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Canada: Le jugement dans l'affaire O'Neill souligne la menace qui plane sur les droits démocratiques

Par David Adelaide and Keith Jones
27 novembre 2006

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En octobre, un jugement du juge de la Cour supérieure de l’Ontario Lynn Ratushny dans le cas de la journaliste de l’Ottawa Citizen Juliet O’Neill souligne jusqu’où l’élite dirigeante canadienne est prête à aller dans son abandon des standards démocratiques pour mettre en œuvre son programme de droite de militarisme, de coupes dans les services publics et sociaux et une coopération plus étroite avec l’administration Bush.

La juge Ratushny a jugé que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a idiotement violé les droits d’O’Neill en tant que journaliste, avec le but d’intimider la presse dans son ensemble, lorsqu’elle a fait une descente à la demeure et au bureau d’O’Neill en janvier 2004 et saisi des boîtes de notes et de fichiers.

Les événements sur lesquels porte le jugement de Ratushny ont eu lieu à la fin de 2003 et au début de 2004, peu après que le retour de Maher Arar au Canada eut créé une importante crise au sein de l’élite canadienne. Arar, un citoyen canadien d’origine syrienne, a été détenu à la fin de septembre 2002 par les autorités américaines à New York alors qu’il revenait à Montréal, la ville où il habite. Sur la base de faux « renseignements » de la GRC et possiblement d’autres sections de l’appareil national de sécurité, où il fut emprisonné et torturé pendant près d’un an.

La remise d’un homme innocent pour torture — avec la complicité évidente d’éléments de l’Etat canadien — menaçait d’attirer une attention et une colère publique non désirée sur le programme plus large de la classe dirigeante canadienne. Comme ses contreparties à travers le monde, elle a saisi l’occasion que lui offraient les événements du 11 septembre 2001 pour avancer, au nom de la « guerre au terrorisme », un assaut frontal sur les droits démocratiques, couplé à un programme d’expansion des interventions militaires à l’étranger.

Lors du séjour en prison d’Arar en Syrie, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a gardé le contact avec les autorités syriennes. Des agents du SCRS se sont même rendus en Syrie, pour transmettre des questions que les interrogateurs devraient demander à Arar et, en retour, ont reçu la « confession » que les geôliers d’Arar lui avaient arrachée en le torturant. Même après que le gouvernement canadien eut conclu qu’il n’y avait pas la moindre preuve qu’Arar était, ou même ait jamais été, un terroriste, la SCRS et la GRC ont cherché à empêcher qu’il soit relâché de sa prison syrienne, refusé d’ajouter leurs signatures à celle du ministre des Affaires étrangères sur un appel à Damas pour la libération d’Arar.

Après qu’Arar soit revenu au Canada, O’Neill a écrit des articles dans des quotidiens citant des documents ayant coulé dans la presse sur l’interrogatoire d’Arar, y compris une « confession » sous la torture dans laquelle il disait qu’il avait participé dans des camps d’entraînement pour terroristes en Afghanistan.

O’Neill a ainsi servi de courroie de transmission entre la campagne de diffamation que des éléments au sein de l’establishment sécuritaire du Canada ont mené contre Arar — campagne visant à donné au public l’impression qu’Arar était un terroriste et à faire dérailler ses tentatives de dévoiler le rôle que le gouvernement canadien et ses agences ont joué dans son arrestation et sa terrible épreuve.

Cette campagne de diffamation nuisait à la stratégie du gouvernement libéral mettait de l’avant pour limiter les impacts de l’affaire Arar. Cette stratégie consistait à concéder qu’Arar avait été victime d’une injustice dont la responsabilité reposait en grande partie, si non entièrement, sur les autorités américaines et à insister que le mauvais traitement d’Arar était un cas isolé. Pour une longue période, les libéraux ont refusé de se soumettre aux appels pour une enquête publique sur l’affaire Arar.

Peu après que Paul Martin eut succédé à Jean Chrétien en tant que premier ministre et dans des conditions où la descente de la GRC chez O’Neill a généré une couverture de presse largement défavorable, Martin a fini par créer une commission royale d’enquête sous la direction du juge Dennis O’Connor — dans le but de mieux enterrer toute révélation potentiellement explosive dans une aura officielle de réconciliation et un processus bureaucratique prolongé et très contrôlé.

Selon l’exposé des faits dans le jugement de la juge Ratushny, le Bureau du Conseil privé du gouvernement du Canada a fait pression pour la GRC mette fin à son « coulage » organisé pour discréditer Arar. Le gouvernement a continué à donner des conseils à la GRC sur la façon de répondre aux médias alors que l’enquête sur le coulage se poursuivait.

