutenir le gouvernement chancelant de Sharon. La participation des travaillistes à la coalition du Likoud permit à Sharon de mettre la main sur davantage de terres en Cisjordanie et de faire porter à la classe ouvrière israélienne le coût de la guerre contre les Palestiniens et de la récession économique qui s'ensuivit.

Peretz encouragea les 20.000 membres de son organisation, Une Nation, à redevenir membres du Parti travailliste, lui permettant ainsi de gagner la primaire nationale du Parti travailliste. Mais même dans ces conditions, il ne gagna que 42 % des voix, 40 % votant pour Peres et 17% pour le candidat encore plus à droite, Benjamin Ben Eliezer.

Néanmoins, le fait que les sondages montrent que la victoire de Peretz accroit les chances des travaillistes de remporter une élection législative donne une idée de l'opposition grandissante à la coalition Likoud-Travaillistes. 82 % des électeurs travaillistes traditionnels disent qu'ils pensent voter à nouveau pour ce parti. Des commentateurs ont spéculé sur le fait que les juifs pauvres d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, qui avait abandonné en masse le Parti travailliste, pourraient à présent voter pour quelqu'un qui a les mêmes origines et qui prétend embrasser les réformes sociales. Peretz s'est présenté lui-même comme un « général social » qui était venu à bout de la domination politique du parti travailliste par d'anciens militaires.

Mais toute confiance placée en Peretz est déplacée. Il n'avait pas sitôt été élu chef du parti qu'il commenca à renier sa réthorique de gauche. S'étant opposé à l' « unilatéralisme » de Sharon et exigé un retour à une paix négociée avec les Palestiniens, il insiste à présent pour que Jérusalem demeure la capitale indivisée de l'Etat d'Israël et pour qu'on refuse aux réfugiés palestiniens le droit de retourner dans leurs domiciles d'origine en Israël.

Il a appelé à une augmentation du salaire minimum à 1.000 nouveaux shekels (2.100 dollars) mensuels, à un accroissement de l'impôt sur la fortune et à la révocation de quelques-unes des lois récentes qui avaient saigné les dépenses publiques et déchiré le filet de la protection sociale. Mais il a aussi le soutien d'un certain nombre de patrons de la haute technologie et il clairement montré que sa rhétorique réformiste ne signifiait en aucun cas un défi lancé aux intérêts fondamentaux de l'élite capitaliste au pouvoir.

« Je n'ai pas l'intention de faire de tort au marché libre ni à la concurrence » déclara-t-il récemment. « Mais j'ai l'intention de faire en sorte que le marché libre en Israël soit un marché au service des gens et que la concurrence soit juste ».

Sharon et Peretz se sont mis d'accord pour tenir des élections en mars plutôt qu'en novembre comme il était initialement prévu. Les sondages indiquent que le nouveau parti de Sharon va battre tant le Likoud que le Parti travailliste, obtenant 32 sièges, contre 27 pour les travaillistes et 25 pour le Likoud croupion de Netanyahou. Mais même si les sondages s'avèrent corrects et qu'aucun parti n'obtienne de majorité décisive, Sharon devra trouver un partenaire et former une coalition.

Si Sharon gagne mais est incapable de conclure un accord avec le Likoud, il reste la possibilité d'une alliance avec le Parti travailliste conduit par Peretz. Bien que l'on dise qu'un tel réalignement entraîne une nette division droite-gauche, le programme des « deux Etats » de Peretz diffère à peine de celui de Sharon. Peretz lui aussi aspire à défendre Israël en confinant les Palestiniens dans une formation de type ghetto (il soutient le Mur de sécurité) en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Ils ne divergent que sur la question du type de concession à faire à l'élite palestinienne afin de s'assurer sa coopération et pour qu'elle joue, vis-à-vis des Palestiniens, le rôle du policier au service d'Israel.

Pour ce qui est des questions sociales, les poses de gauche prises par Perez ne survivront probablement pas à la période électorale, comme l'a déjà démontré l'expérience faite avec d'autres dirigeants travaillistes tels que Yossi Beilin, Amram Mitzna et même Ehoud Barak et Yitzhak Rabin.

Malgré sa crise manifeste, la classe dirigeante pourra poursuivre ses plans tant que la classe ouvrière restera liée aux conceptions politiques du sionisme et restera, de ce fait, incapable d'intervenir de façon politiquement indépendante dans la situation.

Le projet de construire un Etat basé sur l'exclusivité religieuse et l'expulsion des Palestiniens a entraîné des décennies de conflit et de gouvernement par une clique militariste corrompue. Le sionisme est organiquement hostile à toute démocratie et à toute justice sociale réelles, tant pour les Palestiniens que pour la grande majorité de la classe ouvrière israélienne. Tout ceux qui recherchent la paix, la démocratie et l'égalite sociale doivent uvrer afin d'unir, sur une base démocratique, laïque et socialiste, tous les peuples de la région contre la bourgeoisie tant israélienne qu'arabe et leurs sponsors impérialistes.