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La politique « Verte » et l’impérialisme: le cas de Joschka Fischer

Par Peter Schwarz
11 Septembre 2006

(Article original anglais paru le 5 septembre 2006)

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La conscience politique est toujours très en retard sur le développement objectif de la réalité sociale. C’est ce qui explique chez les masses la persistance d’illusions dans les partis et leurs représentants individuels et ce bien après que les bases de la confiance qu’elles ont jadis suscitée aient cessé d’exister.

Pour illustrer ce fossé entre les illusions et la réalité, considérons le sort du mouvement des Verts. Dans une grande partie de l’Europe et de l’Amérique du Nord, des organisations qui se qualifient et se définissent eux-mêmes comme « Verts » passent généralement pour être des opposants par principe au militarisme impérialiste. Le « succès » du parti Vert allemand, dont le dirigeant de longue date, Joschka Fischer, fut projeté au rang élevé de ministre des affaires étrangères, est souvent cité en exemple pour illustrer le potentiel des mouvements verts à fournir une alternative antimilitariste aux partis bourgeois traditionnels tout en étant capables de remporter le pouvoir.

Malheureusement, ces admirateurs internationaux de la politique des Verts ont tendance à être mal informés quant à la politique de leurs héros allemands. Ils gagneraient à être conseillés de suivre de plus près l’évolution actuelle du Parti des Verts en Allemagne qui a abandonné depuis bien longtemps sa rhétorique pacifique pour devenir un pilier fiable de la Machtpolitik (politique de pouvoir).

Le dernier exemple en date de cette transformation, qui est l’aboutissement d’un processus réactionnaire qui s’est déroulé au sein du parti des Verts durant plus d’une décennie, est la réponse enthousiaste donnée par Fischer au déploiement par l’Union européenne (UE) de 7000 soldats au Liban. Son dernier article, qui est paru dans l’édition de vendredi du quotidien Süddeutsche Zeitung sous le titre « Bienvenue dans la réalité », est remarquable à la fois du point de vue de son contenu et de son ton.

Fischer y fait connaître de façon manifeste son soutien pour le déploiement militaire le plus important effectué par l’UE, affirmant qu’il sert les intérêts stratégiques de l’Europe. Plus aucune trace ne subsiste de la position antérieure des Verts qui pendant longtemps a consisté à rejeter par principe des missions militaires internationales, pour ensuite masquer leur approbation pour de telles opérations par une rhétorique altruiste au nom de la « paix ».

« Au Liban, l’Europe doit montrer si elle a la force de défendre ses intérêts politiques, » écrit Fischer. Et il poursuit sur le même ton. La guerre du Liban « a de façon amère rappelé à l’UE qu’elle a des ‘intérêts stratégiques’, » affirme Fischer, en précisant plus spécifiquement qu’en plus des « intérêts énergétiques et économiques » ceci signifie « d’abord et avant tout des intérêts sécuritaires. »

En réponse à sa propre question, « L’UE peut-elle vraiment se présenter comme une force politique stabilisatrice dans l’une des régions en crise considérées comme étant la plus dangereuse dans le voisinage géopolitique immédiat de l’Europe ? » Fischer répond qu’il n’existe pas d’alternative à une opération militaire.

Dans l’accomplissement de son « robuste mandat pour stabiliser le pays, la mission devra marcher sur une corde raide. Toute défaillance étant un danger permanent et le risque militaire élevé. » L’Europe, en déduit Fischer, eu égard au risque qu’encourent ses troupes « sera obligée d’influencer et même de provoquer des changements stratégiques de l’environnement politique dans l’ensemble du Proche-Orient. »

Ceci se situe à des années lumière du discours sur la « paix et la démocratie » derrière lequel les Verts ont dissimulé leur accord pour les missions effectuées par la Bundeswehr (armée allemande) au Kosovo et en Afghanistan, ou plus récemment au Congo. Dans ces cas, il s’agissait d’« établir la paix », de « prévenir un génocide » ou de « sauvegarder la démocratie ». A présent, Fischer parle d’intérêts stratégiques et de provoquer des « changements stratégiques à l’environnement politique. ».