O’Neill a vite été l’objet de plusieurs formes de surveillance de la part de la GRC, et finalement, en janvier 2004, la force policière a organisé une descente provocatrice à la demeure et au bureau de la journaliste, saisissant de nombreux documents.

La décision rendue par Ratushny en faveur de O’Neill déclare que cette descente a été une violation flagrante de la liberté de presse et invalide certains aspects de la Loi sur la protection de l’information, qui a servi de justification légale à la GRC pour la descente. La juge a aussi ordonné que le matériel saisi à O’Neill par la GRC lui soit retourné.

Selon la juge Ratushny, bien que la GRC a respecté la loi à la lettre en agissant contre O’Neill, le but de la descente était un « abus » visant à « l’intimider à compromettre ses droits constitutionnels de liberté de presse ». Le jugement pointe aussi indirectement à la raison pour laquelle la force policière a agi aussi durement contre une journaliste apparemment amie, affirmant que les mandats de perquisition de la maison et du bureau de O’Neill « ont refroidi spécifiquement les reportages sur la question Arar et plus généralement le journalisme politique et d’enquête ».

Les mandats avaient été accordés sous la Loi de la protection de l’information, qui faisait partie de la batterie de lois antidémocratiques et « antiterroristes » que le gouvernement libéral fédéral avait passées dans les mois suivant les attaques terroristes de 2001. Le contenu de la loi date toutefois d’une version de 1939 de la Loi sur les secrets officiels (une loi votée pour la première fois en 1889). La loi qui a été remise en vigueur avait deux éléments draconiens : elle mettait sous sa portée pratiquement tout document gouvernemental non public; et elle stipulait, comme la loi de 1939, que quiconque pouvait être accusé de « divulguer » des informations; pas seulement ceux occupant « une fonction gouvernementale officielle », c’est-à-dire des employés gouvernementaux sélects.

La juge a rendu la décision que la Loi sur la protection de l’information « ne définit d’aucune façon l’étendue de ce qu’elle protège et, employant la forme la plus extrême de contrôle gouvernementale, criminalise la conduite de ceux qui communiquent et reçoivent de l’information du gouvernement qui se trouve dans sa portée illimitée, incluant la conduite de représentants gouvernementaux et des membres du public et de la presse ». Sur cette base, elle a déclaré que la loi violait la Charte canadienne des droits et libertés, protégée par la constitution.

Des représentants gouvernementaux ont demandé que les effets du jugement soient suspendus pour un an, ce qui impliquerait que la Loi sur la protection de l’information demeure active temporairement. Mais la juge a refusé cette demande. Le ministre de la Justice Vic Toews a annoncé peu de temps après que le gouvernement conservateur minoritaire ne contesterait pas la décision. Plutôt, le gouvernement opterait pour des « options législatives ». Autrement dit, les conservateurs apporteront des changements mineurs aux lois antiterroristes votées par leurs prédécesseurs libéraux pour faire en sorte que la loi soit moins vulnérable aux contestations judiciaires.

Pour leur part, les médias de la grande entreprise présentent le jugement Ratushny, comme ils l’ont fait pour le rapport final de la commission O’Connor, comme une preuve que les autorités canadiennes sont allées au fond des choses dans l’affaire Arar et que les droits démocratiques sont protégés.

Le Globe & Mail a accueilli le jugement comme « un jour mémorable pour la liberté de presse » et « un heureux épilogue à l’affaire Arar ». Selon le journal le plus lu au Canada, « La descente de la GRC dans la maison de O’Neill s’est spectaculairement retournée contre elle ; cela a causé de telles pressions politiques que M. Martin a demandé qu’une enquête judiciaire soit menée sur le rôle joué par le Canada dans la déportation ». L’éditorial du Globe se terminait par un soupir de soulagement : « Dieu merci, rétrospectivement, pour cette descente. Elle a permis au Canada de démontrer qu’il n’était pas un Etat policier après tout. »

Le souhait le plus cher de l’élite canadienne à propos de l’affaire Arar est très nettement présenté dans cet éditorial du Globe : le souhait que le jugement de la juge Ratushny, ainsi que le rapport O’Connor, permettront une fois pour toutes de fermer le dossier Arar. Cette affaire a menacé d’exposer l’implication de l’Etat canadien dans de flagrantes violations des droits les plus fondamentaux de plusieurs de ses citoyens et pourrait faire en sorte que le public adopte une attitude beaucoup plus critique face au tas de changements apportés à la loi au nom de la lutte au terrorisme.