Traduit dans le langage pratiqué à Washington, ceci signifie un « changement de régime », car que peut-on comprendre d’autre par « changements stratégiques de l’environnement politique » si ce n’est la mise en place d’un régime plus acceptable pour les puissances européennes ? Il n’y a qu’un petit pas entre l’envoi de troupes munies « d’un mandat robuste » qui défendent « les intérêts européens » à la doctrine de guerre préventive par laquelle les Etats-Unis ont justifié la guerre contre l’Iraq.

La description donnée par Fischer donne une idée assez exacte du véritable caractère de la mission au Liban qui est appelée à tort « mission de paix. » Ce n’est pas par hasard qu’il dit que la décision en faveur de la mission au Liban signifie que « l’UE a franchi le Rubicon militaire. »

S’il s’agissait vraiment d’assurer la paix, alors les troupes de l’ONU devrait protéger la population libanaise contre l’armée israélienne qui a détruit une grande partie de l’infrastructure libanaise, tué plus de mille civils et infesté le pays avec des bombes à fragmentation hautement explosives. Toutefois, là n’est pas leur mission. Malgré les supplications du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, le gouvernement israélien n’a pas été disposé à lever le blocus aérien et naval du Liban qui a des conséquences terribles pour l’économie.

La véritable tâche de l’ONU est de contrôler la vaste opposition aux Etats-Unis, à Israël et aux gouvernements arabes complaisants et que ces derniers n’ont pu ni intimider ni écraser après 34 jours de bombardement israélien. La mission de l’ONU ne va pas jusqu’à tenter de désarmer le Hezbollah ce qui « signifierait la guerre avec le Hezbollah » et qui est, selon Fischer, « une tâche que les forces de l’ONU ne peuvent accomplir. » Toutefois, le mandat robuste est censé permettre aux forces de l’ONU de réprimer toute résistance de la population et de soutenir le régime fantoche complaisant de Beyrouth.

Dans le passé on aurait appelé une telle politique impérialiste. Et le plus important déploiement militaire depuis la fondation de l’UE est effectivement une manifestation du retour à une politique étrangère agressive de la part de l’Europe.

Le fait que l’autorité des Etats-Unis au Proche-Orient ait considérablement souffert à la suite de la débâcle en Irak et de l’échec de l’offensive israélienne contre le Hezbollah, n’a pas échappé aux responsables politiques à Bruxelles, Berlin, Paris et Rome. Fischer l’exprime ainsi : « La guerre qui se poursuit en Irak consume les capacités militaires américaines et elle a de plus entraîné pour les Etats-Unis une crise de légitimité politique à travers le monde islamique arabe. »

Les politiciens de l’UE en déduisent que c’est à eux qu’il incombe d’assurer la "stabilité" et la "sécurité" du Proche-Orient en suppléant ou en remplaçant les Etats-Unis dans le rôle de gendarme international. Par ailleurs, ils voient là l’occasion de saisir l’initiative politique au Proche-Orient pour la première fois depuis quinze ans. Car, depuis la première guerre du Golfe en 1991, c’était les Etats-Unis qui avaient donné le ton dans la région ; les Européens n’étant les bienvenus que dans la mesure où ils fournissaient des troupes et des moyens financiers.

Ce n’est pas seulement Fischer qui voit dans la crise de la politique américaine la possibilité pour l’Europe d’appuyer ses propres intérêts au Proche-Orient. Il y a une semaine, le ministre italien des Affaires étrangères, Massimo d’Alema, parla en termes semblables au journal allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung. Cet ancien permanent de l’organisation de jeunesse du Parti communiste italien appela l’intervention militaire au Liban « une belle occasion pour l’Europe, qui n’a jamais eu beaucoup de poids au Proche-Orient et a avant tout payé l’ardoise mais était moins reconnue comme protagoniste » dans la région.