Comme le World Socialist Web Site l’a précédemment expliqué, plusieurs autres Canadiens comme Arar ont été détenus sans accusation et torturés par les autorités syriennes ou égyptiennes avec la complicité des agences de sécurité nationale du Canada. La seule conclusion qui peut être tirée après ce qui est arrivé à des Canadiens comme Abdullah Almalki, Ahmad El Maati, et Muayyed Nureddin, c’est que l’establishment canadien dans les services de renseignements a développé sa forme de remise extraordinaire en collaborant avec des régimes autoritaires avec lesquels ils contournent les prohibitions canadiennes sur la détention sans accusation de personnes et sur l’utilisation de la torture contre ces personnes (voir : Le supplice de Maher Arar, le gouvernement Harper et l’assaut sur les droits démocratiques).

Le jugement de Ratushny ne répond pas à toutes les questions non résolues plus spécifiquement à la séquence d’événements entourant la persquisition chez O’Neill. Quel était le contenu des documents coulés à O’Neill et qu’en advient-il maintenant ? Qui était la source d’O’Neill qui lui transmettait les informations diffamatoire contre Arar ? Jusqu’à quel point les représentants du gouvernement étaient impliqués ou au courant de la nature de la perquisition de la GRC contre la taupe ?

Les événements entourant la perquisition contre O’Neill met en lumière la lutte féroce qui fait rage au sein de l’élite – l’appareil des services de renseignement nationaux, le gouvernement et les grands médias sur la manière de contenir l’affaire Arar. Alors que de puissants éléments au sein de l’appareil des services de sécurité avec l’appui du National Post et du Ottawa Citizen mènent une campagne de diffamation contre Arar, les journaux les plus influents de la chaîne Canwest, le gouvernement libéral et d’autres sections de la presse avaient concédé dès l’automne 2003 qu’Arar était une victime innocente.

Et cette lutte continue. Plusieurs anciens ministres du cabinet libéral ont allégué que la GRC leur a menti à propos de l’affaire Arar pour couvrir le fait que la GRC avait désigné Arar aux autorités américaines. Le SCRS a lui aussi tenté de blâmer la GRC pour les « mauvais » renseignements concernant Arar. Le gouvernement conservateur minoritaire a, pendant ce temps, exprimé son entière confiance dans le commissaire de la GRC, Giuliano Zaccardelli.

Sur la base des faits du domaine public, le World Socialist Web Site ne peut pas se prononcer définitivement sur toutes les prétentions et contre prétentions. Il y a une longue histoire de relations acrimonieuses entre le gouvernement et la GRC. Lors des dernières élections, le commissaire de la GRC, Zaccardelli avait laissé savoir que son corps de police menait une enquête au sein et dans l’entourage du Parti libéral pour des crimes de fraude. Cette annonce donna une aura de vérité aux affirmations du Parti conservateur que le Parti libéral est corrompu et joua possiblement un rôle majeur sur le résultat de l’élection.

Les plaintes des libéraux à propos des mensonges de la GRC ont été largement utilisées pour masquer leur propre rôle dans l’affaire Arar. Les libéraux n’ont pas montré le moindre intérêt à alerter le public sur les dangers posés à la démocratie par un establishment du renseignement et de la sécurité nationale qui refuse d’accepter de se soumettre à l’autorité civile. De plus, ce sont les libéraux, avec l’appui des conservateurs et des autres partis parlementaires, qui ont lancé la GRC et le SCRS. Au lendemain de 2001, ils ont dramatiquement augmenté le budget de la GRC et du SCRS, et leur ont donné des nouveaux pouvoirs, adoptant au même moment une batterie de lois qui vont l’encontre de principes juridiques établis depuis longtemps, tel que le droit de garder le silence.

En ce qui concerne les médias de masse, ils ont été complices de l’attaque contre les droits démocratiques. Le World Socialist Web Site condamne et s’est opposé à la perquisition chez O’Neill en tant que violation flagrante aux droits de la presse qui aurait établi un précédent dangereux. Ceci dit, il est important de noter la différence frappante entre d’un côté la réaction des médias à la perquisition chez O’Neill, qui a été la courroie de transmission pour une campagne de coup bas préparée par les agences de sécurité, et leur appui à la batterie de loi anti-terroristes et, de l’autre, avec le rôle que les médias ont joué en juin dernier en amplifiant les prétentions sensationnalistes de la GRC et du SCRS dans le complot terroriste de Toronto.

Le jugement dans l’affaire O’Neill a préservé la liberté de presse traditionnelle et rendu inopérante une loi particulièrement réactionnaire. Mais il ne renverse en aucune façon l’offensive actuelle contre les droits démocratiques. Il est accueilli par l’establishment pour pouvoir mieux continuer à couvrir l’affaire Arar et, au-delà de cette affaire, la pratique plus large de la remise. Et ce jugement est utilisé politiquement afin de donner un vernis « libéral » au militarisme et à l’agenda antidémocratique de l’élite dirigeante canadienne mis en oeuvre au nom de la lutte au terrorisme.

(Article original anglais publié le 25 novembre 2006)

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