En mai 2000 Fischer, qui était alors ministre des Affaires étrangères, fit un discours remarqué à l’Université Humboldt de Berlin. Dans ce discours, il évoquait une fédération européenne qui devait être réalisée au moyen de l’extension la plus rapide possible de l’UE qui « était avant tout pour l’Allemagne de la plus haute importance nationale » ; il appelait en même temps à une réforme de fond des institutions européennes. Mais cette tentative d’unifier l’Europe par le haut esquissée par Fischer échoua du fait de la résistance à la Constitution européenne non démocratique et néo libérale rejetée par les électeurs français et néerlandais au cours d’un référendum.

Fischer voit dans l’actuelle intervention militaire européenne au Liban un levier pour réaliser cette unité européenne par le haut au moyen d’une pression extérieure. Tout comme au dix-neuvième siècle où Bismarck s’était servi de la guerre contre les voisins de l’Allemagne pour unifier le Reich allemand sous la domination des forces politiques les plus réactionnaires, une intervention commune au Liban est censée souder l’Europe sous la domination des pays les plus puissants du continent.

« La guerre et le chaos du Proche-Orient » écrit Fischer, « affectent et ébranlent directement la sécurité de l’UE et de tous ses Etats membres. L’Europe se devait donc d’agir même si cela lui fut de toute évidence difficile ». La question cruciale de la prochaine période sera selon lui de savoir « si l’Europe fera aussi effectivement preuve des capacités politico-militaires, de l’endurance politique et de la volonté commune pour agir en fonction de ses intérêts vitaux au Proche-Orient ».

Une politique étrangère impérialiste s’accompagne toujours d’une politique intérieure et d’une politique sociale réactionnaire. Rosa Luxemburg l’avait déjà compris, elle qui lutta inlassablement contre l’impérialisme de l’empire wilhelminien, contre l’acquisition de colonies et contre la construction d’une flotte de guerre.

« Une politique internationale agressive va main dans la main… avec une politique sociale réactionnaire dans la vie interne de l’Etat » écrivait-elle en 1899. Entre ces manifestations, il existe « un rapport logique indéfectible ». « La classe ouvrière allemande a déjà fait, à ses dépens et de façon suffisamment nette, l’expérience douloureuse de cette combinaison d’une politique de sang et de fer et de lois antisocialistes sous le gouvernement de Bismarck ». Luxemburg en tirait la conclusion que « qui veut une politique sociale progressiste, doit résister de toutes ses forces au militarisme sur terre comme sur mer ». [1]

Ce rapport existe aujourd’hui. On ne peut pas séparer l’attaque constante des droits démocratiques et des acquis sociaux, qui a lieu dans tous les pays européens, d’une politique étrangère de plus en plus agressive. L’intervention militaire au Liban doit être rejetée par opposition fondamentale à toute politique étrangère impérialiste. Il faut aussi la rejeter afin de défendre les droits sociaux et politiques à l’intérieur.

Il y a encore d’autres parallèles entre la situation actuelle et l’époque de l’empereur Guillaume à la veille de la Première guerre mondiale. Un trait caractéristique de cette époque fut le passage de presque tous les partis dans le camp de l’impérialisme. Le Parti social-démocrate allemand (SPD) résista bien initialement à l’enthousiasme pour de nouvelles colonies et le développement de la flotte de guerre mais finit par capituler dans sa majorité soutenant en août 1914 l’approbation des crédits de guerre pour la Première guerre mondiale.

La transformation des Verts en défenseurs de la politique impérialiste confirme une fois de plus la critique marxiste de cette organisation politique petite-bourgeoise. Il est à espérer que ceux qui, hors d’Allemagne, ont encore des illusions dans le potentiel « anti impérialiste » des partis écologistes, réfléchissent à l’expérience allemande et en tire les conclusions politiques qui s’imposent.

[1] Rosa Luxemburg, « Développement de la flotte de guerre et politique commerciale » dans : Oeuvres complètes Tome 1/1, p. 614 (traduit de l’allemand)

 

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